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mets préparés avec une sauce à l'alcool. Il parait qu'après un ou deux mois de ce régime, il existe un dégoût si violent pour les boissons alcooliques que, pour tout le reste de leur vie, les malades sont absolument corrigés. (On rit.)

M. le comte de Bois-Boissel. C'est dé l'homœopathie!

M. Testelin. Ce n'est pas une plaisanterie. Il y a des observations sér éuses, il y a des faits concluants sur cette matière.

Eh bien, faites nous des propositions dans ce sens; proposez-nous des sociétés de tempé

rance.

M. Schoelcher. Proposez-les vous-même, si vous les croyez bonnes.

M. Testelin. Proposez-nous l'organisation d'hôpitaux. L'argent que nous dépenserons pour construire des hôpitaux vaudra beaucoup mieux que l'argent que nous serons obligés de dépenser pour construire des prisons.

Et qui allez-vous charger de la répression contre l'ivresse, de faire des procès-verbaux? Les gardes champêtres? (Hilarité.) Eh bien, je vous déclare que chez moi, il y en a, sans exagération, huit sur dix qui tomberont les premiers sous le coup de la loi. (Nouvelle hilarité.)

Ce n'est pas une accusation bien grave que je porte contre eux. La plupart des gardes champetres sont de très-braves gens, qui rendent beaucoup de services, qui vivent en plein air, qui ont besoin de consommer beaucoup, et qui, dans les villages, rendent service à l'un et à l'autre.

A la campagne, l'hospitalité est très-répandue. La première chose qu'on fait quand vous vous présentez dans une maison, c'est de vous offrir, suivant l'état de fortune de l'individu, ou un petit verre, ou un verre de bière, ou un canon de vin. Le garde champêtre accepte, et, au bout d'un certain temps, il se trouve atteint d'ivrognerie. (Interruptions.) Il tombera donc sous le coup de votre loi, et c'est lui, le principal coupable, qui sera chargé de sévir contre les ivrognes.

Je ne veux pas abu er longtemps de la tribune; mais il me semble que les considérations que je viens de vous présenter doivent vous prouver que vous vous engagez dans une voie fâcheuse, en voulant faire tomber un simple Vice sous le coup de la loi en frappant d'une façon insuffisante un vice très-fâcheux, je le reconnais, en voulant priver les citoyens atteints de ce vice du droit de vote, parce qu'on y verra une manoeuvre électorale. (On rit.) Il y aura les ivrognes du Gouvernement et les ivrognes qui ne seront pas du Gouvernement. (Hilarité générale.)

Un membre. Les ivrognes de l'opposition!

M. Testelin. Vous devriez consulter l'expérience des Etats-Unis. Un de mes amis, trèsversé dans l'histoire des Etats-Unis, me disait que le congrès et les législatures des divers Etats américains avaient déjà édicté 537 lois contre l'ivrognerie. Je ne garantis pas le chiffre à un ou deux près, mais il m'a été donné comme précis. Eh bien, tous les ans, quand le congrès est sur le point de se séparer un membre d'une société de tempérance quelconque monte à la tribune et dit : « Messieurs, depuis la dernière lui, l'ivrognerie a pris' des proportions considérables; il y a une fissure à loi, il faut s'empresser de la boucher.» Vite on vote

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une nouvelle loi, et l'année suivante il se trouve que l'ivrognerie a encore augmenté. (On rit.)

Cela prouve, messieurs, que la loi pénale ne peut pas atteindre les vices, que le législateur n'a pas à faire ceuvre de moraliste, qu'il faut laisser chacun remplir sa fonction, et, enfin, que la loi que vous allez voter n'aura aucune espèce d'efficacité. (Très-bien! très-bien! Applaudissements sur quelques bancs à gau

che.)

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M. Tolain, Messieurs, je voudrais faire une courte observation sur la loi qui vous est proposée.

Si elle devait atteindre le but qu'elle s'est proposé, évidemment je m'empresserais de la voter. Je la vois avec une certaine défiance parce que je crains, je ne dirai pas qu'elle aille contre son but, mais qu'elle soit absolument inefficace et par conséquent plutôt nuisible qu'autre chose.

