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ma faible part, je m'efforce de fonder dans mon pays.

Ce sont, dis-je, des règles que j'invoque. Que disent-elles? Elles disent que le conseil d'Etat, faisant partie de l'administration, doit être nommé par l'administration elle-même, qu'il doit être nommé par ceux qui le dirigent, c'est-à-dire par les délégués du souverain, qui est, comme je le disais tout à l'heure, le parlement.

Ces délégués, ce sont les ministres, c'est le cabinet, c'est le Gouvernement. Toutes les fois qu'on a un cabinet, et c'est le gouvernement dont nous jouissons aujourd'hui... (Ah! ah!

Rires ironiques sur divers bancs à droite.) Je m'aperçois, messieurs, que je marche sur un terrain garni d'embûches; mais je serai excessivement prudent, et je ne céderai pas à la tentation d'y tomber.

Dans un gouvernement de cabinet, c'est le pouvoir exécutif, c'est-à-dire les ministres, qui nomme le conseil d'Etat.

Voilà ce que j'avais à vous dire dans la supposition où je me place, à savoir que le conseil d'Etat ne serait qu'un corps administratif et une juridiction spéciale.

Mais si, au contraire, vous voulez donner au conseil d'Etat des attributions politiques, alors c'est cette Assemblée qui doit l'élire. Oui, sans doute, le jour où vous aurez décidé qu'il n'y aura dans ce pays qu'une seule Assemblée, le jour où vous aurez tranché la question d'une seconde Chambre, où vous aurez écarté cette solution qui, suivant moi et suivant la majorité d'entre vous, j'en suis sûr, est la meilleure qu'on puisse appliquer à l'établissement du pouvoir législatif dans notre pays, oui, ce jour-là, vous serez logiques, vous aurez raison, quand vous direz : En présence de l'Assemblée nationale, qui représente la démocratie, le suffrage universel, les opinions de tous les jours, il faut placer un corps stable qui représente les principes légaux, et ce corps doit être le conseil d'Etat, élu évidemment par l'Assemblée elle-même. » Oui, messieurs, c'est là un système logique, conséquent, que je comprends, que j'admets dans une certaine mesure, mais que je regarde comme mauvais. Et, à mon sens, le principal inconvénient de ce système, déjà démontré par l'expérience, c'est qu'il aboutit précisément à la constitution de ce conseil d'Etat nommé par l'Assemblée, de cette institution que je vous demande la permission de combattre encore quelques instants.

Que vous demande-t-on, en effet? Un corps placé à côté d'une Assemblée souveraine, je ne dis point pour la diriger ni pour la dominer, mais pour la retenir. On lui demande d'avoir une grande autorité et une autorité conservatrice, modératrice; on lui demande de lui servir de frein. Croyez-vous que le conseil d'Etat, nommé par l'Assemblée, puisse en effet lui servir de frein? Le pensez-vous sérieusement?

Où voulez-vous qu'il puise l'autorité nécessaire? Il ne la puiséra ni dans l'élection, dans une élection générale faite au sein du pays, ni dans l'autorité du pouvoir exécutif, qui est toujours un pouvoir avec lequel le parlement est obligé de compter. Cette institution du conseil d'Etat nommé par l'Assemblée ne peut nous

donner qu'une seule chose: un écho docile de toutes les volontés de l'Assemblée, ou bien, permettez-moi cette expression vulgaire, un bâton dans les roues pour tout arrêter, pour tout entraver, pour obliger l'Assemblée ellemême à briser sa résistance. (Assentiment à gauche. · Réclamations à droite.)

Mais quoi! me disait-on tout à l'heure, le conseil d'Etat élu par l'Assemblée se mettrait en contradiction avec elle? Ce n'est pas possible! Alors, à quoi sert-il? Oui, sans doute le conseil d'Etat nommé par cette Assemblée ne s'émancipera pas jusqu'à manquer de respect à sa mère. (Rires.) Mais d'autres Assemblées succéderont à celle-ci, et c'est en vue de l'avenir que vous voulez fonder le conseil d'Etat. Eh bien, croyez- vous véritablement qu'un conseil d'Etat inamovible, nommé par une des Assemblées passagères auxquelles sera confié le pouvoir dans notre pays, puisse, par un singulier miracle, se trouver éternellement d'accord avec toutes les Assemblées successi→ ves que le jeu des partis dans l'opinion publique amènera au pouvoir? Non, cela n'est pas possible! Je n'insiste pas, car vous en êtes convaincus. (Dénégations à droite.)

