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Quoique l'armée française brûlât du désir de punir les violateurs de la paix, elle suspendait son courroux à la voix souveraine de Sa Majesté Impériale.

Cinq cent mille hommes sous les armes, accoutumés à vaincre quand Napoléon les dirige, attendaient impatiemment le moment du départ et le signal de la vengeance. Mais après avoir tout épuisé pour arrêter encore le gouvernement britannique aux bords du précipice où son aveuglement jette sa nation, si Sa Majesté Impériale est réduite à donner ce signal si terrible, malheur, malheur à ceux qui n'auront pas voulu entendre ces conseils pacifiques! Que le sang qui sera versé retombe sur leurs têtes! Qu'ils répondent à leur pays d'en avoir causé la ruine! Que la voix de l'Europe entière dépose hautement contre eux! Que leur mémoire soit livrée aux imprécations de la postérité! Enfin, que le juge suprême des peuples et des rois leur fasse expier les trépas de tant de valeureux guerriers, les alarmes de tant de mères, le desespoir et les souffrances de tant d'innocentes victimes, que la lettre de l'Empereur avait pour objet de sauver!

Mais que l'Empereur soit béni! qu'il soit l'objet de nos hommages et de notre reconnaissance! qu'il soit récompensé par l'amour du peuple français! On admire en lui le héros; on vénère comme on le doit le grand législateur, mais c'est le pacificateur qui doit être adoré. Déjà, plus d'une fois, il a mérité par le fait ce titre, le premier de tous. Il l'obtient encore aujourd'hui par une intention dont la persévérance est un trait de son caractère, ce dont, quelle que soit l'issue de cette guerre, l'humanité lui tiendra compte. Nos armes étaient légitimes; maintenant elles sont pieuses. Notre cause était juste, dorénavant elle est sacrée. L'opinion du monde entier ne peut plus être corrompue. Quiconque aura lu cette lettre au roi de la Grande-Bretagne fera des vœux pour les succès du grand prince qui l'a écrite. Il suffira d'ètre homme pour être un de ses partisans. Qu'on juge à plus forte raison de ce surcroit d'enthousiasme qui va précipiter au milieu des batailles, et sur toutes les mers, le vol rapide de nos aigles, et enflammer encore cette ardeur martiale de nos invincibles armées!

Dans plusieurs grandes circonstances, le Sénat, le peuple et l'armée ont déjà réuni leurs vœux pour Sa Majesté Impériale; sans doute elle doit y compter plus que jamais. C'est la voix de la France qui s'élève, et qui assure à l'Empereur, pour la vie et la mort, la fidélité du Sénat, l'attachement du peuple et le dévouement de l'armée.

Messieurs, le monde entier le sait la France s'était reposée sur le traité d'Amiens; elle ne voulait pas la guerre; elle est en paix avec l'Europe: elle serait en paix avec l'Angleterre elle-même, si le cabinet britannique n'eût pas déchiré sur-lechamp le pacte respectable qu'il venait de signer. La nation française n'aura ici qu'un sentiment.

Or c'est à vous, Messieurs, d'être les premiers interprètes du sentiment national. Pour remplir ce devoir sacré, la commission vous propose le projet d'arrêté suivant.

Les dispositions suivantes font partie de cet arrété.

Le Sénat conservateur, réuni au nombre de membres prescrit par l'article 90 de l'acte des Constitutions de l'Empire, en date du 22 frimaire an VIII;

Après avoir entendu le rapport qui lui a été fait par sa commission spéciale nommée dans la séance du 15 de ce mois, sur la communication

donnée au Sénat dans la même séance par le ministre des relations extérieures, au nom de l'Empereur :

A d'abord arrêté de supplier Sa Majesté Impériale d'agréer les respectueux remerciements du Sénat, pour la communication qu'elle lui a fait donner par son ministre.