Ce qu'il y a de regrettable dans le vice que la loi a pour but de réprimer se manifeste surtout, je crois, d'une façon plus marquée dans les grandes villes, là où de grandes agglomérations d'ouvriers se trouvent réunies. Eh bien, j'ai fait cette remarque, c'est que partout où se développe cet affreux vice qu'on appelle l'alcoolisme, c'est là où se rencontre le plus grand nombre d'ouvriers misérables, ne gagnant que de petits salaires, de petites journées, et surtout dans les pays qui ne récoltent pas de vin.

Or, je pense qu'au lieu de faire une loi qui punit de cinq jours de prison et de cinq francs d'amende les malheureux qui se seront rendus coupables de ce délit d'ivresse, il y aurait un moyen de diminuer l'alcoolisme dans les centres industriels, ce serait, dans la plupart des cas et dans les grandes villes surtout, de diminuer les droits d'octroi sur l'entrée des vins et les droits de circulation. Quand le vin entrera dans la consommation générale de la plupart des ouvriers des grandes villes, vous verrez diminuer l'alcoolisme et l'ivrognerie. Quand, dans la plupart des grandes villes, Vous aurez trouvé le moyen de permettre à l'ouvrier d'avoir chez lui une certaine quantité de vin, il désertera peu à peu le cabaret .. (C'est vrai !)... c'est là surtout que devraient se porter les efforts du législateur, pour diminuer peu à peu l'ivrognerie.

Pour revenir à ce que disait tout à l'heure l'honorable M. Testelin, vous essayez de frapper un vice qu'il faudrait en effet faire disparaitre. Mais il y a bien d'autres vices que l'on ne peut pas faire disparaître, parce qu'ils tiennent à l'infirmité de la nature humaine. Ce n'est que peu à peu, et par les principes de moralisation, que l'on peut y remédier.

C'est là mon observation. L'ivrognerie est, certes, une cause de scandale public; elle porte atteinte à la morale publique par les manifestations qui se produisent au dehors. Eh bien, il y a d'autres vices; il y en a un malheureusement trop répandu, qui se répand tous les jours de plus en plus, qui, lui aussi, est une cause de scandale public que nous voyons tous les jours dans nos grandes villes, et loin de le punir, l'Etat est, pour ainsi dire, réduit à le réglementer, malgré les scandales de tous les jours, et quoiqu'il atteigne toutes les classes de la population.

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d'un vagabond à un criminel il n'y a souvent que la distance de l'occasion... (Mouvement.Très-bien!), et c'est pour cela qu'on force les citoyens à avoir un domicile.

Eh bien, je dis que c'est par la moralisation, et non par des lois répressives, que vous diminucrez l'iv ognerie, alors surtout que vous vous adressez à des populations qui sont peu éclairées malheureusement, qui vivent dans des conditions très-difficiles. J'ai vu, je le répète, très-souvent dans les ateliers, que l'homme qui se livre à l'alcoolisme est celui qui gagne la plus petite journée, le plus petit salaire, et qui, ne se nourrissant pas de viande...

M. Peltereau - Villeneuve. Mais non! mais non! Les gros comme les petits salaires n'exercent aucune influence sur l'ivrognerie. Les hommes sont sobres ou intempérants sans que l'importance des salaires y soit pour rien. (Bruit.) Dans les campagnes, l'ivresse est rare et les salaires faibles, et dans nos ateliers ce ne sont pas les plus rémunérés qui sont les plus sobres.

M. Tolain. Voulez-vous me permettre de terminer? Vous me répondrez tout à l'heure, monsieur Peltereau-Villeneuve.

Je signale un fait que j'ai constaté, non pas une fois, mais cent fois : c'est surtout l'ouvrier qui gagne un petit salaire, qui consomme trèspeu de viande, et qui va, presque invariablement, fatalement chercher une force factice dans l'alcool; c'est toujours là la grande cause des faits d'ivrognerie que vous rencontrez dans les rues.