Messieurs, de deux choses l'une ou bien vous voulez une seconde Chambre, une seconde Chambre sérieuse, et alors il faut instituer cette seconde Chambre, comme on doit le faire dans un pays de suffrage universel, dans un pays d'élection, c'est-à-dire par l'élection; ou bien vous voulez simplement un comité de législation élaborant les projets de loi de l'Assemblée, s'entendant avec elle de gré à gré, lui donnant des avertissements, mais des avertissements amicaux et fraternels. Dans ce cas, ce n'est pas un conseil d'Etat qu'il faut créer; ce n'est pas surtout un conseil d'Etat étranger à l'Assemblée, mais un simple comité de législation, puisé dans cette Assemblée et réélu périodi quement.

La commission vient de nous déclarer tout à l'heure, par l'organe d'un de ses membres, qu'elle abandonnait le principe de l'inamovibilité. Qu'elle me permette de le dire, en renonçant à ce principe, elle renonçait à son argument le plus fort, car la seule raison qu'on put fournir en faveur de l'indépendance d'un conseil d'Etat nommé par l'Assemblée, c'était l'inamovibilité conférée à ses membres. Mais cette inamovibilité est incompatible avec le principe de l'élection, et je n'ai que des compliments à adresser à la commission... (Exclamations sur quelques bancs à droite) pour l'amendement auquel elle vient de consentir. La commission est rentrée dans la logique des institutions républicaines, du moment où elle a établi que le conseil d'Etat conserverait toute sa responsabilité à l'égard du pouvoir qui doit le nommer.

Malheureusement, du jour où le conseil d'Etat n'est qu'un pouvoir dépendant, il n'est plus un frein sérieux pour l'Assemblée, il ne peut plus l'arrêter ni la contredire; ce serait un simple comité de législation que vous auriez nommé sous le nom de conseil d'Etat. Il vaudrait mieux, au lieu de créer cette institution somptueuse, choisir dans cette Assemblée un certain nombre de nos collègues dont les aptitudes juridiques sont connues, et en faire une commission de lézislation permanente, chargée d'examiner et de discuter avec les commissions

spéciales tous les projets de lois importants qui vous seraient présentés. (Approbation sur plusieurs bancs.)

La commission a bien fait d'abandonner l'inamovibilité du conseil d'Etat. En effet, l'inamovibilité est une garantie sérieuse pour le juge, quand le juge est nommé par le pouvoir exécutif; car le pouvoir exécutif tiendrait le juge dans sa dépendance si celui-ci ne pouvait pas lui répondre avec son droit inviolable de rester sur son siége et de rendre ses arrêts, même contrairement à la politique du jcur.

Mais lorsqu'il s'agit de l'élection, une pareille institution est une anomalie, et s'il fallait que l'inamovibilité fùt mêlée à l'exercice du pouvoir législatif, je dirais que c'est là une confusion de pouvoirs telle qu'on n'en a jamais vu dans le monde. On a vu quelquefois le pouvoir législatif lui-même rendre la justice; cela se passe encore en Angleterre, où la chambre des lords juge certaines causes, et où elle est la cour souveraine et suprême du pays. Mais on n'a jamais vu le juge s'immiscant dans les questions de législation, débattant ces questions avec le législateur chargé de faire la loi, Non, jamais cela ne s'est vu. Je me trompe, cela s'est vu dans un seul pays, dans le nôtre, sous l'ancien régime, au temps des parle

ments.

Cette institution des parlements, qui a succombé sous la royauté, voudriez-vous la réta blir sous le régime actuel, en face de la représentation nationale et du suffrage universel? (Mouvements divers.) Non, messieurs, vous n'y pensez pas.