Sur cette communication, le Sénat considérant : Qu'après avoir déjà triomphé de tant de manières des factions intérieures et des ennemis du dehors, l'Empereur vient de remporter encore un triomphe plus éclatant, et peut-être plus difficile, en s'élevant au-dessus des ressentiments naturels que devaient inspirer à son cœur tant d'attentats et tant de haines, et en proposant la paix, en faveur de l'humanité, par sa lettre du 12 nivôse à S. M. britannique;

Arrête que la copie de cette lettre sera consignée dans ses registres, comme un monument glorieux pour le prince qui l'a écrite, et pour la nation qu'il gouverne;

Considérant ensuite que cette proposition, faite dans le moment où la France est dans la situation la plus redoutable, n'a obtenu des ennemis qu'une réponse qui paraît éluder tout projet de conciliation:

Le Sénat déclare que l'Empereur doit compter dans cette guerre sur tout son zèle, comme il doit compter sur la fidélité du peuple et de l'armée ;

Le Sénat arrête que le résultat de sa délibération et le rapport sur lequel elle est intervenue seront transmis à l'Empereur par M. le président du Sénat, qui est chargé de se retirer à cet effet devers Sa Majesté Impériale.

CORPS LÉGISLATIF.

PRÉSIDENCE DE M. FONTANES. Séance du 18 pluvióse an XIII (jeudi 7 février 1805).

Le procès-verbal de la dernière séance est adopté.

On fait lecture d'un message par lequel le Sénat conservateur informe le Corps législatif des différentes nominations de sénateurs qu'il ne lui avait pas encore officiellement notifiées. Ce message sera inséré au procès-verbal, et la minute déposée aux archives.

Le Tribunat transmet également, par un message, les noms de neuf candidats qu'il a nommés dans la séance d'hier, et dans le nombre desquels le Corps législatif doit en choisir trois pour assister dans ses fonctions M. le procureur général de la haute cour impériale.

L'assemblée, consultée par M. le président, décide qu'elle s'occupera de ce choix dans la prochaine séance.

L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi présenté le 8 pluvióse, concernant l'emploi des créances piémontaises en paiement de domaines

nationaux.

M. Malès, orateur du Tribunat. Messieurs, le projet de loi sur lequel je viens vous exprimer le vœu de la section des finances du Tribunat, a pour objet un grand acte de justice distributive dans les six départements réunis d'au delà des Alpes; il tend à y concilier des intérêts divers, relativement à l'emploi autorisé des capitaux de la dette constituée du ci-devant Etat de Piémont en acquisition de domaines nationaux.

A peine la loi du 5 ventôse dernier, qui ouvre cet écoulement à la dette du Piémont, a-t-elle été connue dans les six départements, que des réclamations très-pressantes contre son exécution

sont parvenues au ministre des finances: elles sont fondées, ces réclamations, sur des usages particuliers, qui donnent à la dette de ce pays-là des caractères que la dette de France n'a plus depuis quelques années.

La dette constituée du Piémont est, sous beaucoup de rapports, dans la catégorie des immeubles: elle est passible d'hypothèques, d'usufruit, de cession des arrérages à temps, et d'autres arrérages semblables: on ne peut former opposition sur les porteurs de contrats, soit au paiement des arrérages, soit à la vente et transfert du capital; et les portions de cette dette, qui se rencontrent dans le patrimoine des mineurs et des autres personnes qui n'ont pas le libre exercice de leurs droits, ne peuvent être aliénées qu'avec les formalités d'usage pour la vente des autres bieus de ces personnes.

La loi du 5 ventose dernier, en autorisant l'emploi des capitaux de cette dette en acquisition des domaines nationaux, ne s'est expliquée sur aucun de ces points, et il en est résulté pour tous les ayants droit à des usufruitiers et autres hypothécaires de très-vives craintes sur la conservation de leurs intérêts.

Ce sont ces craintes-là, Messieurs, que le projet de loi qui est soumis en ce moment à votre délibération a pour objet principal de faire cesser.Il porte, art. 1er, « que les biens nationaux qui, d'après

la loi du 5 ventôse an XII, seront vendus dans « les départements du Pô, du Tanaro, de la Doire, « de Marengo, de la Sésia, et de la Stúra, et payés « en créances admissibles en paiement par la « même loi, seront grevés de toutes les charges << dont lesdites créances pouvaient être grevées.