Sur plusieurs bancs. C'est vrai!

M. Tolain. Eh bien, c'est par la moralisation, par l'abaissement des droits d'octroi et des droits de circulation, que vous pourrez remédier à ce vice de l'ivrognerie, et non pas par des lois répressives et par des lois pénales.

M. Laboulaye. Messieurs, je viens, au nom de la commission, répondre aux objections de l'honorable M. Testelin.

M. Testelin attaque la loi comme injuste, comme insuffisante, comme inapplicable et comme impuissante. Je répondrai à ces quatre objections.

Elle est injuste, dit-il, parce que c'est un vice que vous punissez; or, le vice est la dégradation de l'individu, mais ce n'est pas une attaque contre la société : la société n'a droit de punir que les faits qui lui sont nuisibles.

Sur ce principe, je suis d'accord avec l'honorable préopinant. La question est de savoir si l'ivresse publique n'est pas une atteinte à la morale publique, si ce n'est pas un scandale nuisible à la population tout entière, et si, enfin, l'ivrogner.e ne met pas l'homme dans l'impuissance de remplir ses devoirs de citoyen. (C'est cela! Très-bien!)

Or, je le demande à tous ceux qui ont vu la dernière guerre, à tous ceux qui ont vu la Commune, à tous ceux qui ont lu les rapports qui nous ont été distribués, soit sur les affaires de la guerre, soit sur les affaires de la Commune, n'ont-ils pas vu partout ceci : l'ivrognerie s'était emparée de l'armée; c'est l'ivrognerie qui a allumé l'incendie de Paris; partout l'ivrognerie!

Et on aserait dire que ce n'est pas là un fait contre lequel la société a le droit de se défendre! (Assentiment.)

Nous nous défendons contre des faits bien moins considérables. Le vagabondage! Est-ce un crime d'être pauvre? On sait cependant que

La mendicité! Est-ce un crime? Cependant, comme il y a là un danger pour la société, on punit la mendicité. (Très-bien!)

Quant au délit, au fait regrettable, au vice auquel l'honorable M. Tolain a fait allusion, je n'ai qu'une réponse à lui faire, c'est que toute loi qui pourra faire disparaître de nos rues ce scandale, aura l'approbation non-seulement de la commission mais de l'Assemblée. (Adhésion générale.)

La loi, dit M. Testelin, est impuissante, et il nous cite pour exemple ces malheureux Bretons qui se sont tués malgré toutes les recommandations d'un sage médecin. Je répondrai que ce n'est pas au moment où un homme est devenu ivrogne de profession que vous l'arrêterez, même en le menaçant de la mort; mais si, la première fois qu'il s'est enivré, il s'était trouvé là un juge de paix pour le condamner à trois francs d'amende, peut-être n'aurait on pas eu besoin d'en faire l'autopsie. (Mouvement. C'est vrai!)

M. Tiersot. Alors il faudrait attacher un juge de paix à chaque ivrogne.

Au banc de la commission. Mais non pas le moins du monde!

M. Laboulaye. La loi, a dit M. Testelin, sera inapplicable, parce qu'il faudrait arrêter trop de gens.

Si on voulait étendre ce raisonnement, il ne faudrait pas arrêter non plus les voleurs. Je croyais qu'il fallait d'abord faire exécuter la loi, arrêter les criminels, sauf à faire élargir les prisons si cela devenait nécessaire.

D'ailleurs, on parle toujours de la prison; mais nous ne commençons pas par la prison! nous condamnons, pour la première fois, à un franc d'amende, puis à cinq francs; ce n'est qu'à la longue qu'arrive la prison. Nous avons été, au contraire, aussi doux que possible; nous ne voulons pas la mort du pécheur, nous voulons sa correction. Ainsi cet argument manque absolument de solidité.

