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CONTINUATION

DE

L'HISTOIRE DE FRANCE

D'ANQUETIL,

Par M. Léonard Gallers.

CONSULAT.

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espèce, offrant trois chances probables : la couronne civique, le trône ou la mort. La première de ces chances échappa à Bonaparte, meurtrier de la liberté; la seconde, il la trouva à Paris au faîte de sa puissance; la troisième l'attendait sur le rocher de Sainte-Hélène.

La constitution de l'an III a cessé d'exister. Une commission consulaire, composée de Bonaparte, Sièyes et Roger-Ducos, remplace le directoire aboli. Les conseils des anciens et des cinqcents ajournés au 1er ventôse (20 février 4800) sont représentés par deux commissions législatives de vingt-cinq membres chacune. Le décret du 19 brumaire (10 novembre) charge ces commissions « de préparer des changements à ap» porter aux dispositions organiques de la con

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Cette crainte ne tarda pas à se réaliser. Le 20 brumaire, dans la matinée, les consuls se réunissent pour la première fois. Il s'agit de nommer à la présidence. Le suffrage de Roger-Ducos doit décider, et, dans le directoire, il a été toujours subordonné à Sièyes. Aussi celui-ci se croitil déjà le maître de la France. Mais Bonaparte est salué comme président par Roger-Ducos. Cette séance dura plusieurs heures, durant lesquelles Bonaparte s'exprima avec non moins de justesse sur les affaires civiles que sur celles de l'armée. Sièyes, rentrant chez lui, dit avec humeur à Talleyrand, Roederer et Cabanis : « Messieurs, vous avez un maître : il veut tout faire, sait tout faire, et peut tout faire. »

»stitution, dont l'expérience, disait-on, a fait | énergiques devaient être déportés sur los plages » sentir les vices et les inconvénients. La commis- brûlantes de la Guyane française; on appelait »sion exécutive pourra leur présenter ses vues cette cruelle mesure mise en surveillance hors du » à cet égard.» En d'autres termes, l'action prin- territoire continental de la république. L'opinion cipale réside dans cette commission, et la volonté publique frémit, le tribunal de cassation réclama de celle-ci dans la volonté de Bonaparte. un de ses membres; l'armée s'indigna en lisant le nom du vainqueur de Fleurus sur la liste fatale. L'arrêté ne fut pas mis à exécution; mais il servit à détruire les illusions que quelques patriotes confiants avaient encore sur la nature de ce bouleversement. Les jacobins, le peuple avaient laissé faire Bonaparte avec une secrète joie : ils se rappelaient le républicanisme ardent que ce jeune capitaine avait toujours professé; le peuple n'avait pas oublié qu'il avait été un des plus fermes soutiens du directoire, quand celui-ci voulut frapper les royalistes des conseils et les journalistes vendus à la contre-révolution. Le peuple avait donc la plus grande confiance dans le vainqueur des rois et dans les soldats de 1795 : il ne lui vint pas même dans la pensée que cette armée si enthousiaste de la liberté se prêterait à des projets liberticides. Les jacobins avaient donc vu avec satisfaction le renversement d'un gouvernement qui ne marchait pas selon leurs vues et qui, par sa faiblesse, encourageait le royalisme, ils ne doutaient pas que Bonaparte n'eût agi dans leur sens. Mais en même temps, les royalistes se li

Le premier acte du gouvernement fut l'organisation d'un nouveau ministère. Dubois-Crancé, ministre de la guerre, était un homme de parti, peu estimé, n'ayant aucune habitude de travail ni d'ordre: Berthier le remplaça. Le ministre des finances, Robert-Lindet, jouissait d'une réputation de talent et de probité; mais ses idées républicaines effrayaient Bonaparte, qui se hâta de lui substituer Gaudin. Talleyrand, Forfait et Laplace remplacèrent Reinhard, Bourdon et Qui- rétablir la tranquilité intérieure, ont arrêté le 25 brumaire : nette aux affaires étrangères, à la marine et à l'intérieur 2. Cambacérès et Fouché conservèrent la justice et la police. Le secrétaire du directoire, Lagarde, n'avait pas une réputation à l'abri du reproche. On lui substitua Maret, depuis duc de Bassano, qui, après le 9 thermidor, avait été échangé contre la fille de Louis XVI.