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Ces dispositions, si le Corps législatif adopte le projet, doivent concilier tous les intérêts dans les six départements du ci-devant Piémont. Des droits et des hypothèques qui ne portent à présent que sur un immeuble de fictions dont tant d'événements pourraient altérer la valeur vénale, iront se reposer sur des immeubles très-réels et parfaitement à l'abri des tempêtes de la place; et d'autre part, les propriétaires de la dette et l'Etat luimême y trouveront leur avantage; les propriétaires de lå dette, en ce qu'ils pourront, sans empêchement, convertir leurs rentes en domaines; et 1 Etat, en ce qu'il ne restera plus d'obstacles à la liquidation de la dette du Piemont par les biens qui en font le gage naturel, et successivement à son extinction graduelle.

Le projet de loi présente une autre disposition très-importante dans l'intérêt des mineurs et des autres personnes en tutelle ou curatelle. Il est aussi de l'intérêt de ces personnes de convertir leurs contrats en immeubles. L'article 11 et dernier du projet dispense leurs tuteurs et administrateurs des formalités longues et coûteuses auxquelles la législation du Piémont soumet encore l'aliénation de leurs rentes sur l'Etat, comme s'il s'agissait de véritables immeubles fonciers.

Ainsi, les pupilles et les autres administrés pourront, comme tous les autres propriétaires de la dette publique du Piémont, profiter de la faveur de la loi, et convertir, selon qu'ils y auront intérêt, leurs contrats en domaines fonciers; et ils le pourront sans formalités ni frais extraordinaires.

Tels sont les motifs qui, dans la section des finances du Tribunat, ont entraîné les suffrages en faveur du projet de loi sur lequel le Corps législatif a présentement à délibérer, et elle nous chargés en conséquence, mon collègue Dacier et moi, de vous en proposer l'adoption.

La discussion est fermée.

Le Corps législatif délibère sur le projet de loi, qui est décrété à la majorité de 227 boules blanches contre 3 noires,

La séance est levée.

CORPS LEGISLATIF.

PRÉSIDENCE DE M. FONTANES. Séance du 19 pluvióse an XIII (vendredi 8 février 1805).

Le procès-verbal de la séance d'hier est adopté. Un membre fait hommage au Corps législatif d'un ouvrage de M. Portier (de l'Oise), ancien tribun, ayant pour titre De l'influence du gouvernement anglais sur la Révolution française. Mention au procès-verbal.

MM. Réal et Treilhard, conseillers d'Etat, sont introduits.

M. Réal présente un projet de loi relatif à l'interprétation de l'article 36 de la loi du 21 germinai an XI, concernant la police de la pharmacie. En voici le texte et l'exposé des motifs.

Messieurs, l'article 36 de la loi du 21 germinal an XI, contenant organisation des écoles de pharmacie, prohibe sévèrement« tout débit, au poids médicinal, toute distribution de drogues et préparations médicamenteuses, sur des théâtres ou étalages, dans les places publiques, foires et marchés, toute annonce et affiche imprimée qui indiquerait des remèdes secrets, sous quelque dénomination qu'ils soient présentés.

Tous les bons esprits, tous les véritables philantropes ont applaudi à cette disposition, dont le but est d'arracher les hommes faibles de toutes les classes, et surtout les pauvres habitants des campagnes, à la séduction, aux promesses mensongères, et aux poisons des empiriques et des charlatans.

Une erreur de rédaction a empêché cette disposition bienfaisante de produire tout son effet.

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Le même article 36 prononce que les indivi« dus qui se rendront coupables de ce débit, seront poursuivis par mesure de police correctionnelle, « et punis conformément à l'article 83 du Code des « délits et des peines. » L'article 83 de ce Code n'est relatif qu'à la dénomination officielle des délits, et, ne renfermant aucune disposition pénale, ne pouvait être appliqué.

Le projet de loi que nous avons l'honneur de vous présenter, en précisant la peine, arrêtera le mal en permettant aux juges de punir le délit.

Projet de loi.

Ceux qui contreviendront aux dispositions de l'article 36 de la loi du 21 germinal an XI, relative à la police de la pharmacie, seront poursuivis, par mesure de police correctionnelle, et punis d'une amende de 25 à 600 francs, et en cas de récidive, d'une détention de trois jou s au moins, de dix au plus.