Quant à l'impuissance de la loi, M. Testelin nous dit que depuis trois mille ans on fait des lois contre l'ivrognerie, et qu'elles ne réussissent pas. On en fait contre tous les crimes : elles ne réussissent pas davantage; on en a fait contre l'assassinat, contre le vol, et il y a toujours des voleurs et des assassins. Mais qu'est-ce que se dit le législateur? De deux maux il choisit le moindre, et il espère que le jour où il aura fait une loi, il y aura moins de voleurs et moins d'assassins; nous n'espérons pas davantage. (Assentiment.)

L'honorable M. Testelin dit : C'est à l'éducation, à la morale, à la religion, qu'il appartient de corriger les ivrognes! Je suis entièrement de cet avis; mais j'entends faire cette objection contre toutes les lois. C'est méconnaître le rôle du législateur. Le législateur n'est pas un moraliste, il n'est pas chargé d'instruire le peuple; son rôle n'est pas celui de la religion: tout ce que la religion" fera là sera bien fait. Mais le législateur n'a-t-il pas aussi un rôle à remplir? est-ce qu'il ne représente pas la morale publique? s'il ne peut pas faire autant qu'il

voudrait, est-ce une raison pour qu'il ne fasse rien?

Le vol est une méconnaissance de la propriété instruisez le voleur, donnez-lui de la religion, il ne volera pas. Le législateur sait ce qu'il peut faire, il ne fera pas davantage. (Très-bien! très-bien !)

M. Schoelcher. Vous êtes absolument dans la vérité!

M. Laboulaye. Maintenant, on à parlé de l'alcool. Eh bien, oui, il y a depuis trente ans un changement dans les conditions physiques d'une grande quantité d'hommes dans le monde et surtout en France. Oui, l'alcool est un poison. Oui, la boisson qu'on obtenait autrefois par la fermentation, le vin, est une nourriture, et l'alcool qu'on obtient par la distillation est un poison. Eh bien, il faut remédier à ce mal. Est-ce que nous sommes les seuls qui fassions des lois contre l'ivrognerie? Mais on en fait partout. M. Testelin lui-même nous dit qu'on en a édicté 537, dans un pays qui ne fait de la législation que depuis quatre-vingts ans. En Angleterre aussi, est-ce qu'on n'en fait pas ? Mais on vient encore d'y suspendre toute concession de licence, c'est-àdire toute ouverture de cabarets jusqu'à nouvel ordre. (Très-bien!)

M. Gaslonde. On a très-bien fait !

M. Laboulaye. Partout on fait des lois contre l'ivrognerie; pourquoi resterions-nous en arrière ?

Je ne veux pas insister plus longtemps; je crois avoir suffisamment répondu. (Oui! oui!)

Je dirai seulement que les vrais amis du peuple sont ceux qui veulent l'arrêter sur cette pente fatale. Il est vrai que ce sont surtout les pauvres que la loi atteindra, car c'est chez eux surtout que se rencontrent les cas d'ivresse extérieure. Il est vrai aussi qu'il faut les ins truire et les moraliser. Mais il y a une morale dans la loi. Cette loi affichée partout qui déclarera que l'ivresse est un crime, servira à la femme et aux enfants qui pourront alors dire au mari, au père : « Tu n'iras pas devant le juge de paix! le juge de paix te condamnera! Et c'est dans ces conditions que notre loi est bonne, sage et utile. (Très-bien ! très-bien ! Applaudissements sur plusieurs bancs.

M. Alfred Giraud. J'applaudis aux paroles éloquentes que vient de prononcer M. Laboulaye. Mon intention n'est point d'attaquer la loi. Je désire.seulement demander à la commission ce qu'elle entend par ces mots : ⚫ivresse manifeste. » Je crois qu'il importe que l'Assemblée soit fixée sur ce point, car l'ivresse peut être manifeste pour quelques-uns et ne pas être manifeste pour d'autres.

Il est donc bon que la commission s'explique sur les signes généreux qui caractériseront l'ivresse manifeste.

Un membre. Que proposez-vous?

M. Alfred Giraud. Je demande une expli

cation.

M. Albert Desjardins, rapporteur. Il n'est pas très-difficile à la commission de répondre à la question que vient de lui poser l'honorable M. Giraud.