Permettez-moi de terminer par une dernière réflexion, qui sera brève...

A gauche. Parlez ! parlez !

M. Duvergier de Hauranne. Nous devons, en cette matière, nous inspirer de considérations qui, permettez-moi de le dire, pour n'être point théoriques, ont cependant leur importance, ce sont les considérations d'opportunité.

Or, savez-vous, messieurs, ce que dira le pays si le projet de loi qui vous est proposé est voté par l'Assemblée ? Le pays dira qu'il ne s'agissait pas tant, en faisant cette loi, de créer une institution définitive que de faire certaines nominations personnelles. (Réclamations à droite. Approbation à gauche.)

Le pays dira que cette Assemblée veut se prolonger, dans la personne du conseil d'Etat qu'elle nomme, même après le jour où elle aura été obligée de se démettre de ses pouvoirs. (Rumeurs à droite.)

Assurément je n'ai pas l'intention de dire quoi que ce soit qui puisse nuire à la considération et au respect qui sont dus si légitimement à cette Assemblée. (Interruption à droite.) L'Assemblée est l'unique pouvoir qui existe dans le pays, après la souveraineté nationale dont elle est la déléguée, il faut respecter en elle la souveraineté nationale elle-même, et ce n'est pas moi que vous verrez l'attaquer.

Mais il est indispensable, dans l'intérêt même de l'Assemblée, qu'elle ne fournisse pas un prétexte à un pareil reproche ou à un pareil soupçon; il est indispensable que le jour où Vous serez obligés de vous démettre de vos pouvoirs, le jour où vous le ferez volontairement parce que vous penserez que le moment

en est venu, on ne puisse pas vous féliciter seulement d'avoir eu ce désintéressement personnel dont vous avez témoigné par les applaudissements donnés au discours de l'honorable M. Bertauld, désintéressement personnel dont je vous félicite et que le pays admire... (Sourires sur plusieurs bancs.) mais il faut qu'on puisse dire que vous avez eu aussi le désintéressement de l'esprit de parti; c'est là la condition de votre influence et de votre popularité lors des élections prochaines. (Vives exclamations à droite.) Je veux dire, messieurs, lors des élections futures.

Un membre à droite. Très-futures!

M. Duvergier de Hauranne. Soyez sûrs que si vous vous présentez devant le pays en disant nous vous rendons intact le dépôt que Vous nous avez confié, nous avons sauvé le pays des maux de la guerre, nous l'avons sauvé de la présence de l'ennemi, nous avons rétabli ses finances, nons avons rendu la France à ellemême; maintenant, que la France, ayant repris possession d'elle-même, poursuive ses destinées suivant ses opinions, suivant ses croyances, suivant ses instincts... (Bruit à droite.-Applaudissements à gauche.)... soyez sûrs que ce jour-là le pays Vous applaudira... (Rum urs à droite), qu'il vous sera reconnaissant de votre conduite patriotique, et que pour vous témoigner cette reconnaissance, il vous renverra dans cette enceinte. (Nouvelles rumeurs à droite. Rires et applaudissements à gauche.)

M. Audren de Kerdrel. Messieurs, je n'ai pas besoin de dire à l'Assemblée que je serai bref, c'est mon habitude, et je crois que c'est la convenance du moment. Je ne viens pas à la tribune chercher de la popularité pour des élections futures. (Applaudissements sur les bancs de la droite. Rires ironiques à l'extrême gauche.)

M. Alphonse Gent. Ils sont trop verts!... M. Audren de Kerdrel. Je viens, messieurs, dans la mesure de mes forces, dont je` ne connais jamais mieux les limites que quand je suis à cette redoutable tribune, chercher avec vous la vérité, et j'espère que j'arriverai à vous la dire.

