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au bout d'une semaine, il me quitta comme il était venu. Je compris qu'il avait voyagé à mes frais, et cette déception fut une de mes pénibles impressions de voyage.

Ce n'est pas tout, outre l'importunité des insectes et l'ingratitude des chats, vous avez à appréhender la piqûre des scorpions, celle des reptiles, soit dans votre barque, soit parmi les pierres des vieux monuments; la rencontre des chacals ou des hyènes dont le glapissement sinistre vous avertit sur le soir de quitter les ruines et de regagner votre cange; celle des bédouins vagabonds, errant dans les montagnes, et par-dessus tout les brusques coups de vent qui tombant des hauteurs vous culbutent dans votre cange, la mettent sur le flanc, au risque de la renverser sens dessus dessous : accident plus fréquent qu'on ne le voudrait, qui ne laisse pas que de préoccu– per vivement le voyageur, surtout lorsqu'il se voit à un kilomètre de l'une ou de l'autre rive, et qu'il se trouve dans la région des crocodiles dont on n'a rien à craindre sur terre, mais qui sont formidables dans l'eau.

Voilà, Messieurs, ce qu'il faut se décider à braver quand on veut faire le voyage de la Haute-Egypte. Mais, outre qu'on se fait à tout, on trouve d'amples et précieuses compensations dans le spectacle de la contrée et des ruines, qu'il faut bien payer au prix de quelques risques et de quelques sacrifices. Je vous ai dit qu'au premier aspect, l'Egypte étonne : en se familiarisant avec avec elle, par une intimité de deux mois passés sur son fleuve, vous arrivez à comprendre les harmonies de cette

terre qui vous avaient échappé d'abord, et elle vous devient une amie. Bientôt vous l'admirez plus que tout autre contrée, quand vous avez découvert et observé avec une joie toute religieuse les ingénieuses combinaisons par lesquelles la Providence protége sa frèle existence contre les puissances destructrices qui l'environnent.

D'abord elle lui a donné le Nil, qui est pour elle plus qu'un fleuve. C'est proprement l'artère où circule sa vie ; ses eaux sont du sang. Elles ont charrié la terre et elles la vivifient. Là où vient le Nil, vous avez un champ cultivé et une végétation luxuriante. Là où il cesse, c'est la stérilité la plus complète, le sable aride et sans eau, le désert. Pour supprimer l'Egypte il suffirait de détourner le cours du Nil dans la Mer Rouge, et c'est ce que le grand Albuquerque avait eu l'idée d'entreprendre. Pour l'enrichir, il faut étendre l'action de son fleuve, c'est ce que faisaient les anciens Pharaons qui, par la multiplication des canaux et des réservoirs, par ce grand lac Moris qui n'existe plus, faisaient circuler partout les eaux du Nil et rendaient tout le sol cultivable.

Ainsi l'Egypte doit au Nil le principe même de la vie. Mais à lui seul, il ne suffirait pas à l'y entretenir. Or, des deux côtés de son cours règnent les chaines libyque et arabique, qui ne recevant aucune goutte d'eau, ni du fleuve, ni du ciel, ne sont que des murs de pierre, dont pas un arbuste, pas un brin d'herbe ne tempère la désolante aridité. D'abord ce spectacle attriste et serre le cœur. Mais ces stériles rochers ont, comme le Nil, leur

indispensable et bienfaisante fonction. Ils servent de rampart à la longue oasis qu'ils enveloppent. Sans leur abri, l'Océan de sable qui l'entoure l'aurait depuis longtemps engloutie. Le Simoun qui soulève profondément les vagues de cette mer où il règne, étendrait sur l'Egypte son funèbre empire, et la rayerait bien vite de la face de la terre habitable. Vains efforts du principe malfaisant ! Le Simoun expire au pied des montagnes; les flots sablonneux qu'il a soulevés, s'y amoncèlent en s'y brisant, et l'Egypte se rit derrière les boulevards que Dieu lui a donnés des impuissantes fureurs du génie de la destruction.