Il y a dans la loi pénale des délits qui sont susceptibles de définition, il y en a d'autres, au contraire, dont la définition n'est guère possible. Les délits qualifiés d'attentats aux mœurs,

notamment, rentrent dans cette catégorie, et il en est de même de l'ivresse. Une définition déterminant les caractères précis auxquels on reconnaitrait l'ivresse et hors desquels elle ne devrait pas être punie est impossible, et demander une telle définition équivaudrait à demander qu'il n'y eût point de loi répressive de l'ivresse. (C'est vrai! Très-bien!)

Si donc, d'après les considérations si élevées et si judicieuses que vient de vous exposer l'honorable M. Laboulaye, vous pensez qu'il faille réprimer l'ivresse, il faut la prendre telle qu'elle est, telle que tout le monde peut l'apprécier. Si nous avons ajouté le mot « manifeste» au mot ivresse, c'est dans une pensée de protection et d'équité, afin qu'il n'y eût pas d'hésitation possible et que les juges comprissent bien que leur devoir est de se montrer exigeants lorsque les preuvès leur seront apportées et que nul doute ne s'élèvera dans leur esprit.

Voilà ce que veulent dire les mots «ivresse manifeste. » C'est l'ivresse qui produit un scandale public par sa seule vue, et non pas par tel ou tel acte déjà répréhensible et puni par le droit criminel. C'est à ce scandale inséparable de l'ivresse manifeste, facile à attester par les témoins, facile à consigner dans un procès verbal, que se reconnaitra l'ivresse telle que nous la prévoyons et telle que nous vous demandons de la réprimer. (Très bien !)

M. Alfred Naquet. M: Testelin vous disait tout à l'heure que notre droit public avait eu surtout en vue de frapper le crime, de frapper les actes nuisibles à autrui, mais non pas d'atteindre ce qu'il a appelé des vices intrinsèques.»

Telle est, en effet, la tendance de notre droit public actuel, et je crois que cette tendance est excellente. Les vices sont des penchants particuliers de l'esprit qui tiennent à des conditions sur lesquelles la loi n'a pas d'action.

Si nous considérons particulièrement celui qui nous occupe en ce moment, l'ivrognerie, nous voyons tout de suite qu'il tient surtout à des conditions climatériques et à des conditions économiques qu'il est impossible de modifier par des actes législatifs.

Vous savez tous, messieurs, que dans les climats froids, tels que ceux des Etats-Unis, de Russie, de Suède, l'ivresse est considérable, qu'au contraire, dans les climats chauds, comme ceux d'Espagne et d'Italie, on ne rencontre que très-peu d'ivrognes. Pourquoi? tout simplement parce que dans les pays froids, il faut lutter contre les rigueurs du climat au moyen d'une alimentation calorifiante.

D'un autre côté, il y a les conditions économiques qui vous ont été développées par l'honorable M. Tolain. Dans l'alimentation, l'homme est obligé de puiser des éléments de force qui lui permettent de vivre et de travailler. Eh bien, il est certain que l'homme qui ne peut pas se nourrir d'une manière suffisante et qui est obligé de dépenser beaucoup de force, s'il ne trouve pas cette force dans la viande, dans les aliments véritablement substantiels, sera fatalement conduit à la demander à des aliments tels que l'alcool, qui produisent sinon une réparation réelle, du moins une réparation factice. (Vives réclamations.)

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Je dis donc que l'ivresse, qui pourra disparaître, qui disparaîtra, je l'espère, lorsque les conditions économiques se modifieront, permettront dans chaque pays une alimentation saine et appropriée au climat, lorsque le peuple aura la nourriture du corps et de l'esprit, l'ivresse ne peut pas disparaître...

M. le rapporteur. Nous ne nous flattons pas de la faire disparaitre complétement.

M. Alfred Naquet... ni même diminuer sous l'influence d'une loi pénale.

S'il me fallait un exemple, je le prendrais dans ce qui s'est passé en Russie, il y a quelques années.

