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accueil brillant, à des politesses cérémonieuses et fastueuses, il n'a avec les naturels du pays que des rapports prévus d'avance, et dont on a désigné les instruments. A tout on a préparé, des réponses, on a réglé le programme des plaisirs, des fêtes à donner, on a choisi les personnages chargés de la conduite du nouveau-venu, et presque responsables de la direction de ses idées. Comme le luxe est tout d'apparat, on combine les choses pour un effet de représentation, on cherche à éblouir l'œil; il en est en petit de cela comme du voyage de Catherine, dans lequel Potemkin avait trouvé utile de semer les bords de la route de villages en carton ou en planches peintes, devant lesquels accouraient se ranger, chassés par le knout, une foule de paysans venus de plusieurs milles à la ronde. Ce que Potemkin fit pour nourrir les illusions de sa maîtresse et pour flatter son orgueil impérial, on le fait à Saint-Pétersbourg pour les visiteurs de marque. Chacun d'eux est flanqué de cicéroni officieux, qui composent à leur gré une ville ou une campagne, une société ou une politique, et la leur font voir au travers d'un prisme. Et quand même on parviendrait à s'aboucher avec d'autres personnes, on n'arriverait pas pour cela à la connaissance de la réalité. Chacun des Moskovites interrogés sait bien que la vérité s'expie par l'exil. De

là il est résulté que toutes les missions temporaires qui avaient pour but de recueillir des renseignements sur la statistique, la géographie, la politique ou la diplomatie moskovites, ne pouvaient avoir une issue satisfaisante. C'est à peine si, après une longue résidence, un ambassadeur ou un consul aurait pu voir, sous la plus petite de leurs faces, les affaires du pays. Un tel système doit tenir l'Europe en garde contre les récits des voyageurs d'un haut rang, qui ont traversé l'empire, en marchant sur les fleurs que l'on avait semées devant eux. Ceuxlà n'ont vu que ce que l'on voulait leur montrer. Il ne faut pas se défier moins des Moskovites qui voyagent en Europe, hommes du gouvernement en partie et alors juges intéressés, ou bien individus surveillés, qui ne circulent que sous le regard d'une police occulte, dont la garde est à Saint-Pétersbourg et la pointe partout. Ces voyageurs, hommes de plaisirs ou hommes d'affaires, savent fort bien que la moindre indiscrétion sur la politique moskovite serait punie ou de la proscription ou du cachot: aussi se gardent-ils bien de parler de leurs pays, et se contentent-ils de jouir des distractions de leur pèlerinage.

Le système d'espionnage est du reste poussé, entre Moskovites, à un degré incroyable.Chaque haut employé du cabinet a son surveillant, son

espion, tranchons le mot, dont la seule tâch e est d'envoyer des rapports au cabinet de SaintPétersbourg, sur l'homme qu'il surveille; ces agents secrets pullulent en Europe; c'est par eux, plutôt que par les ambassadeurs, que le cabinet est si bien renseigné sur ce qui se passe.

Tels sont les moyens de politique secrète : d'un côté, farder les affaires moskovites aux yeux de l'étranger, de l'autre posséder à fond, à l'aide d'agents mystérieux, les détails de la diplomatie étrangere. On voit que, posée de la sorte, la partie n'est point égale entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et les cabinets européens.

§ 3. Ce que les puissances européennes ont à craindre de l'esprit d'envahissement des czars de Moskou.

On a vu dans l'introduction par quels traits généraux notre époque se rapprochait de celle où deux grandes civilisations périrent, envahies par les Barbares. Les civilisations modernes, si elles se rapprochent en beaucoup de points des civilisations anciennes, en diffèrent par beau coup d'autres, et les situations politiques n'ont que des concordances assez éloignées. Cependant, toute balance faite et toute proportion gardée, on ne saurait attribuer l'avantage

d'une comparaison aux nations civilisées sur les Barbares actuels.

En effet, autrefois, la sagacité politique, la prévoyance de l'avenir étaient l'apanage exclusifdes Romains et des Grecs, et quand les Barbares les attaquaient, ils ne savaient vraiment pas à quelles destinées éventuelles pouvait les conduire la chance des événements. De nos jours, les Barbares possèdent une science diplomatique plus raffinée que celle des peuples les plus avancés en civilisation ; ils ont des relations suivies et sûres avec tous les cabinets, et tandis qu'ils tiennent leurs propres affaires dans la nuit du despotisme, ils ont, pour les éclairer sur les affaires des autres, une liberté de la presse qui les éclaire sous toutes leurs faces.

Le reste de l'Europe marche, agit, négocie au soleil. Les Moskovites négocient, agissent et marchent dans l'ombre. Ainsi initiés aux faits et aux projets, aux actes secrets et aux actes ostensibles de nations rivales, ils peuvent opérer sur elles systématiquement, avec préméditation et presque toujours à coup sûr. Les Barbares actuels ont aussi cet avantage qu'ils s'approprient tous les progrès de l'esprit humain, en tant que ces progrès peuvent être utiles à leurs envahissements, sauf à en rejeter ce qui nuirait à la force virtuelle de leur système. Autrefois, quand l'Italie et les bords du Bosphore étaient envahis,

les armées barbares étaient peu nombreuses et forméesd'éléments disparates. C'étaient des Boulgares, des Siciliens, des Latins, venus de provinces peu importantes, conquérants dont la nationalité peu développée finissait toujours par s'absorber et se fondre dans la nationalité des vaincus. La civilisation moderne a à combattre au contraire un adversaire unique, fort, puissant, bien plus redoutable à lui seul que toutes les anciennes hordes ensemble. La faiblesse des Romains et des Grecs prenait sa source dans leur décadence morale, et dans cette crise religieuse qui changea la face du monde, tandis que la faiblesse des peuples européens a aujourd'hui un caractère plus politique que religieux. En ce sens, la Moskovie a tellement identifié ses vues et ses intérêts, avec les intérêts et les vues de plusieurs gouvernements de l'Europe, elle a su, même chez les peuples les plus avancés, se ménager de telles sympathies secrètes parmi les partisans d'une féodalité déchue, qu'on peut dire aujourd'hui, avec une grande et incontestable raison, qu'elle est la tête du principe contraire au progrès de l'humanité, et qu'elle épie toutes les occasions d'en devenir le bras. Les Barbares n'avaient pas cet avantage, quand ils renversèrent les empires d'Occident et d'Orient. Il résulte de ce caractère de la politique moskovite, de ses envahissements, des

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