L'honorable M. Duvergier de Hauranne nous disait que ce serait une anom lie étrange que de donner à une assemblée délibérante la nomination de juges administratifs, c'est-àdire de juges, au moins au contentieux, entre les citoyens et l'administration. Eh bien, qu'il me permette de lui faire observer que même sous la monarchie, on pourrait dire avec plus d'apparence de raison que c'est une anomalie que l'administration ait le droit de nommer ses juges entre elle et les citoyens. (C'est vrai !)

Un membre à droite. Voilà toute la question!

M. Duvergier de Hauranne. J'ai réservé cette question.

M. Audren de Kerdrel. Nous avons entendu une théorie de la royauté constitutionnelle. Comme c'est pour moi, ainsi que pour l'honorable M. Duvergier de Hauranne l'idéal du gouvernement... (Ah! ah!) j'ai beaucoup réfléchi à cette théorie. Je ne veux pas l'exposer à cette tribune; ce serait un hors-d'œuvre que vous ne me permettriez pas; tout à l'heure, je

crois que je serai néanmoins, par la nécessité de la discussion, amené à en dire un mot; mais pour l'instant je réserve cette question.

L'honorable M. Duvergier de Hauranne nous a dit qu'il était dans l'essence, dans les attributions du conseil d'Etat de décider quelquefois par la raison d'Etat.

C'est là un bien grand mot, et c'est un mot qui nous a fait des plaies bien profondes. (Assentiment à droite.) Sans remonter très-loin, c'est par raison d'Etat que le dernier conseil d'Etat a déshonoré l'empire dans une cause qui devrait être chère à M. Duvergier de Hauranne. (Rires et applaudissements à droite. Murmures sur quelques bancs.)

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M. Duvergier de Hauranne. Je demande à répondre deux mots...

A droite. Non! non ! N'interrompez pas ! M. Audren de Kerdrel. Veuillez permettre à M. Duvergier de Hauranne de répondre. J'accepte la réponse.

M. Duvergier de Hauranne. L'orateur me permettra de répondre que j'ai complétement réservé la question du contentieux administratif, et que je ne me suis pas déclaré partisan de la raison d'Etat.

Je me suis simplement placé dans le système de la commission pour réorganiser le conseil d'Etat. C'est à la commission elle-même que les paroles de M. de Kerdrel devraient être adressées; et quant à moi, je déclare que je suis aux trois quarts convaincu de la vérité de ce qu'il vient de dire. (Rumeurs en sens divers.)

Quelques voix à droite. Aux trois quarts seulement?

Autres voix. Et l'autre quart?

M. Audren de Kerdrel. La déclaration bienveillante de l'honorable M. Duvergier de Hauranne simplifie beaucoup ma situation. Je n'ai plus qu'un quart de ma besogne à faire, puisqu'il est convaincu aux trois quarts. (Rires approbatifs à droite.)

Mais j'ai d'autres adversaires que M. Duvergier de Hauranne.. (Interruption à gauche.) des adversaires peut-être plus exigeants. (Nouvelle interruption.)

Voix à gauche. Ne faites pas de personnalités.

M. Audren de Kerdrel. Je ne comprends pas l'interruption. Permettez-moi de vous dire, mes honorables adversaires, qu'il y a parmi vous assez d'hommes dont j'ai l'honneur d'être connu, pour que vous deviez être bien convaincus que je ne veux jamais blesser aucun de mes collègues. Si, par conséquent, une parole malséante tombait de ma bouche, soyez sûrs qu'elle serait à l'instant désavouée par moi; vous m'auriez probablement mal__compris, parce que je me serais mal exprimé. (Très-bien ! Parlez! parlez!)

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Quand je disais que j'avais d'autres adversaires que M. Duvergier de Hauranne, je ne faisais qu'énoncer un fait... (Oui! oui!) et je voulais dire que j'avais peut-être des adversaires plus exigeants que lui. (Parlez parlez!)

Eh bien, parmi ces adversaires, il en est un considérable par son talent, par son honorabilité, par toutes les qualités qui l'ont si bien posé dans cette Chambre, c'est M. Bardoux. Le discours qu'il a prononcé est trop récent, il a fait trop d'impression dans cette As

semblée pour que je n'y réponde pas quelques

mots.