Le Corps législatif arrête que ce projet de loi sera transmis au Tribunat par un message.

L'ordre du jour appelle fa discussion du projet de loi relatif à l'attribution aux cours de justice criminelle spéciale du crime de rébellion envers toute force armée.

Les orateurs du Gouvernement et ceux des sections du Tribunat sont introduits.

M. le Président. La parole appartient à l'un de Messieurs les orateurs du Tribunat.

M. Grenier, orateur du Tribunat. Messieurs, un projet de loi qui ôte la connaissance de certains délits aux tribunaux criminels ordinaires, et qui l'attribue à des tribunaux spéciaux, a paru

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au Tribunat, et vous paraîtra sans doute de même, digne de la plus grande attention.

Les mesures qui en sont l'objet ont obtenu l'assentiment du Tribunat, parce qu'elles sont sagement conçues, et qu'elles deviennent absolument nécessaires pour que les attentats contre l'autorité publique ne restent pas impunis. Car personne ne contestera que tout ce qui tendrait au mépris ou à l'impuissance de cette autorité ne troublât l'ordre social et ne fut une calamité générale.

Tel est le point de vue sous lequel se présente le projet de loi dont il s'agit, et c'est dans ce sens que je vais réunir mes efforts aux développements lumineux qui vous ont déjà été exposés par l'orateur du Gouvernement.

Tout ce qui attaque les personnes et les propriétés particulières, intéresse très-certainement la société, et elle est établie pour que les individus puissent s'en garantir. Voilà les crimes ordinaires, ceux malheureusement de tous les temps, qu'un bon gouvernement peut bien diminuer, mais qu'il est impossible qu'il extirpe entièrement. Ces délits ont pu être soumis à la décision de jurés,

Mais il est des crimes d'un autre ordre, qui ne procureraient pas seulement des maux partiels, mais qui, s'ils n'étaient promptement et sévère ment punis, produiraient un mal général dont les suites, selon les circonstances, deviendraient funestes à la masse des citoyens.

Ces crimes supposent, sans doute, dans leurs auteurs, la corruption du cœur, la dépravation des sentiments; mais ce n'est pas tout, ils ont un caractère d'audace qui porte partout le trouble et l'effroi. C'est pour atteindre plus sûrement les citoyens, et dans leurs personnes et dans leurs propriétés, que cette fureur se dirige isolément contre la force publique qui est particulièrement établie pour les protéger.

Alors les crimes se commettent avec attroupements armés, plus ou moins nombreux; il se forme des séditions, des révoltes à force ouverte. Le brigandage s'accroît et s'organise, pour ainsi dire, et l'histoire nous apprend ce que nous avons vu nous-mêmes, qu'il se montre avec cet appareil effrayant à la suite des troubles civils qui ont longtemps tourmenté les nations. Dans l'agitation générale, les liens de l'ordre social se relâchent, le crime en attend l'impunité, et il ose paraître avec un degré d'audace porté au même terme que les plus sublimes vertus, qui, pour l'honneur du genre humain, semblent luire avec un plus grand éclat dans ces temps de troubles et de discordes.

Or de pareils attentats devaient-ils être du domaine de la justice par jurés qui ne peut s'exercer utilement qu'au sein de la paix, et à l'abri des tumultes et des orages?

Aussi vous le savez, Messieurs, quels services importants n'ont pas rendus à la société les tribunaux spéciaux créés par la loi du 18 pluviose an IX? Et y avait-il un moyen plus efficace de rétablir l'ordre et la tranquillité générale, d'après l'état de notre législation criminelle, lorsque les rênes du Gouvernement furent confiées au héros sauveur de la France?

Les citoyens qui, avec les intentions les plus pures, redoutaient l'é ablissement de ces tribunaux, ont été le plus heureusement trompés dans leur attente. C'est à cette in-titution que nous devons la disparition des révoltes dont on cherchait à colorer les crimes les plus bas, la sûreté des routes, l'état florissant de l'agriculture, et enfin l'ordre et la tranquillité sur tous les points de l'Empire, qui ne nous laissent que le souvenir des inaux dont nous avons été témoins.