Ces mesures prises, la commission exécutive, en vertu de la prétendue loi du 19 brumaire, qui la chargeait de veiller à la sûreté publique, débuta par un arrêt de proscription contre les membres les plus libéraux des conseils, à la tête desquels on remarquait le général Jourdan, et contre les individus signalés comme républicains par l'ex-jacobin Fouché 3. Tous ces patriotes

Son trop redoutable collègue, pour le consoler de cet échec, lui abandonna une somme de huit cent mille francs trouvée dans la caisse secrète du directoire, et le chargea de rédiger une constitution nouvelle, dont il se promit bien de retrancher tout ce qui ne conviendrait pas à ses desseins.

2 Les deux derniers répondirent peu aux idées qu'on s'était faites de leur habileté; le troisième en moutra tonjours trop, si toutefois c'est avoir de l'habileté que de se jouer de tout le monde, de soi-même et de tous ses serments.

3 Décret de déportation du 29 brumaire an VIII.
Les consuls de la république, en exécution de l'art. 3 de la

la loi du 19 du présent mois, qui les charge spécialement de

<ARTICLE PREMIER. Les individus ci-après nommés : Des» trem, ex-député; Aréna, ex-député; Marquesi, ex-député ; Truc, ex-député; Félix Lepelictier, Charles Hesse, Scipion » du Roure, Gagny, Massard, Fourni-r, Girand, Fiquet, Baseh, Marchand, Gabriel, Mamin, J. Sabathier, Clémence, Marné, Jourdeuil, Metge, Bourgoing, Corchaut, Maignaut (de Marseille), Henriot, Lebois, Soulavie, Du

brueil, Didier, Lamberté, d'Aubigny, Xavier Audouin, sor» tiront du territoire continental de ia repub ique. Ils seront à ⚫ cet effet tenus de se rendre à Rochefort, pour être ensuite conduits et retenus dans le département de la Guyane fran

⚫ çaise.

ART. II. Les individus ci-après nommés: Briot, Antonelle

Lachevardière. Poulain-Grandpré, Grandmaison, Talot, » Quirot, Daubermesnil, Frison, Declerq, Jourdan (de la Haute-Vienne), Lesage-Sénault. Prudhon, Groscassand-Dorimond, Guesdon, Julien (de Toulouse), Santhonax, Tilly, > ex-chargé des affaires de Gènes; Stevenotte, Castaing, Bou» vier et Delbret serout tenus de se rendre dans la commune » de la Rochelle, département de la Charente-Inférieure, pour > être ensuite couduits et retenus dans tel lieu de ce départe»ment qui sera indiqué par le ministre de la police générale. › ART. III. Immédiatement après la publication du présent arrété, les individus compris dans les deux articles précé» dents seront dessaisis de l'exercice de tout droit de pro» priété, et la remise ne leur en sera faite que sur la preuve » authentique de leur arrivée au lieu fixé par le présent ar» rêté,

› ART. IV. Seront pareillement dessaisis de ce droit ceux qui » quitteront le lieu où ils se seront rendus, ou celui où ils au› ront été conduits en vertu des dispositions précédentes. » ART. V. Le présent arrêté sera inséré au Bulletin des lois; les ministres de la police générale, de la marine et des finan ces serout chargés, chacun en ce qui le concerne, d'en surveiller et d'en assurer l'exécution.

vraient eux-mêmes aux espérances que le renver- aucun prétexte être absorbé par M. Labbé. sement du directoire leur donnait. Bonaparte, Cette volonté hautement manifestée fit perdre à disaient-ils, n'avait renversé le gouvernement Sièyes toutes ses créatures: elles se rangèrent du populaire que pour relever le trône et l'autel : ils côté de Bonaparte, et le grand électorat ne fut le saluaient déjà comme un nouveau Monck. Les point établi. Aucune place ne restait, dès-lors, à patriotes et les royalistes ne tardèrent pas à s'a- Sièyes dans l'ordre social qu'il avait imaginé. Il percevoir que Bonaparte s'était fort peu inquiété se résigna, et fit, ainsi que Ducos, de son addes partis, et qu'il n'avait travaillé que pour lui-mission dans le sénat un des articles de la conmême. stitution.