Messieurs, au milieu de toutes nos tristesses, c'est une grande consolation que de voir avec quels égards les adversaires les plus déterminés savent se traiter les uns les autres. L'honorable M. Bardoux, lui, voulait bien reconnaître la loyauté de mes intentions. Quant à moi, je rends parfaitement hommage à la loyauté des siennes. (Très-bien !)

M. Bardoux, très-involontairement, a dénaturé ma pensée; il m'a fait dire : L'Assemblée est souveraine, donc, elle a le droit de tout faire.

M. Bardoux. J'ai rectifié!

M. Audren de Kerdrel. Non, l'Assemblée n'a pas le droit de tout faire; elle a le droit de faire ce qui est sensé; dans tous les cas, elle n'a pas abusé de son droit, vous le reconnaîtrez. (Assentiment à droite.)

Mais j'ai dit: L'Assemblée est souveraine. L'honorable M. Giraud le répétait il n'y a qu'un instant dans un excellent discours, et il ajoutait, comme j'ai ajouté moi-même: Or, c'est le droit du souverain de nommer le conseil de d'Etat.

Voilà toute ma pensée; rien de plus, rien de moins.

On a dit tout à l'heure : Mais sous la royauté constitutionnelle, la souveraineté n'est pas dans le roi, elle est partout, elle est dans les Chambres.

C'est ici, messieurs, qne je trouve l'objection de M. Duvergier de Hauranne.

Entendons-nous bien. Quoique nous soyons en république, nous avons été assez longtemps et assez glorieusement sous la royauté constitutionnelle pour que ce ne soit jamais une inopportunité, un hors-d'œuvre de se souvenir des doctrines sous lesquelles nous avons vécu et prospéré. (Très-bien!)

Eh bien, messieurs, sous la royauté constitutionnelle, le dernier mot doit appartenir aux Chambres, mais contre qui? Contre les ministres. A côté des ministres qui sont essentiellement révocables, que les Chambres peuvent briser par un vote, comme on le disait hier, renverser d'un souffle, pour ainsi dire, à côté des ministres, il y a le roi qu'on appelle le souverain, qui est vraiment le souverain, puisqu'il a le droit de dissoudre les Chambres. Là est le correctif de la responsabilité ministérielle. (Mouvements divers.) Le roi est inviolable comme les ministres sont responsables, et c'est à cause de cette sage pondération des pouvoirs et de la stabilité de l'autorité sous la monarchie que je suis l'ennemi des révolutions et que je suis, dans l'acception la plus large du mot, un royaliste, ou si vous voulez un légitimiste. (Approbation sur plusieurs bancs à droite.)

Aujourd'hui c'est vous qui êtes le souverain, on vous l'a dit avec vérité: vous avez à ce titre les droits régaliens; vous avez le droit de grâce, vous avez le droit d'amnistie; vous avez le droit et vous avez le devoir de nommer le conseil d'Etat.

M. Alphonse Gent. Et la France, qu'est-ce qu'elle est?

Voix à droite. Est-ce vous la France?

M. Audren de Kerdrel. La France, ce qu'elle est? vous avez l'honneur de la repré

senter; elle a le bonheur d'être représentée par cette Assemblée. (Très-bien! très bien! sur divers bancs. Exclamations ironiques à gauche.)

On nous a dit et j'ai déjà en partie répondu à ce reproche, que nous ferions nécessairement une nomination politique, dans la mauvaise acception du mot, que nous serions exclusifs dans nos choix, que nos choix seraient unicolores. Voilà ce qu'on a prétendu.

Et, pour appuyer cet argument, on a ajouté: Vous êtes divisés. Et on a dit encore: Vous ne pouvez pas faire un conseil d'Etat homogène. Eh bien, dans cette double assertion, je trouve une réponse à celui-là même qui l'a émise.

Ils y ajouteront des lumières, c'est vrai, mais ils n'y ajouteront pas de force. Vous ne deviendrez donc pas plus dangereux avant qu'après. Mais si c'est le pouvoir au contraire qui nomme ce qu'on a appelé une seconde Chambre, trèsimproprement, je le reconnais, oh! cela sera tout différent.