Je vous demande la permission de citer cet exemple-là.

Nul de vous ne contestera, je crois, qu'un des meilleurs moyens pour empêcher la consommation des produits nuisibles, consiste à les frapper d'impôts considérables. Eh bien, en Russie, il y a une dizaine d'années environ, les alcools étaient frappés de droits exorbitants. Ces droits, par un décret, ont été subi tement abaissés dans la proportion des deux tiers environ. Savez-vous ce qui s'est passé? Il est bien vrai que pendant les deux premiers mois on a bu un peu plus et qu'il y a eu un peu plus d'ivrognes. Mais bientôt tout est rentré dans l'ordre... (Exclamations), et le nombre des ivrognes est redevenu après la diminution des droits ce qu'il était avant. Pourquoi? parce que, en Russie, étant données les conditions climatériques et économiques du pays, l'ivrognerie est une maladie fatale qu'on ne peut pas atteindre par une loi, par un décret ou par un impôt. (Rumeurs.)

On nous a répondu tout à l'heure : « Nous n'avons pas la prétention de faire disparaître l'ivresse. Nous savons bien que les lois pénales ne la feront point disparaitre; mais, si elles peuvent seulement diminuer le nombre des ivrognes, ne sera-ce pas déjà un résultat important que nous aurons obtenu? »>

Evidemment, et si je croyais qu'une loi à peu près inutile ne pût jamais avoir d'inconvénients, ne put jamais devenir nuisible, j'abonderais dans le sens de la commission; mais je ne le crois pas. Je crois qu'un luxe de pénalité est toujours fatal et risque toujours de devenir nuisible.

On nous dit qu'un homme qui sera rencontré dans la rue en état d'ivresse sera condamné à de certaines peines. Comment constatera-t-on le fait d'ivresse?

M. de Staplande. On vous l'a dit tout à l'heure.

M. Alfred Naquet. Ne pourra-t-il pas arriver qu'un homme malade présente extérieurement les symptômes de ce vice?

Et le garde champêtre, dont on vous parlait tantôt, est-il un homme assez capable, assez instruit pour faire la distinction entre une maladie et l'ivre-se?

M. Gaslonde. Parfaitement! On n'a pas besoin d'être docteur en médecine pour cela!

M. Alfred Naquet. Enfin vous frappez l'ivrogne de pénalités excessivement sévères. (Non! non!) De ce qu'un homme est atteint de ce vice, de ce qu'un homme dans certaines circonstances, a été privé de la raison sous l'influence de l'alcool, s'ensuit-il que cet état soit pour lui l'état ordinaire? S'ensuit-il, parce qu'il aura été trou

vé en état d'ivresse deux ou trois fois, que vous puissiez le priver de ses droits électoraux? Cet homme peut être lucide au moment du scrutin et vous n'avez aucun motif sérieux pour le priver du droit de voter, droit supérieur du citoyen français, dont on ne peut pas disposer à la légère.

Je crois donc que la loi sur l'ivrognerie, qu'on vous propose, ne peut pas avoir de résultats utiles, ou que, si elle peut en avoir, ils sont si peu importants, si infimes que ce n'est pas la peine d'édicter une loi pour si peu.

En revanche, elle peut servir à l'arbitraire et avoir des résultats nuisibles considérables. C'est pourquoi je voterai contre cette loi et je vous demanderai de voter contre elle.

M. de Pressensé. Je ne veux, messieurs, répondre que quelques mots aux considérations qui viennent de vous être présentées par l'honorable préopinant.

Je ne crois point que cette loi sur la répression de l'ivresse opère un miracle soudain dans notre pays; personne de nous ne se berce d'une pareille illusion. Je pense aussi, comme les orateurs qui m'ont précédé, que le développement de l'instruction publique et l'amélioration des conditions économiques de la société auront un effet salutaire sur nos populations pour la garantir des excès de la boisson.

Mais ce que je ne puis pas admettre, messieurs, c'est qu'il y ait une fatalité du climat, contre laquelle nous ne pourrio..s pas réagir, (Très bien très-bien !)