C'eût été une vaine illusion que d'espérer tous ces effets salutaires de l'institution des jurés. Il y aurait eu une haute imprudence à les laisser flotter entre la fermeté que leur commandait le devoir, et la faiblesse que leur eùt inspirée la crainte de devenir victimes de la vengeance des scélérats qui auraient pu échapper à la punition.

On ne pouvait attendre tous ces avantages que de tribunaux composés de magistrats qui réunissent à la connaissance des lois l'oubli de toute considération personnelle lorsque le devoir se fait entendre, et de militaires amis de leur pays et de l'humanité, inaccessibles à toute crainte par état et par habitude; amalgame qui imitait les jurisconsultes prévôtales, dont l'utilité depuis longtemps était généralement reconnue.

Quelle différence entre ces tribunaux spéciaux et des mesures que l'histoire nous apprend avoir été mises en usage pour détruire les brigandages qui infestaient la France, à la suite des règnes faibles ou des dissensions civiles!

On voit dans le 14e siècle, après la captivité du roi Jean et le règne orageux de Charles V, son fils, le premier capitaine de ce siècle, l'illustre Duguesclin, réduit à poursuivre avec des arm es Victorieuses un amas impur de brigands. On remarque encore que, pour les détruire, il fut forcé de les poursuivre dans Valogne, ville dont les Anglais étaient alors en possession, et dans laquelle ils ne manquèrent pas de leur donner asile (1).

Dans le siècle suivant, après les règnes de Charles VI et de Charles VII, la France fut infestée sur plusieurs parties de son territoire, de troupes de brigands qui se livraient impunément aux vols, aux pillages et aux meurtres. On se vit obligé de leur accorder des lettres de rémission, et c'est par ces lettres, qui sont parvenues jusqu'à nous, que l'on a connu l'horreur de leurs crimes (2).

La rémission de tels crimes prouve la faiblesse du gouvernement qui ne peut punir, et l'emploi des armées, sans le recours aux tribunaux, suppose toute absence de génie législatif.

Quoique dans le projet de loi en question, il ne s'agisse point des tribunaux spéciaux créés par la loi du 18 pluviôse an XI, il était néanmoins de mon sujet de rappeler les avantages qu'ils ont procurés.

En effet, sans les moyens indiqués par le projet de loi, non-seulement tous ces avantages disparaîtraient, mais encore tous les autres tribunaux seraient réduits à l'inaction, et on verrait les lois sans exécution. Pour qu'elles le devinssent, et que la justice fùt, pour ainsi dire, paralysée, il ne faudrait que de l'audace, et que cette audace fùl assurée de l'impunité.

Ce n'est point là une vaine théorie, c'est l'expérience qui a appris que lorsque les gendarmes nationaux où d'autres forces armées, qui agissaient sur la réquisition d'une autorité compétente, avaient été repoussés avec une résistance qui avait le caractère de la rébellion, cette résistance accompagnée même de mauvais traitements et excès graves était restée impunie dans les tribunaux, dont les décisions sé rendaient sur la déclaration des jures.

Tel est l'effet d'une pusillanimité produite ou par une timide circonspection envers des coupables qu'on affectionne ou qu'on craint, ou par le

(1) Voy. L'histoire de Duguesclin, par Turpin.

(2) Voy. L'histoire de Louis XI, par Duclos, tom. fer, pag. 13 et 14.

défaut de lumières, qui laisse souvent séduire par une identité d'intérêt personnel entre l'accusé et le citoyen appelé aux fonctions de juré.

C'est pour remédier à de si graves inconvénients que le projet de loi en question a pour objet d'attribuer la connaissance des violences et voies de fait contre la gendarmerie dans l'exercice de ses fonctions, et contre toute autre force armée agissant sur la réquisition d'une autorité compétente, non pas aux tribunaux spéciaux dont je vous ai déjà entretenu, mais aux cours de justice criminelle et spéciale, créées par la loi du 23 floréal an X.

Ces premiers tribunaux, créés pour les crimes qui auraient le caractère le plus alarmant, ne sont pas à beaucoup près généralement établis dans tous les départements; c'est une ressource extraordinaire que le Gouvernement, dans sa sagesse, emploie seulement suivant le pouvoir qu'il en a, là où le besoin s'en fait sentir. Il n'était donc pas possible d'attribuer à ces tribunaux la connaissance des voies de fait et violences énoncées dans le projet de loi. Il était nécessaire de l'attribuer aux tribunaux spéciaux créés par la loi du 23 floréal au X, qui sont actuellement en activité dans tous les départe

ments.