J'entends d'ici le langage qu'on viendra nous tenir, et je le répète, il ne s'agit pas du pouvoir actuel; je ne fais ici que de la pure théorie. Il n'y a pas d'hommes que j'honore plus que ceux que j'aperçois devant moi et ils le savent bien.

Eh bien, j'entends le langage que l'on tiendra à cette tribune: Ce n'est pas nous qui avons imaginé telle ou telle opinion; qui avons inventé telle ou telle théorie, ce sont des hommes spéciaux qui ont blanchi dans la pratique, qui connaissent les questions spéciales d'administration, qui ont sur vous cet immense avantage. Parmi vous, il y a des hommes distingués, mais en définitive vous n'êtes que des législateurs improvisés, qui n'avez pas étudié toutes les branches de l'administration.

di- to

Nous sommes divisés, messieurs! et il y a longtemps qu'on nous l'a dit pour la première fois, et l'on se plaît à le répéter; nous sommes peut-être moins divisés qu'on ne le croit, et peut-être moins que certaines personnes ne le désirent. (Rires d'assentiment.) Nous le sommes néanmoins dans une certaine mesure. Un membre. On l'est toujours trop! M. Audren de Kerdrel. Nous sommes divisés, savez-vous pourquoi? C'est parce que nous sommes des honnêtes gens. Les honnêtes gens ont des convictions; ils obéissent à leur conscience et non pas à une consigne; et voilà pourquoi, malheureusement, nous sommes quelquefois divisés. (C'est cela! - Trèsbien ! à droite.)

Eh bien, de cette division, que je réduis à ses véritables proportions, mais que je ne conteste pas, sortirà précisément ce conseil d'Etat qui ne sera pas, dans la mauvaise acception du mot, un conseil d'Etat politique. On se fera, je l'ai dit lundi, des concessions mutuelles. on arrivera à la conciliation comme en 1849. C'est au contra re votre conseil d'Etat homogène, je retiens le mot, qui serait spécialement nommé dans un esprit politique, je veux dire partial, exclusif; car le pouvoir, quel qu'il soit, je ne mets pas le pouvoir actuel en question, le pouvoir n'aura de concessions à faire qu'à lui-même et généralement il se les fera largement. (Rires d'assentiment.)

--

On a dit que nous voulons faire une seconde Chambre, une seconde Chambre au petit pied. C'est un peu abuser des mots. Enfin, va pour la seconde Chambre ! Eh bien, je me demande s'il y a plus de danger à avoir cette seconde Chambre au petit pied nommée par l'Assemblée que nommée par le pouvoir. Deux mots seulement là-dessus.

:

On a dit Vous êtes déjà une Assemblée souveraine; si à votre souveraineté et à votre force vous ajoutez la force du conseil d'Etat, nommé par vous, mais vous serez écrasants pour un pouvoir, qu'assurément nous n'avons jamais essayé d'écraser. (Rires.)

Vous serez écrasants! Eh bien, je dis que c'est inexact. Rappelez-vous, messieurs, votre origine. Vous êtes sortis du suffrage universel, et, dans ce baptême du suffrage universel vous avez puisé la plus grande force qu'on puisse posséder en ce monde. Ce n'est pas vingthuit conseillers d'Etat ajoutés à cette Assemblée, en supposant qu'ils ne soient pas tentés comme beaucoup d'autres de s'émanciper de leurs auteurs, ce n'est pas, dis-je, vingt-huit conseillers d'Etat qui ajouteront à votre force.

ANNALES - T. XI.

Et avec cet argument qui mettra en présence des 750 membres de l'Assemblée 28 hommes seulement, on dépopularisera l'Assemblée, on répétera dans le pays : ces 28 hommes si bien choisis par le Gouvernement sont des hommes spéciaux, l'Assemblée n'entend rien aux questions spéciales.

Voilà comment le pouvoir, armé du droit de nommer le conseil d'Etat, acquerrait sur l'Assemblée une prépondérance véritablement écrasante, pour répéter l'expression de mes adversaires.