Cependant il fallait donner quelques aliments à la flatterie et feindre d'accomplir les promesses du 19 brumaire. On retira l'emprunt forcé qui était remboursable; mais on le remplaça par un accroissement d'impôt de vingt-cinq centimes par franc, lequel ne l'était pas. On rapporta la loi rigoureuse des otages, loi sévère, mais tempérée dans son exécution, et dont le but était d'intimider les brigands, et on y substitua un arrêté portant que les communes rebelles seraient mises hors la loi et traitées en ennemies du peuple français. La loi des otages était-elle plus sévère? Les commissions législatives s'occupèrent ensuite des lois organiques promises par l'acte du 19 brumaire. Sièyes reproduisit à peu près le plan qu'il avait proposé à la convention lors de la discussion de la constitution de l'an III; mais alors il aimait la liberté, malgré les excès récents de la terreur, et il eût peut-être défendu de bonne foi une république qui l'aurait mis à sa tête: maintenant il abhorre des institutions populaires qui ne sont pas son ouvrage, regarde la république comme impossible, et déclare une sottise, un danger toute part donnée au peuple dans le gouvernement d'un état. L'admirateur des Gracques est devenu un Machiavel; il enseignait à la nation ses droits, aujourd'hui il ne songe qu'à les violer en les préconisant toujours.

D'après le plan de constitution de Sièyes, le pouvoir exécutif devait être confié à un seul magistrat suprême, avec autorité absolue, ayant l'initiative des lois, le droit de faire des ordonnances, de traiter avec les puissances étrangères, de commander les troupes, de nommer à tous les emplois; tous ses agents devaient être inviolables. En dehors de cette magistrature, Sièyes créait, pour lui, une charge inamovible de grand électeur, représentant de la nation française, dépensant une liste civile de six millions, et n'ayant d'autres fonctions que de nommer le premier consul et ses suppléants. Les sénateurs inamovibles étaient les principales colonnes de son édifice; il se réservait le droit de faire entrer dans les rangs de ce corps les premiers magistrats, à commencer par les consuls. Il appelait cela absorber le pouvoir dans le sénat. Bonaparte y vit un synonyme de destitution: Je ne veux, disait-il, sous

Les ayant ainsi absorbés, Bonaparte, sans être élu, monta au souverain pouvoir. Il s'adjoignit ou se fit adjoindre Cambacérès et Lebrun. C'étaient deux hommes de mérite, tous deux capables. Cambacérès jouissait à juste titre de la réputation d'un des premiers jurisconsultes de la république; Lebrun s'était fait remarquer comme homme de lettres, par la pureté et l'élégance de son style. Malgré son républicanisme, Cambacérès était l'avocat des abus, des préjugés, des distinctions, des honneurs. Lebrun, froid et sévère, était insensible aux honneurs, dont il combattait le retour; il y cédait sans illusions. Ces trois consuls furent nommés pour dix ans. Le droit d'élection fut aboli, on le remplaça par la faculté laissée au peuple de présenter des listes de candidats. On sembla lui permettre d'adopter et de rejeter librement la constitution; mais, au lieu de convoquer tous les Français en assemblées primaires, ou ouvrit dans les administrations et chez les notaires des registres sans contrôle où les fonctionnaires et employés coururent s'inscrire. Les gouvernants provisoires n'attendirent pas même les résultats des votes et s'emparèrent du pouvoir avant d'y être appelés.

La constitution de l'an VIII accordait au premier consul des prérogatives bien supérieures à celles des autres; elle lui donnait des fonctions et des attributions particulières: il promulguait les lois, nommait seul et révoquait à volonté les membres du conseil d'état, les ministres, les ambassadeurs et autres principaux agents extérieurs ; les officiers de l'armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux ; il nommait aussi tous les juges criminels et civils, autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer. Le second et le troisième consul, pour les autres actes de pouvoir, n'avaient que voix consultative et droit de consigner leurs opinions sur le registre, après quoi, porte l'article 42, la décision du premier consul suffit.