Témoins de ces grandes luttes des forces opposées de la création, les anciens Egyptiens y avaient vu le symbole d'un de ces dogmes fondamentaux de la vérité religieuse que tous les peuples connaissaient clairement à leur origine précieux héritage de l'époque patriarchale que l'orgueil des siècles postérieurs devait promptement dissiper. Ils savaient la tradition de l'ange rebelle, génie puissant mais déchu, qui avait apporté le désordre dans le monde et entrainé l'humanité dans sa révolte contre Dieu. Transportant dans l'ordre physique ces notions de l'ordre religieux et moral, ils virent dans le sable du désert et dans le vent qui l'agite, l'emblème de l'ennemi du genre humain qu'ils appelaient Typhon, de même que le Nil devint sous le nom d'Osiris, le symbole du Dieu bienfaisant qui a créé l'homme et qui protége son existence. Ce symbolisme ouvrait la voie à l'idolâtrie, où

l'Egypte alla si loin qu'elle a été appelée par les anciens eux-mêmes la mère des superstitions. Partout, chez les autres peuples anciens, excepté chez les Hébreux qui en furent préservés d'autorité, le naturalisme pénétra ainsi dans la religion et y produisit des altérations semblables, mais en affectant d'autres formes, toujours analogues à la nature de la contrée elle-même. De sorte que le meilleur commentaire des mythologies de l'antiquité, et ceuxlà le savent bien qui ont voyagé en Grèce comme sur le Nil, c'est la connaissance des pays qui en ont été le berceau. Car les religions payennes avant de diviniser l'homme avaient divinisé la nature.

Plus que tout autre peuple, les Egyptiens furent entrainés à cette aberration, car, dans les conditions où il a été placé, leur pays est le chef-d'œuvre de l'industrie du Créateur. Nourrie par son fleuve, protégée par ses montagnes, il faut encore que la vie soit entretenue et renouvelée sur cette terre avide où s'absorbe si vite l'humidité qui la féconde. Pas de pluies qui l'arrosent, pas d'affluents qui versent leurs tributs à son fleuve. Qui donc empêchera la grande artère de se tarir? Comment s'alimentera son cours? C'est ici le dernier trait des harmonies de cette singulière contrée. La circulation du sang dans le corps humain n'est pas plus merveilleusement disposée; et pendant que nous glissons rapidement sur la surface du Nil, nous pouvons nous donner le spectacle du grand système de la circulation des eaux de l'Egypte.

Nous n'avons qu'à lever la tête, à regarder au ciel : nous voyons là-haut, bien haut, au-dessus de ces bandes serrées de grues et de cigognes qui volent à tire d'aile vers la Nubie et l'Abyssinie, nous voyons, dis-je, des bataillons de nuages blancs et légers qui courent dans la même direction. Eh bien! c'est le Nil qui repasse audessus de nos têtes. Il est là-haut à l'état de vapeur, en même temps qu'il coule sous notre cange à l'état liquide. Les eaux qu'il verse dans la Méditerranée, le soleil les aspire et les vaporise; les vents étésiens les portent sur leurs ailes rapides dans l'atmosphère échauffée des ré– gions tropicales; poussées pendant plusieurs mois par le souffle constant du nord, ces nuées s'amoncellent autour des cimes sourcilleuses des monts de l'Abyssinie. C'est là qu'elles éclatent en terribles orages, en pluies diluviennes, dont l'écoulement vient à la fin de l'été remplir le lit appauvri du Nil, et produire par le débordement ces bienfaisants effets que nous avons remarqués.

Mais, Messieurs, puisque nous avons levé les yeux vers le ciel, ne les reportons plus sur la terre. La terre est belle sans doute, mais le ciel, le ciel de l'Egypte surtout est sublime. Je vous l'affirme, dans ce voyage, ce qui m'a le plus transporté et ravi, ce qui m'a laissé les impressions les plus profondes, c'est la contemplation du firmament aux différentes phases du jour ou de la nuit, c'est l'observation attentive des variations de la lumière céleste. Sur une cange on est matinal. Tous les jours j'étais debout à l'aube, et j'assistais chaque matin au frais et

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