A droite el sur divers bancs du centre. Trèsbien! très-bien!

M. Audren de Kerdrel. L'honorable M. Bardoux, que j'aime à citer, parce que c'est un esprit logique, que l'on aime à suivre même lorsque l'on combat ses convictions, M. Bardoux nous disait : « Il faut que les choix soient éclairés»; et s'il nous concède beaucoup de bonne volonté, il ne nous accorde pas autant de lumières pour faire ces choix. L'Assemblée ne pourra pas discerner quels sont les hommes les plus capables de s'occuper de telle ou telles affaires.

Je lui en demande bien pardon, je crois que l'Assemblée, non-seulement aura de la bonne volonté, comme il veut bien le reconnaitre, mais encore qu'elle sera capable de choisir d'excellents conseillers d'Etat.

On demandait tout à l'heure où était la France? La France, messieurs, elle est ici. (Oui! oui! Marques nombreuses d'assenti

ment.)

M. Challemel-Lacour. Non pas! (Víves réclamations et cris: A l'ordre !) La France délégue sa souveraineté, elle ne l'aliène pas !

Nouveaux cris: A l'ordre! à l'ordre! (Vive agitation.)

M. Audren de Kerdrel. Permettez, messieurs; nous sommes ici engagés dans un débat sérieux. L'Assemblée daigne me prêter une bienveillante attention; je ne veux pas passionner le débat; je la prie donc de ne pas tenir un trop grand compte de l'interruption. (Très-bien !)

Une voix à droite. Vous avez raison! Cela n'en vaut pas la peine!

M. Audren de Kerdrel. Laissez-moi terminer. (Parlez! parlez!)

Je disais que la France se retrouve ici dans sa plus haute expression... (C'est vrai! c'est évident!), dans sa représentation la plus incontestable. Eh bien, quand l'Assemblée nommera des conseillers d'Etat, ce sera la France jetant pour ainsi dire les yeux sur elle-même... (Rumeurs à gauche.) Je suis du Morbihan, l'honorable M. Bardoux du Puyde-Dôme; vous êtes tous représentants de différentes parties de la France. Permettezmoi de vous dire que dans vos départements respectifs vous connaissez des hommes distingués, éminents, dont le pouvoir exécutif n'a peut-être jamais entendu les noms.

Sur divers bancs. C'est vrai ! c'est vrai!

M. Audren de Kerdrel. Le pouvoir exécutif connait surtout les hommes qui habitent Paris. Eh bien, laissez-moi dire que parmi ces hommes il y en a qui ont servi trop de régimes... (Vive approbation à droite et au centre droit.) et dont le dévouement à eux-mêmes n'est pas pour moi une garantie suffisante de leur dévouement au pays. (Nouvelles marques d'assentiment.)

Dans nos départements, nous connaissons des hommes distingués, des esprits cultivés ; nous en connaissons parmi les préfets, nous en connaissons parmi les magistrats, nous en connaissons, pourquoi ne l'avouerai-je pas? parmi les conseillers d'Etat, qui, même sous le régime récemment tombé, ont su ne pas se compromettre dans les mêlées politiques et conserver, ce qui était difficile alors, toute leur dignité. Nous en connaissons! (Oui! oui! Très-bien! très-bien !)

M. Depeyre. Des ruraux imbéciles!

M. Audren de Kerdrel. Ce n'est donc pas une objection, je ne dirai pas sérieuse, mais suffisante, que celle que faisait l'honorable M. Bardoux.

J'arrive

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et je m'aperçois que j'ai été déjà bien long (Non! non!) j'arrive à la dernière objection. (Parlez! parlez!)

M. Bardoux nous dit encore, et je lui demande pardon de le prendre tou ours à partie : vous n'êtes pas responsables; le Gouvernoment, au contraire, est responsable au premier chef, vous pouvez l'interpeller sur le choix d'un conseiller d'Etat.

