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rude. Les esprits s'excitèrent de part et d'autre; les faits allèrent en s'ag- Nr. 11375. gravant. Dès les mois de septembre et d'octobre 1894, l'agitation avait 3. Nov. 1896. gagné presque toute la contrée. Les nouvelles les plus inquiétantes arrivaient de tous les côtés à la fois. A Tokat, à Diarbékir, à Bitlis, à Mouch, à Sassoun, dans les villes et dans les campagnes, la lutte était partout engagée. || Tel a été, Messieurs, le commencement des troubles qui ont donné lieu par la suite à des violences, à des excès dont on vous a présenté l'émouvant tableau. Des causes diverses y ont contribué état habituel d'une région dont les populations sont exposées, sans défense, aux incursions des Kurdes nomades, souffrances provoquées par les abus d'une mauvaise administration, ingérences étrangères et excitations entretenues par des agents non responsables répandus en grand nombre dans le pays, désespoir d'une population poussée à bout, frappée dans ses prêtres, dans ses couvents, dans tous les objets de sa foi, impuissance ou mauvais vouloir des autorités locales et peutêtre même, on l'a beaucoup dit, instructions regrettables laissant trop de latitude à des autorités sans prudence et sans humanité. || Dès que les nouvelles furent arrivées à Constanstinople, les Ambassadeurs eurent à s'occuper de la question qui venait de se poser si brusquement. Depuis longtemps, la diplomatie britannique surveille avec attention une contrée qui avoisine de si près le Caucase, la mer Noire, les rives du Bosphore, et dont la situation, aux sources du Tigre et de l'Euphrate, peut être décisive dans les problèmes qui touchent aux destinées de l'Asie. Les missions évangéliques en grand nombre sont répandues dans la région et sont les correspondants naturels des consuls et des diplomates. || Cependant, le Gouvernement anglais comprit, dès le début, à quel danger on s'exposait si on voulait agir isolément. Il s'établit rapidement, à la demande même du Sultan, une sorte de concert entre les Ambassades d'Angleterre, de Russie et de France, celle-ci offrant, dans une question où nous n'étions pas directement intéressés, ses bons offices pour des raisons de conciliation et d'humanité, et, après de longs et minutieux travaux, après des enquêtes approfondies qui révélèrent toute la gravité des faits, un accord se fit, entre ces trois Ambassades et la Porte, établissant tout un système de réformes applicables aux vilayets d'Arménie. Cette entente intervint, Messieurs, dans les derniers jours d'octobre 1895. Si ces clauses fussent entrées immédiatement en application, peut-être les nouveaux malheurs qui allaient suivre eussent pu être évités. | Malheureusement, soit que la bonne volonté fit défaut, soit que les événements qui se précipitaient de nouveau s'y opposassent, ce plan de réformes ne put être appliqué. A partir de novembre 1895, les luttes et les massacres recommencèrent partout. L'hiver de 1895-1896 a été surtout terrible. C'est ici que se placent les faits les plus graves dont vous ayez entendu le récit. Leur énumération a quelque-chose d'effrayant dans sa monotonie et si les renseignements relatifs au chiffre des victimes sont difficiles à vérifier et jusqu'à un certain point contradictoires, ce qui n'est que trop certain, c'est qu'une calamité sans exemple s'est abattuc sur ces

Nr. 11375. malheureuses régions. Si l'on veut, d'ailleurs, se rendre compte de la Frankreich. situation morale et matérielle qui a succédé à ces événements et qui dure

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encore à l'heure présente, qu'on me permette de citer quelques passages du rapport d'un de nos agents placé mieux que personne pour être exactement renseigné. Le rapport est daté du mois d'avril.