Je ne concéderai jamais cette théorie qui réduit l'histoire morale à l'histoire naturelle... (Très-bien très-bien !), et je reste convaincu que l créature humaine est de trop haute race pour dépendre ainsi de circonstances extérieures. Quant à moi, je rejette absolument cette abjecte théorie. (Vive approbation.)

Une voir à gauche. Et Montesquieu ! M. de Pressensé. J'ai une réponse de fait à opposer à l'honorable préopinant.

Il nous disait que tous les méridionaux sont sobres. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi; mais nous avons des statistiques qui concluent dans un sens parfaitement différent.

Voici, messieurs, ce qui a été constaté dans cette Italie qu'on nous citait, il y a un instant, comme le paradis de la sobriété :

Un savant docteur de Bologne, le docteur Soni, nous apprend que, dans l'hospice de cette ville, sur 355 aliénés, on en comptait 302 qui l'étaient par suite d'alcoolisme.

A Ancone, il a été constaté que, sur 875 aliénés, il y avait 252 cas d'alcoolisme.

Je pourrais continuer cette statistique, qui à elle seule pourrait suffire à faire écarter cette théorie de la fatalité du climat, qui donnerait au vice une sorte de justification.

Permettez-moi de rappeler ce qui s'est passé lors de la nomination de la commission pour la loi actuelle, dont j'ai l'honneur de faire partie. Dans tous les bureaux de l'Assemb'ée, il s'est manifesté, avec énerg e, un sentiment unanime, c'est que nous avions à prendre des précautions sérieuses contre l'invasion de l'ivrognerie dans notre patrie: sur certains points, elle s'est montrée véritablement meurtrière. Votre commission a été nommée sous cette inspiration. Elle n'a point la prétention de vous proposer une panacée, un moyen de dé

D

truire co vice hideux, du jour au lendemain ; mais, sans répéter ce qu'a si bien dit notre honorable président, j'ai l'intime conviction que les dispositions légales que nous vous proposons contiendront pour tous un enseignement salutare. Il est faux que l'ivrognerie manifeste puisse être confondue avec le vice privé et comme intime que le législateur n'a pas le droit d'atteindre.

Messieurs, si nous repoussions cette loi, nous romprions avec ce qui est devenu la tradition des peuples libres.

Ces lois américaines dont on nous parlait tout à l'heure et dont je crois qu'on exagérait singulièrement le nombre, prouvent qu'une démocratie sérieuse, qui peut certes nous servir d'exemple et nous donner des leçons de libéralisme, a cru de son devoir de prendre des me; sures énergiques pour combatre l'ivresse publique. Si nous nous y refusions, ce serait selon moi la mort même de la démocratie! (Trèsbien ! très-bien!)

Je n'admets pas que l'ivrogne constaté puisse user de ses droits de citoyen. Il a abdiqué en quelque sorte, et il faut qu'il le sache d'a

vance.

On nous disait que notre loi serait une loi d'inéganté, et que nous nous montrions bien complaisants pour l'ivrognerie des hautes classes de la société.

Messieurs, sachez-le, quand dans un lieu public, des jeunes gens de famille seront saisis en état d'ivresse, ils seront frappés aussi bien que l'ouvrier. (Marques nombreuses d'approbation.)

M. le garde des sceaux et M. le rapporteur. Et plus sévèrement !

M. de Pressensé. Quant à nous, partisans de la loi, nous prétendons montrer un amour ferme et éclairé pour le peuple, en l'avertissant avec une sévérité salutaire sur l'un des entraînements les plus dangereux auxquels il puisse céder, et en nous efforçant de l'arrêter sur la pente de la dégradation. (Vives et nombreuses marques d'approbation.)

M. Ganivet. Je désire adresser une question à la commission.

Dans l'étude si complète qu'elle a faite du projet de loi, je pense qu'elle a eu soin de s'occuper des précédents que la question pouvait présenter.