Vous savez, Messieurs, que ces tribunaux jugent sans jurés certains délits qui, quoiqu'ils eussent plutôt le caractère de la lâcheté que celui de l'audace, tels que les crimes de faux, de fausse monnaie, d'incendie, n'ont pas moins dû exciter le législateur à prendre les mesures les plus sévères, parce qu'ils s'étaient multipliés à un point effrayant.

Vous savez encore que dans la formation de ces tribunaux il n'y a point de militaires, qu'ils sont entièrement composés de magistrats pris dans la cour criminelle et dans le tribunal de première instance dont le siége est établi dans le même lieu que cette cour.

C'est ce mode de composition qui, respectivement aux délits dont il s'agit dans le projet de loi, donne à la société une garantie que ne présenteraient point les jugements par jurés. Les raisons en sont les mêmes que par rapport aux délits qui sont attribués aux tribunaux spéciaux créés par la loi du 18 pluviose an IX. En rappelant les avantages de ceux-ci, j'ai démontré l'uti

lité des autres.

J'ajouterai seulement qu'on serait dans l'erreur, si on croyait qu'en Angleterre, d'où on a tiré dans les derniers temps l'institution des jurés, elle y a lieu pour toutes sortes de délits. Blakstone, dans son ouvrage sur la législation criminelle de son pays, nous apprend que ceux qui attaquent la personne du souverain, la sûreté de l'Etat, et qui sont commis par des citoyens d'une certaine classe, sont portés à des tribunaux revêtus d'une plus grande autorité.

J'examinerai actuellement si les dispositions du projet de loi, soit relativement à l'attribution, soit par rapport à la peine, ne sont pas tellement précises, qu'elles ne peuvent donner lieu à aucun arbitraire.

Quant à l'attribution, je vous prie de remarquer que l'article 1er suppose deux manières principales dont les voies de fait et violences auront été exercées. L'une avec armes, mais sans attroupement; l'autre avec attroupement et sans armes, comme avec armes, et cette division étant une fois faite, cet article se réfère aux articles 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10 du titre ler de la quatrième section de la seconde partie du Code pénal,

T. VIII.

Or, si l'on consulte ces articles, on y voit exactement les délits de la nature de ceux dont il s'agit. L'article 2 suppose, comme le projet de loi, le cas de la résistance opposée avec armes, mais sans attroupement, et les articles suivants prévoient, et le cas du simple attroupement sans armes, et celui de l'attroupement avec armes. La peine est graduée selon que les circonstances sont plus ou moins aggravantes.

L'article 1er du projet de loi suppose, à la vérité, qu'un attroupement peut résulter de la réunion de deux ou plusieurs personnes. Mais cette idée ne fait que rappeler la disposition de l'article 3 du Code pénal. Il prévoit en effet le moindre attroupement possible sans armes, et il le fixe, sans aucune autre détermination, à la réunion de plusieurs personnes au-dessous du nombre de seize. Donc, depuis quinze personnes jusqu'à deux, il y a l'espèce d'attroupement dont la peine est prononcée dans cet article; et c'est aussi dans ce sens qu'il a toujours été appliqué.

Il est inutile de rappeler les dispositions des autres articles du Code pénal qui établissent la gradation des peines, selon les circonstances. Mon objet principal est de démontrer que la division du délit, en résistance avec armes sans attroupement, et résistance avec attroupement, ou sans armes, ou avec armes, est conforme aux articles du Code pénal auxquels le projet de loi renvoie, et que dès lors il y a, quant à la définition des délits, une précision qui ne laisse rien à désirer.

Il y a plus encore, le projet de loi, quoiqu'il ne s'agisse que de la simple attribution, est allé plus loin que le Code pénal, en désignant ce qu'on devra appeler armes.

Le délit sera commis avec armes, dit l'article 2, lorsqu'il aura été fait avec fusils, pistolets et autres armes à feu, sabres, épées, poignards, massues, et généralement avec tous instruments tranchants, perçants ou contondants.