,,Pour compléter le tableau de nos misères, j'aurai à vous montrer la population chrétienne de la ville et des villages terrorisée, les musulmans euxmêmes fatigués de cet état intolérable, la misère s'étendant sur toutes les classes de la société, le commerce nul, l'industrie arrétée, les travaux des champs interrompus, des milliers de personnes sans travail errant dans les rues, la faim guettant tout un peuple que les secours ne pourront, si une amélioration ne se produit, arracher à la mort." || Le correspondant analyse ensuite lès causes de ce déplorable état de choses. Il montre dans les faubourgs du chef-lieu de la province une bande de fanatiques nommés katchags, bandits sans ressources et sans asile, dont le nombre ne dépasse pas quelques centaines, mais qui, par leur violence, terrorisent la population chrétienne. ||

„En face d'eux, ajoute-t-il, sont les comités arméniens composés de tout jeunes gens, d'autant plus inexpérimentés. Ils ont la spécialité des fausses nouvelles qui tiennent les esprits dans une inquiétude continuelle, causent de vaines alarmes, font naître de folles espérances et organisent les attentats politiques dirigés spécialement contre les Arméniens qui ont des relations avec l'Autorité et sont considérés comme traîtres à la nation. || Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il encore, les katchags qui seraient, en Perse, répandus dans les villages de la frontière au nombre, dit-on, de six à sept cents toujours prêts à passer chez nous. || Enfin, à ces éléments de désordre, les Musulmans en opposent un autre beaucoup plus formidable: je veux parler des Kurdes et spécialement des Hamidiés, dont les exploits sont trop connus pour que je m'y arrête." | Telles sont les causes du mal prises sur le vif, et je ne fais que mentionner en outre le désordre régnant dans toute l'administration et, pour employer encore une expression du même agent, ,,l'anarchie d'en haut amenant celle d'en bas", les bonnes volontés mêmes paralysées et tout laissé au hasard des événements, à l'affolement des paniques ou au choc des passions déchaînées. Vous étonnerez-vous, Messieurs, si, dans de telles circonstances, à la suite de tels événements, vous voyez, parmi des hommes qui n'ont connu de mesure ni dans leurs espérances ni dans leurs misères, un état d'esprit voisin du désespoir qui les porte aux plus téméraires entreprises. || C'est ainsi qu'au mois d'août dernier éclate soudain à Constantinople cet étrange complot, dont le coup de main sur la Banque ottomane est l'épisode le plus connu et qui, par la folie de l'attaque, fournit un prétexte à toutes les violences. La population paisible paya pour quelques audacieux qui l'avaient compromise et ce qui se passa pendant plusieurs jours dans les rues de Constantinople offrit le spectacle le plus douloureux à l'Europe irritée d'abord contre les auteurs de l'attentat, mais bientôt tout autrement émue des cruautés et des excès dont

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la répression fut le prétexte. || Ne croyez pas, Messieurs, que devant ces faits Nr. 11375. les Puissances soient restées impassibles. Deux sortes de devoirs s'imposaient 3. Nov. 1896 à elles arrêter les violences, protéger leurs colonies menacées. Elles n'ont manqué ni à l'un ni à l'autre et, sans qu'il soit utile d'apporter ici des documents qui seront publiés à leur heure, je puis affirmer que la France a fait entendre à Constantinople et à Paris, par l'organe des ambassades respectives, un langage tel qu'on n'a pu se méprendre ni sur sa force ni sur sa portée. Et ce langage paraît avoir été entendu, puisque, depuis qu'il a été tenu, aucun événement grave ne s'est produit ni dans la capitale ni dans l'Empire. Mais le mal n'en subsistait pas moins.

L'Empire turc était d'ailleurs, dans ces mêmes temps, agité de bien autres secousses.