Le projet de loi tend à créer une contravention de police dans le fait de l'ivresse publique. Depuis un certain nombre d'années, il existe dans différentes localités des règlements de police municipale qui traitent l'ivrogne public même avec plus de sévérité que le projet de loi. Je deman ferai à la commission si elle a recueilli des renseignements sur les effets que ces règlements avaient pu produire dans les localités où ils ont été publiés.

L'honorable M. Laboulaye, répondant tout à l'heure au discours de l'honorable M. Testelin rappelait les désordres douloureux qui se sont introduits dans l'armée lors de notre dernière guerre. Eh bien, je rappellerai à la commission qu'elle a dù aussi porter son attention de ce côté, et qu'elle a dù remarquer que le pouvoir disciplinaire que la loi confère à tous les supérieurs militaires est beaucoup plus étendu, au point de vue des pénalités que ne saurait être la loi actuelle. Je demanderai à la commission

si elle s'est préoccupée du point de savoir quelle a été l'influence de ce pouvoir disciplinaire qui, pendant les événements auxquels on a fait allusion, s'exerçait même avec l'assistance des cours martiales; je demanderai, disje, quelle influence ce pouvoir disciplinaire a pa exercer sur le développement ou sur la restriction de l'ivrognerie.

Si, dans ces précédents, il n'y a eu aucune amélioration au point de vue de la moralité publique, je demanderai alors à la commission quelle sera l'influence de cette loi, qui, créant des dispositions moins sévères, moins restrictives que celles qui ont été pratiquées antérieurement, ne pourrait pas amener un meilleur résultat.

Dans ma pensée, une loi, pour exister, doit être efficace; il faut qu'elle puisse s'appliquer, qu'elle puisse produire des résultats. Or si, dès à présent, il (tait démontré qu'il est impossible d'obtenir ces résultats, je me verrais, à mon grand regret, obligé de repousser celle qui nous est proposée. (Mouvements divers.) M. le rapporteur. L'honorable M. Ganivet a posé deux questions à la commission.

Il y a, en effet, un grand nombre d'arrêtés locaux rendus au sujet de l'ivrognerie depuis un certain nombre d'années, et soit les préfets soit les maires ont pris, en beaucoup d'endroits, des mesures afin de réprimer l'ivresse publique. Un de nos honorables collègues, maire de Sèvres... a pris récemment un de ces arrêtés, et je n'aurais probablement, s'il était ici, qu'à m'en référer à son témoignage pour fournir immédiatement la preuve de l'efficacité de ces règlements et montrer qu'ils ont produit, en général, des résultats satisfaisants, sans que nous ayons besoin d'apporter des renseignements statistiques à ce sujet.

L'Assemblée sait que la statistique criminelle n'entre pas dans le détail des contraventions de police comme des autres infractions à la loi pénale.

Quant aux mesures disciplinaires, je ne surprendrai personne en disant que, pendant les événements de l'année dernière, malgré l'intervention des cours martiales, ces mesures n'ont eu que très-peu d'efficacité. Je ne surprendrai personne non plus en disant que le pouvoir disciplinaire existait, mais qu'on n'en a guère fait usage. Pourquoi? Je n'ai pas à le rechercher; tout le monde peut s'en rendre compte en se reportant à ses propres souvenirs.

En tout cas, il ne s'agit pas ici de mesures disciplinaires à prendre. C'est une matière à laquelle nous nous sommes abstenus de toucher; elle nous était interdite. Nous nous sommes renfermés dans la matière du droit pénal, du droit criminel; nous avons consulté les précédents, et précisément nous avons rencontré, dans ces précédents, d'utiles autorités que nous invoquons aujourd'hui et sous le patronage desquelles nous plaçons la loi que nous vous demandons de voter. (Très bien! très-bien!)

M. le président. Je mets aux voix l'article 1er du projet de loi dont je donne une nouvelle lecture:

« Art. 1er. Seront punis d'une amende de un à cinq francs inclusivement ceux qui seront trouvés en état d'ivresse manifeste dans les rues, chemins, places, cafés, cabarets ou autres lieux publics.

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