Ne seront réputés armes, les cannes ordinaires sans dards ni ferrements, ní les couteaux fermants et servant habituellement aux usages ordinaires de la vie.

Cette disposition est modelée sur l'article 3 de la loi du 13 floréal an II, relative au jugement des contrebandiers, avec cette différence majeure que cette loi avait pour objet la détermination du cas où il y aurait peine de mort, au lieu qu'il ne s'agit ici que de fixer le cas où il y aura lieu à l'attribution.

Relativement à la peine qui devra être prononcée contre les défits prévus par le projet de loi, vous avez dû apercevoir, Messieurs, qu'il n'y a à cet égard aucun changement. Cette peine reste la même que celle qui est prononcée par les articles du Code pénal auxquels le projet de loi se réfère; et personne n'ignore que ce Code, qui est l'ouvrage de l'Assemblée constituante, est remarquable par la modération des peines qu'il inflige.

Cette identité de peine ne peut éprouver de difficulté. L'article 3'du projet porte que la poursuite, l'instruction et le jugement auront lieu ainsi qu'il est prescrit par l'article 5 de la même loi (du 23 floréal an X). »

Cet article 5 renvoie pour ces trois objets, et conséquemment pour la peine, aux dispositions contenues au titre III de la loi du 18 pluviose an IX; et dans ce titre Il se trouve l'article 29, dans lequel il est dit : « quant aux autres délits spécifiés dans le titre II, (dans lesquels sont compris ceux dont il s'agit), le tribunal se conformera aux dispositions du Code pénal du 25 septembre 1791, »

32

Enfin, on ne doit s'attendre à aucune contradiction sur l'article 4 et dernier du projet de loi, conçu dans ces termes : « Tous ceux qui, à l'épo« que de la présente loi, se trouveront être pré« venus du crime ci-dessus mentionné, et sur la « prévention desquels un jury d'accusation n'au«rait pas encore statué, seront renvoyés sans « délai, avec les pièces, actes et procédures, « devant les cours de justice criminelle et spé«ciale qui devront en connaître. »

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Il n'y a point là de rétroactivité, parce que sans doute vous n'en avez pas reconnu, Messieurs, dans des dispositions semblables de plusieurs projets qui sont devenus lois en obtenant votre sanction.

Il est dit dans l'article 30 de la loi du 18 pluviose an IX : « A compter du jour de la publication de la présente loi, tous les détenus pour crime de la nature de ceux mentionnés dans le titre II, seront jugés par le tribunal spécial; en conséquence, il est enjoint à tous juges de les y renvoyer, avec les pièces, actes et procédures déjà commencées, et néanmoins, en cas de condamnation, on n'appliquera aux crimes antérieurs à la présente loi que les peines portées contre ces délits par le Code pénal. »

Le même renvoi résulte de la disposition de l'article 5 de la loi du 23 floréal an X.

On lit la même disposition dans l'article 3 de la loi du 2 floréal an II, qui attribue au tribunal criminel du département de la Seine la connaissance de tous les crimes de faux dans lesquels le trésor public sera intéressé.

On la retrouve encore dans l'article 7 de la loi du 13 du même mois de floréal, relative au jugement des contrebandiers.

Il n'y a donc point de rétroactivité dans l'attribution au nouveau tribunal du délit commis auparavant. Il n'y en aurait que dans le cas où l'on voudrait appliquer au délit une peine plus forte que celle qui était établie lorsqu'il a été commis; et sur ce point on a l'avantage de pouvoir invoquer l'autorité même des lois. Il était inutile d'énoncer cette dernière exception, quant à la peine, dans le projet de loi, puisque, comme je l'ai déjà observé, il n'y a point de changement de peine, il n'y a d'autre changement que celui de Fattribution.

Veuillez de plus remarquer, Messieurs, la sage circonspection de l'article 4 du projet de loi : il ne veut pas indéfiniment le renvoi de l'accusé pardevant les tribunaux spéciaux; ce renvoi n'est prononcé que dans le cas où un jury d'accusation n'aurait pas encore statue.

