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quitte, comme je venais de le faire, les gracieux aspects de l'harmonieuse terre de l'Attique.

En effet, Messieurs, habitant alors le pays des Hellènes, en qualité de membre de l'école française d'Athènes, c'était du Pirée que je m'étais embarqué pour l'Egypte. On entrait dans le mois de septembre, au temps où la Méditerranée est clémente, où le Nil est débordé, où le soleil de l'Egypte a amorti ses feux. Après avoir traversé paisiblement l'étincelant archipel des Cyclades, nitentes Cycladas, comme dit le poëte, et qui en effet ressemblent à des pierres brillantes dispersées sur la surface d'un vaste miroir, on arrive au cinquième jour en vue de la côte d'Alexandrie, aussi basse que la mer. Alors on entre vraiment dans un monde nouveau : la mer est nue et sans îles, la côte d'Afrique qui s'étend à perte de vue, est blanche, stérile et unie, çà et là seulement surmontée de collines sans végétation. Ce sont dès l'abord, les aspects simples et grandioses, les impressions mélancoliques et profondes que vous retrouverez pendant tout le voyage. Dans ce coin de l'Egypte, Alexandrie est déjà, par rapport au reste de la contrée, ce que l'Egypte est à l'égard de l'Afrique, une oasis dans un désert immense.

Mais Alexandrie n'est qu'une ville de transition. Dans l'antiquité, elle était plutôt grecque qu'égyptienne : aujourd'hui elle est presque autant européenne qu'arabe. D'ailleurs le Nil n'est pas là, et sans le Nil il n'y a pas de véritable Egypte. Hâtons-nous donc d'aller contempler ce fleuve dans la majesté de son inondation.

On se rend d'Alexandrie au Nil par un canal de 25 lieues de long, appelé le Mahmoudié, et qui a été creusé en dix mois sous le gouvernement de Méhémet-Ali. Quatre cent mille créatures humaines, conduites à coup de fouet, y travaillèrent par corvées, un grand nombre sans outils et sans vêtements, creusant la terre avec leurs mains et la transportant sur leur dos nu. Ainsi travaillaient autrefois les enfants d'Israël et les autres captifs déportés en Egypte par les Pharaons conquérants. Aujourd'hui c'est le peuple indigène qui, privé de son indépendance depuis près de vingt-cinq siècles, travaille pour des maitres étrangers. Voilà ce qui distingue l'époque des Pachas de celle des Pharaons: sauf cette diffé– rence qui ne porte que sur les personnes, le fond des choses est le même : là les procédés administratifs sont immuables, comme le régime politique qui les met en œuvre. Lorsqu'en naviguant sur le Mahmoudié l'on vous raconte tous les détails de sa construction, vous croyez entendre un épisode de l'ancienne histoire d'Egype, et dès vos premiers pas dans cette contrée, vous vous apercevez que la couleur locale s'y conserve parfaitement (1).

Enfin sur le soir, quand le soleil commence à baisser et que le ciel est tout en feu, vous approchez du fleuve tant désiré les digues s'ouvrent, et le navire s'élance sur le cours majestueux du Nil qui se déploie dans toute son imposante grandeur. Il coule à pleins bords dans

(1) J'ai été en Egypte il y a 10 ans, en 1847. Depuis MéhémetAli, l'adoucissement des mœurs publiques y a fait de sensibles progrès.

son lit immense par toutes les ouvertures des levées qui le bordent, des canaux qui le saignent, il verse le surplus de ses eaux sur les campagnes où il répand la vie. Déjà l'eau et le soleil agissant à l'envi l'un de l'autre, couvrent la terre d'une exubérante verdure. Les champs pénétrés par l'eau, sans être entièrement submergés se garnissent de moissons naissantes. Çà et là des massifs. de palmiers, les pieds dans l'eau, dressent leurs tiges élancées et leurs chevelures pendantes au-dessus du sol inondé. Les villages sont à l'abri sur de hautes chaussées : les populations, ramassées autour de leurs demeures de terre sont bruyantes, animées et paraissent joyeuses. On voit quelques hameaux placés trop bas, que les eaux envahissent, et où tout est morne et silencieux. Le fleuve, les canaux, les prairies basses et inondées sont sillonnés de barques courant à la voile ou tirées à la cordelle. Quelquefois, un fellah au teint bronzé traverse le fleuve, monté sur un grand bœuf noir, qu'il tient par les cornes, et qui le porte en nageant. Çà et là des huttes envahies et à demi-écroulées, des barques échouées, les mâts de celles qui ont été englouties s'élevant au-dessus du ni– veau des eaux, attestent que l'inondation n'est pas sans violences, et que la bienfaisance du Nil a, comme toutes choses, ses imperfections.