Ceux qui incriminent les lenteurs de la diplomatie ne tiennent pas assez compte de ses efforts et des difficultés qu'elle rencontre. En effet, Messieurs, les maux qui, par suite d'une mauvaise administration, frappent les populations ne sont pas exclusivement propres à la région arménienne. || Chrétiens et musulmans, tout le monde en souffre, tout le monde les déplore, et chaque fois qu'une des parties de l'Empire est ébranlée, le reste s'émeut. C'est ce qui eut lieu, par une sorte de contre-coup des événements d'Arménie, dans plusieurs provinces européennes de l'Empire. L'année dernière en Macédoine, cette année en Crète de graves événements se produisirent et il fallut la bonne volonté réciproque des diverses Puissances, leurs intentions résolument pacifiques pour que ces brandons bien plus manifestement dangereux, parce qu'ils étaient plus proches, n'allumassent pas un redoutable incendie. || En Macédoine et sur les frontières de la Bulgarie et de la Grèce, le péril fut conjuré grâce à une heureuse initiative de l'Autriche-Hongrie, et vous n'ignorez pas, Messieurs, que cette année même, la diplomatie a fini par formuler, pour l'île de Crète, les conditions d'un régime nouveau et plus libéral accordé par le Sultan à la demande de l'Europe et qui, s'il est pratiqué comme il doit l'être avec suite et avec bonne foi, assurera à cette île le repos et la prospérité.

Il est vrai que ces solutions particulières n'ont pas atteint le mal à sa source, mais du moins ont-elles permis de dégager quelques-uns des principes qui paraissent devoir guider les Puissances dans la solution que réclament ces délicates et périlleuses questions. || Ces principes, que la Chambre me permette de les indiquer devant elle, tels que, peu à peu, et malgré les rivalités des intérêts latents et la poussée des passions souvent imprudentes, ils ont paru se poser devant l'unanimité des Puissances. || Tout d'abord, celles-ci semblent convaincues, les unes et les autres, que la première nécessité qui s'impose est une entente solide et loyale entre elles. Les Gouvernements unissent leurs efforts pour rechercher les éléments de cette entente et pour la consolider; ils s'appliquent, à l'heure même où je parle, à écarter ou à aplanir ce qui paraît pouvoir les diviser. L'action commune des Ambassades

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Nr. 11375. à Constantinople a offert, depuis le début de la crise, une suite et une unanimité dont il ne faut louer aucune en particulier, mais toutes ensemble, et cette union, fortifiée sans cesse par l'approbation des Cabinets, a obtenu, précisément en Crète, en Macédoine, les résultats que je rappelais tout à l'heure. De cette première donnée, il en découle immédiatement une autre, à savoir que toute idée d'action isolée doit être écartée. Vous avez suivi assurément avec attention, Messieurs, les débats publics qui se sont produits à ce sujet en Angleterre, et vous avez remarqué l'énergie avec laquelle celui qui était hier encore le chef du parti libéral a préféré quitter cette situation plutôt que de se mettre sur ce point en contradiction avec les déclarations si formelles du Chef du Cabinet conservateur actuel. || Et alors, Messieurs, une autre conséquence suit encore: à savoir que, si l'action des Puissances pouvait et devait se faire sentir à Constantinople pour obtenir du Sultan l'amélioration des conditions de la vie publique et particulière dans son Empire, cette action ne devait cependant porter aucune atteinte à l'intégrité de l'Empire ottoman et aux situations acquises par traités. || Ce point de vue, Messieurs, a toujours été celui de la France. On peut dire que c'est une des traditions les plus respectables de sa politique et de son histoire; et elle est heureuse de voir d'autres Puissances s'y rallier comme à une des bases les plus solides de l'équilibre européen. | Contenue et affermie par ce cadre. déjà précis, l'action commune des Puissances me paraît pouvoir se faire sentir à Constantinople dans le sens même indiqué par les précédents orateurs. Non pas qu'il s'agisse ni d'immixtion directe, ni de quoi que ce soit qui puisse ressembler à un condominium; ce serait là le plus précaire et le plus dangereux des expédients. Mais la diplomatie européenne, consciente de sa tâche, résolue à panser les blessures et à empêcher le retour des malheurs qui viennent de se produire, peut aborder, conjointement avec le Gouvernement ottoman, le problème de l'amélioration de l'Empire. Cette tâche est difficile; elle n'est au-dessus ni de notre bonne volonté, ni de nos moyens d'action.