Enfin, que ceux dans l'esprit desquels il resterait encore quelques doutes veuillent bien faire attention que la distraction des prévenus des délits en question, des tribunaux ordinaires, ne doit être que passagère, puisque la durée des tribunaux spéciaux, créés par la loi du 23 floréal an X, est limitée par l'article 7 de cette loi à celle des tribunaux spéciaux créés par la loi du 18 pluviôse an IX.

Messieurs, ce projet de loi a été l'objet d'une sollicitude particulière de la part du Tribunat. La rédaction actuelle de ses dispositions est le fruit de conférences qui ont eu lieu entre les sections de législation du Conseil d'Etat et du Tribunat, dans lesquelles il ne se manifeste d'autre sentiment que le désir de concilier la liberté individuelle avec la sûreté générale; et les sections du Tribunat ont chargé mes collègues et moi de vous déclarer qu'elles ont pensé que ce projet de loi était digne de votre sanction.

Le Corps législatif ferme la discussion, ordonne

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l'impression du rapport de M. Grenier, et délibère sur le projet de loi, qui est décrété à la majorité de 195 boules blanches contre 53 noires.

M. le président rappelle à l'assemblée qu'elle a à s'occuper de l'élection de trois membres, sur les neuf candidats dont la liste lui a été adressée hier par le Tribunat.

On procède à un premier tour de scrutin. Le dépouillement des votes donne la majorité absolue des suffrages à MM. Faure et Favard.

Un second tour de scrutin n'ayant point eu de résultat, la fin de cette élection est remise à demain.

Le Corps législatif se forme en comité général pour s'occuper de l'adresse qui doit être présentée à Sa Majesté par une députation de vingt-cinq de ses membres.

TRIBUNAT.

PRÉSIDENCE DE M. FABRE (de l'Aude). Séance extraordinaire du 19 pluvióse an XIII (vendredi 8 février 1805).

Le procès-verbal de la séance du 19 pluviôse est adopté.

M. Gallois, organe de la commission spéciale nommée dans la séance du 15, fait un rapport sur les communications faites dans la même séance par les orateurs du Gouvernement.

M. Gallois, rapporteur. Messieurs, lorsque les orateurs du Gouvernement vinrent, il y a peu de jours, vous communiquer la lettre de S. M. I. au roi de la Grande-Bretagne, chacun de vous, à la lecture de cet acte memorable et d'une forme si nouvelle dans les transactions des Etats, fut frappé du caractère de grandeur d'âme dont il porte l'empreinte. Le sentiment qui s'est manifesté parmi vous sera bientôt celui de la nation entière. La France recueillera avec le même intérêt ces paroles d'humanité et de modération qui se sont fait entendre du milieu des préparatifs formidables d'une guerre entreprise pour le maintien de la foi des traités, pour la défense des droits et de l'honneur du peuple français.

Cette démarche, Messieurs, a rappelé à votre esprit celle dont l'Empereur avait déjà offert l'honorable exemple, le 5 nivôse de l'an VIII, peu de jours après que le vœu de la nation, depuis longtemps exprimé, l'eût placé à la tête du gouvernement de l'Etat. Vous n'avez point oublié ces paroles si remarquables qu'il adressait au roi de la Grande-Bretagne La paix, lui disait-il, est le premier des besoins comme la première des gloires. L'histoire conservera pour la postérité et pour l'exemple des chefs des nations ce vœu d'humanité si simplement, énoncé par un guerrier déjà couvert de tant de gloire. Elle conservera aussi la réponse du ministère britannique à cette noble et franche communication. Elle montrera comment le refus formel de toute négociation, accompagné des déclamations les plus ridiculement insultantes, prolongea de deux années les calamités d'une guerre devenue sans objet,et fit couler dans les champs de Marengo de nouveaux flots de sang humain.

La réponse que le gouvernement britannique vient de faire à la lettre de S. M. Impériale est plus conforme aux règles de la bienséance. Elle ne paraît pas étrangère à des sentiments de modération. Elle ne ferme point, comme la première, toute issue aux négociations de paix; mais elle en éloigne l'époque; elle en gène les moyens d'exé cution, en la subordonnant à des difficultés qui lui sont étrangères, et qu'on a l'air de ne placer

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