Le lendemain on arrive au Caire, la seconde cité de l'islamisme après Constantinople, et c'est au Caire que commence véritablement le voyage d'Egypte. Jusqu'ici il nous a toujours fallu courir, à la manière de ceux qui

ne voyagent que pour arriver. C'est un bateau à vapeur qui nous a transportés en trente heures d'Alexandrie au Caire, et, esclaves de cette machine, nous n'avons rien vu qu'en passant. Pour aller plus loin et faire le voyage de la haute Egypte, nous changerons de système : nous allons nous installer sur le Nil, y élire domicile, le parcourir lentement, tout à notre aise, en remontant son cours depuis le Caire jusqu'aux cataractes de Syenne et aux confins de la Nubie.

Pour exécuter ce voyage, il faut noliser une cange où l'on sera tout à fait chez soi, et qui est au bateau à vapeur, ce que la calèche de poste était à l'ancienne diligence. La cange est une barque fine et longue, surmontée de deux grands mâts auxquels pendent de hautes voiles, ce qui la rend légère et rapide, mais aussi fort capable de chavirer. A l'arrière est la cabine qui nous abritera tant bien que mal. L'avant est abandonné à l'équipage qui se compose d'une dixaine de mariniers du Nil, de toutes couleurs, jaunes, noirs, bronzés, mais tous, je me plais à leur rendre cette justice, dociles, dévoués et infatigables. Il faut songer aussi à monter son ménage, à faire les provisions de bouche indispensables, si l'on ne veut vivre de privations. Il faut se munir de bonnes armes pour la chasse ou pour la défense, et se pourvoir d'une pharmacie en prévision des accidents possibles de fièvre et de piqûres venimeuses : toutes précautions nécessaires, car nous allons sortir de la civilisation et nous acheminer vers la barbarie.

Vous sentez bien, Messieurs, qu'un tel voyage ne va pas sans quelques désagréments. Avant de se mettre en route, il est bon d'en être averti. Le grand inconvénient de ces climats voisins des tropiques, c'est de multiplier autour de l'homme toutes sortes d'animaux incommodes et repoussants. Ainsi, on vous livre une cange parfaitement nette: on a même eu la précaution de la submerger pour la débarrasser de tous ses hôtes. Mais elle ne tarde pas à se repeupler de nouveau, et bientôt voilà tout un monde d'êtres grouillant qui pullule autour de vous. A la première station, vous verrez de gros rats quitter le rivage, nager entre deux eaux, grimper lestement le long des sabords et s'installer au milieu de vos provisions. Puis des araignées auront bientôt garni tous les coins; des fourmis se logeront dans tous les trous: les mouches vous assiégent le jour; les moustiques vous tourmentent la nuit ; sous votre natte et dans votre couverture se glisse ce petit scarabée brun, luisant et leste, qu'on appelle cancrelat, qui se montre très-friand de votre linge et même du bout de vos orteils et du lobe. de vos oreilles. De tous les parasites que je recrutai ainsi le long du chemin, un seul fut le bien-venu. C'était un chat de bonne mine, que je trouvai un jour établi sans façon sur ma natte, au retour d'une expédition à des ruines du voisinage. Je ne pouvais manquer d'égards envers un animal à qui les anciens Egyptiens décernaient les honneurs divins. Sans pousser les choses jusque-là, je voulus m'en faire un ami. Je crus y avoir réussi : mais

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