Je ne vois que des avantages à le dire à cette tribune, Messieurs: parmi les résultats si féconds du voyage de l'Empereur de Russie à Paris, nous pouvons compter celui-ci que, notamment sur le point qui a attiré justement l'attention de la Chambre, des vues précises ont été échangées; la communauté des appréciations et des intérêts s'est dégagée entre les deux Puissances et nous avons la ferme confiance que par la modération, l'équité, le haut souci de l'avenir et le ménagement apporté à tous les intérêts en cause, les solutions envisagées répondront aux vues de tous les autres Cabinets et aux besoins de la situation en Orient. || L'Europe unie saura, nous l'espérons, se faire comprendre du Sultan, elle le mettra en garde contre les influences néfastes; elle saura lui prouver qu'il ne s'agit nullement de favoriser telle ou telle partie de l'Empire, ni telle ou telle religion au détriment des autres, mais que tous, catholiques, arméniens, orthodoxes, musulmans, souffrent des

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mêmes maux et demandent les mêmes améliorations; elle lui montrera la Nr. 11374. source du mal là où elle est, c'est-à-dire dans la mauvaise gestion politique, 3. Nov. 1896. financière et administrative; elle lui indiquera les moyens de mettre, dans tout cela, un certain ordre sans lequel les États ne peuvent durer; elle réclamera de lui la réalisation de ses propres promesses; elle lui demandera de mettre en pratique les réformes déjà accordées, de les étendre là ou elles sont nécessaires, de mettre un terme aux répressions violentes, d'ouvrir les prisons, de venir en aide aux plus grandes misères. On lui répétera encore, avec plus d'autorité, s'il est nécessaire, que l'existence des colonies européennes lui est confiée, qu'il en est responsable, qu'il doit non seulement à tous ses sujets, mais à tous ceux qui vivent sur le territoire de son empire, la sécurité, la paix publique et l'ordre. On saura lui démontrer enfin que cette politique est la seule loyale, la seule forte, la seule digne, et qu'enfin là, et là seulement, se trouvent, pour lui et les siens, l'honneur et le salut. || Mais aussi, Messieurs, il faut que ceux qui ont la responsabilité des entreprises parfois si téméraires qui ont été tentées, il faut que ceux-là se rendent compte du mal que de nouvelles imprudences peuvent causer : ils savent maintenant que l'Europe n'est pas insensible aux maux qui les frappent, mais il convient qu'ils comprennent aussi que l'oeuvre qu'il s'agit d'entreprendre est laborieuse, qu'elle peut subir bien des lenteurs apparentes, que la violence n'y peut aider et que, si l'Europe entière, animée des sentiments bienveillants que j'ai essayé d'exposer, a les yeux fixés sur eux et veut leur bien à l'égal de celui de tous les autres sujets de l'Empire, elle ne veut pas que de nouvelles surprises la détournent de sa tâche et découragent d'unanimes bonnes volontés.

Messieurs, j'ai essayé de répondre, dans la mesure où il m'est permis de le faire, du haut de cette tribune, aux questions qui m'ont été adressées et aux inquiétudes qui ont été manifestées. J'ai essayé de dégager devant vous les éléments d'un problème obscur ou, pour mieux parler, les données nouvelles que la marche des événements a ajoutées à cette éternelle question d'Orient. || Je crois que la Chambre comprendra et que l'on comprendra aussi hors de cette enceinte quels sont les mobiles qui dirigent la politique de notre pays.

La France, fidèle à toutes ses traditions, désire l'amélioration du sort des peuples de l'Orient; elle n'oublie pas les devoirs du protectorat religieux qu'elle exerce; elle sait que l'ordre et la sécurité sont nécessaires aux grands intérêts de toute nature qu'elle défend; elle n'oublie pas non plus les liens qui l'unissent depuis si longtemps à l'Empire Ottoman et les raisons qui lui font désirer le maintien de son intégrité. Mais, avertie par le passé, elle répudie l'esprit d'aventure; elle sait aussi que ses devoirs sont multiples dans le monde et qu'elle doit dans chaque circonstance donnée proportionner son effort à l'étendue de toutes les tâches qui lui incombent. || Telles sont les vues, Messieurs, qui ont dirigé et qui dirigeront, si vous les approuvez, la politique de la France au moment où elle s'efforce de résoudre dans la mesure qui

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