Eh bien, si, nous sommes responsables. Quand une liste aura été arrêtée dans celte Assemblée, chacun de ceux qui auront voté pour cette liste sera responsable de tous les noms qui y figureront, responsable devant le véritable juge, et ici je me trouverai d'accord avec les collègues dont je suis le plus séparé, à mon grand regret, devant l'opinion publique, devant le pays.

Quant au Gouvernement, je ne dis pas qu'il ne soit pas responsable théoriquement parlant; mais il ne faut pas toujours faire de la théorie pure. Vous pouvez interpeller un ministre vous ne le faites pas souvent... (Mais si! mais si!) sur des actes de fonctionnaires nommés par lui ou qu'il n'a pas jugé à propos de révoquer; mais vous ne pouvez pas interpeller un ministre sur un choix fait par lui jusqu'à ce que l'homme qui a été l'objet de ce choix ait été pris en faute. (C'est évident!)

Qu'on n'exagère donc pas l'efficacité de la

responsabilité ministérielle. Votre responsabi lité à vous, je l'ai déjà dit, est plus sérieuse, plus effective. Non seulement, je le répète, vous êtes responsables, mais vous êtes éclairés, et je finis par où j'ai commencé : Vous êtes souverains. S'il vous plaît de l'oublier quelquefois, laissez-moi vous dire que vous ne vous pardonneriez jamais de ne pas vous en être souvenus dans cette circonstance solennelle. (Vive approbation et applaudissements à droite. L'orateur, en retournant à son banc, reçoit les félicitations d'un grand nombre de ses collègues.)

M le président. M. le garde des sceaux a la parole.

M. Dufaure, garde des sceaux. Messieurs, je viens accomplir une tâche dont je ne me cache pas la difficulté; je viens demander à l'Assemblée de ne pas s'attribuer l'exercice d'un droit qu'on la sollicite de prendre. Je ne compte donc pas sur les approbations si légitimes données à l'honorable orateur qui descend de la tribune, mais je compte sur une attention et un silence que la générosité de l'Assemblée doit accorder à celui qui, par conviction, vient contester le droit qu'on veut lui attribuer.

J'ai eu le regret de me séparer de la commission sur le point qui est actuellement en contestation; elle me rendra cette justice, que sur les autres questions que soulève le projet de loi, quelque soin que j'eusse mis à étudier celui que je vous avais présenté, j'ai consenti à m'entendre avec elle, pour éviter des débats qui ne me paraissaient pas nécessaires.

M. Saint-Marc Girardin. C'est vrai!

M. le garde des sceaux. Et, toutes les fois que l'opinion qu'elle a adoptée m'a paru se concilier avec la nature de la loi que nous faisions, avec les nécessités de l'administration que nous voulions régler, je me suis empressé de lui donner mon adhésion.

C'est ainsi que je n'ai pas insisté sur la présidence donnée de tout temps au garde des sceaux, sur la présidence donnée aux autres minis res, soit dans l'assemblée générale du conseil d'Etat, soit dans les sections. C'est ainsi que, sur d'autres points, j'ai répondu par une adhésion complète aux idées que les membres de la commission avaient conçues. Un seul point, avec quelques détails, qui en dépendent, un seul m'a arrêté; il m'a paru que je ne devais pas abandonner ce que je croyais indispensable dans l'intérêt du pays.

Ce n'est point une question d'amour-propre, ce n'est pas plus pour moi que pour vous une rivalité d'attributions: c'est une question théorique, telle qu'elle a été discutée dans les excellents discours que vous avez entendus, question théorique qui, dans les circonstances actuelles, me paraît devenir une question pratique, de sécurité et de repos public. (Mouvements divers.)

Que cherchons-nous dans ce moment? pourquoi faisons-nous une loi? De quoi la France a-t-elle besoin en ce qui concerne particulièrement le conseil d'Etat?

Vous savez la tâche que vous vous êtes donnée depuis le jour de votre première réunion. Vous n'avez pas voulu, comme en 1848, commen er vos travaux par une Constitution; vous avez cru que, avant de la faire, il était nécessaire de relever, de reconstruire un édifice qui

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