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CHAPITRE XXIII.

REMISE DE PESARO AU PAPE. ETAT DES REVenus de l'orDRE DE MALTE EN 1788. LE BAILLI RUSPOLI ÉLU GRAND-MAITRE PAR PIE VII. CANOVA EST INVITÉ A ALLER FAIRE LE PORTRAIT DU PREMIER CONSUL, ET IL PART POUR PARIS.

LE 22 septembre, le premier consul fit faire la remise de Pesaro au gouvernement pontifical, aux termes de l'article 16 du traité de Tolentino, qui, comme on l'a vu, n'avoit pas compris Pesaro au nombre des villes devant être cédées à la république cisalpine. Le Pape éprouva de la satisfaction à faire reprendre possession de cette ville, et il modéra l'ardeur de ceux de ses sujets qui à cette occasion parurent avoir conçu quelqu'autre espérance plus étendue.

Le secrétairerie d'État du cardinal Consalvi s'entouroit de toutes les informations convenables pour bien connoître les ressources de Malte, la quotité de ses impôts, et même le montant de ses anciens revenus. Pie VII avoit dit spirituellement à M. Cacault : « Mais pour Malte, dites-nous donc précisément ce que nous donnons. Nous savons bien que nous accordons une haute dignité, mais avec cette dignité, y a-t-il

de quoi la soutenir? » Le bailli de la Tramblaye et le commandeur de Ligondez, Français qui se trouvoient momentanément à Rome, purent donner à M. Cacault des informations positives sur l'état des revenus et des dépenses de Malte en 1788. Les revenus montoient à deux millions neuf cent quatre-vingt-quatorze mille trois cent soixante-onze livres tournois.

Les dépenses montoient à trois millions quatrevingt-quatre mille sept cent soixante-neuf livres. Ainsi la dépense excédoit la recette de quatrevingt-dix mille trois cent quatre-vingt-dix-huit livres; déficit auquel on avoit l'attention de pourvoir avant la fin de l'année, par des moyens extraordinaires qui n'étoient employés que dans

ce cas seul.

L'Ordre avoit perdu la moitié de ses revenus lors de la suppression des trois langues françaises. Les dépenses n'avoient pas pu être diminuées dans la même proportion, surtout celles qui concernoient les ambassadeurs, les frais d'un vaisseau de ligne, de trois frégates, de quatre galères, de deux galiotes, des hôpitaux et de la prison des esclaves aussi à la prise de Malte, l'Ordre étoit accablé de dettes, car l'administration de M. de Hompesch n'avoit pas été assez ferme pour rétablir un équilibre dans les finances.

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En apprenant ces détails, le Pape dit à M. Cacault : « Vous nous jetez dans des embarras pour

cette élection, et ce n'est pas un grand présent que nous avons à faire à celui qui sera préféré. Très-saint Père, élisez toujours, répondoit le bon M. Cacault, ne calculez pas l'importance du présent, calculez l'influence qui en résulte pour le nom du Saint Père, et par suite pour l'intérêt de la religion catholique. Voyez donc l'Europe entière, bien croyante ou mal croyante, qui traite avec vous, qui vous sollicite, et qui dans un choix libre et sage aura une autre occasion d'admirer votre indépendance et vos vertus. Ils disent à Paris que j'ai pour votre Sainteté le dévouement d'un Nonce, et que je m'embarrasse peu de la surveillance à exercer sur Rome dans les intérêts de la France. Beaucoup des intérêts de la France sont ici, et Consalvi sait aussi très-bien que quand je vois qu'il se trompe, je ne le ménage pas plus que mes relations extérieures de Paris. >>

Le Pape assembla une congrégation de cardinaux, où il appela surtout les cardinaux di Piétro et Caselli récemment employés dans la négociation du concordat.

Il entendit leur avis sur le mérite des divers candidats au magistère, et ensuite il se résolut à élire grand-maître le bailli Ruspoli, frère du prince Ruspoli, seigneur romain qui avoit été précédemment ambassadeur d'Autriche près la cour de Naples, maintenant décoré de l'ordre de la Toison-d'Or de Vienne. Le bailli Ruspoli

étoit un homme très-distingué par ses talens. Il avoit de l'instruction, des lumières et de l'esprit naturel. Ses dispositions passoient pour n'être pas absolument favorables à la révolution française; mais on le savoit modéré, sage et prudent dans l'expression de ses opinions.

Le 16 septembre, le chevalier Nicolas Bussi fut envoyé à la hâte en Angleterre, où résidoit le bailli Ruspoli, pour lui porter le bref de son élection. On attendoit ses réponses avec quelque inquiétude, le nouvel élu se trouvant indirectement sous l'influence anglaise, ou au moins à portée de connoître la bonne ou la mauvaise volonté du gouvernement britannique, pour le rétablissement de l'Ordre de Malte cependant on ne pouvoit rien préjuger de positif avant d'avoir des nouvelles du chevalier Bussi.

Nous serons distraits ici quelque temps par un autre intérêt. M. Cacault, qui parloit souvent arts et statues dans sa correspondance, reçut une lettre particulière de M. de Bourienne, par laquelle il lui annonçoit que M. Canova étoit invité à venir à Paris pour faire le portrait du premier consul. On laissoit à M. Canova le soin de disposer la statue comme il l'entendroit; le voyage devoit être payé, et de plus, le prix de la statue étoit porté à cent vingt mille francs. M. Cacault ne négligeoit aucun effort pour déterminer le célèbre sculpteur à entreprendre promptement le voyage, mais Canova ne s'y

décidoit pas. « C'est Bonaparte, c'est lui, disoitil, qui a détruit le gouvernement de mon pays, et qui ensuite l'a livré à l'Autriche. J'ai mille travaux ici : je ne suis pas un homme politique, je ne demande rien au pouvoir; et puis voilà l'hiver, et j'irois mourir dans les neiges à Paris! »

M. Cacault répliquoit : « La nature produit de temps en temps des grands hommes dans tous les genres. Ces grands hommes, quand ils appartiennent au même siècle, se doivent appui, affection et concours. Le grand homme de guerre de la France a fait le premier son devoir, il a appelé, avec des manières royales, le grand homme des arts de l'Italie. Celui-ci ne peut refuser l'invitation qui lui étoit due. Il manqueroit à sa vocation, à son étoile, à sa destinée. J'entends bien le crime privé de Venise. Ah! si on avoit agi ainsi avec ma Bretagne! Je comprends les scrupules et l'indignation de l'enfant des gondoles. Mais Canova n'est plus Vénitien à Rome. Bonaparte sert et défend Rome, nouvelle patrie de Canova. Les regrets prodigués à l'autorité de ce gouvernement si antique, qui fut d'ailleurs dévoré par la guerre, cette tendresse qu'un Asolano (allusion à la ville voisine du lieu de naissance de Canova) conserve pour ses montagnes, tout cela est très-bien, d'une belle ame, d'un culte de patrie, chaste et pur; mais ce n'est qu'un détail du second ordre dans une carrière vaste et immortelle. Canova ne

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