Il était accordé au premier consul, pour l'an VIII, un traitement de cinq cent mille francs, tandis que les deux autres consuls n'avaient chacun que cent cinquante mille francs. Le tribunat et le corps

législatif, créés par le sénat, renfermèrent, le
premier, quelques républicains entraînés au
48 brumaire; le second, presque tous les mem-
bres gagnés des deux anciens conseils. Dans le
conseil d'état, Bonaparte fit siéger de sages lé-çais pendant la révolution.
gistes, mais pas un républicain qui n'eût apos-
tasié. Les faiseurs de cet acte constitutionnel,
sans mission aucune, sans la moindre délégation
de pouvoirs nationaux, étaient inhabiles à la revê-
tir d'un caractère légal; ils n'avaient ni le droit
d'anéantir la précédente constitution, sans doute
à quelques égards défectueuse, mais très-légitime
ot bien plus libérale, ni le droit de lui en substi-
fuer une nouvelle, que le mépris des formes frap- |
vait de nullité; la nation française n'avait déféré
de pouvoir constitutionnel ni à Bonaparte, ni à
ses adhérents. Cela ne l'empêcha point de faire
table rase. Le gouvernement d'un seul fut rétabli
de fait, et avec une apparence de légalité. Il était
déjà facile de s'apercevoir que l'amovibilité et la
non-hérédité n'étaient que de faibles entraves que
briserait bientôt le guerrier qui venait de porter
le dernier coup à la république. Il n'a plus qu'un |
degré à monter pour arriver au trône; il le mon-

l'inquiétaient pas moins; il en réduisit le nombre à
treize, avec défense d'en imprimer d'autres.

Ainsi se trouvèrent détruites tout à coup les deux plus précieuses conquêtes du peuple fran

tera.

Tel était le gouvernement qui résulta des journées des 18 et 19 brumaire, véritable monarchie tempérée et par quelques institutions aristocratiques comme le sénat, et par quelques institutions démocratiques comme le tribunat. Toute la force du pouvoir du premier consul était moins dans l'acte constitutionnel que dans le caractère de Bonaparte et la popularité de ses victoires. Il pouvait sans résistance franchir les faibles limites d'un cercle déjà si étendu '.

Cependant le trésor était vide; il ne s'y trouvait pas de quoi expédier un courrier. Toutes les rentrées se faisaient en bons de réquisitions, cédules, papiers de toute espèce, avec lesquels on avait dévoré d'avance les recettes de l'année. La rente était à six francs. Toutes les sources étaient taries, le crédit anéanti. Quelques partisans du nouveau gouvernement lui offrirent des sommes insuffisantes. Le commerce de Paris consentit à un emprunt de douze millions. La vente des domaines de la maison d'Orange, que la France s'était réservée par le traité de La Haye, fut effectuée et produisit vingt-quatre millions. On créa pour cent cinquante millions de bons de rescription de rachat de vente. Les impositions directes ne rentraient pas à cause du retard qu'éprouvait la confection des rôles. Le nouveau ministre forma une commission des contributions publiques, et nomma cent directeurs généraux, ayant sous eux cent inspecteurs et cent quarante contrôleurs qui coûtaient trois millions. H établit la caisse d'amortissement; soumit les receveurs des finances à un cautionnement du vingtième de leurs recettes, et organisa, pour les receveurs généraux. des obligations payables par douzième. Une dernière mesure mit aux mains du premier consul la plénitude de la puissance. On établit les préfectures; chaque département eut ainsi son chef suprême, véritable dictateur vis-à-vis le peuple, agent servile envers le gouvernement. Cette institution anéantit le régime municipal. « C'était, disait Napoléon, à Sainte-Hélène, autant d'empe

Il le fit en effet avec un grand mépris pour les institutions cimentées de tant de sang généreux. Bonaparte s'était toujours posé comme un généreurs au petit pied que j'avais placés dans les ral passionné pour la liberté; mais il ne fut pas » départements pour y exercer, d'après ma dé» légation, tous les droits de la souveraineté. » plutôt arrivé au pouvoir qu'il laissa tomber le masque; et cette liberté pour laquelle il avait fait de si grandes choses, il ne la voulut plus qu'à la manière de tous les despotes, c'est-à-dire pour lui seul. Il poursuivit donc avec acharnement ce qui pouvait le contrarier dans cette puissance exclusive tous les cercles constitutionnels de France furent fermés, parce qu'il ne voulut plus souffrir aucune censure de ses actes. Les journaux ne

* A son retour en France. le général Lafayette, dans une conversation avec le premier consul relativement à la constitution de l'an VIII, lui reprochait d'avoir fait un peu forte

la part du pouvoir exécntif. Que voulez-vous? répondit le premier consul, Sieyes avait mis des ombres partout; ombre › du pouvoir législatif, ombre du pouvoir judiciaire, ombre

» du gouvernement. Il fallart bieu de la substance quelque part. Ma foi, je l'ai mise là.»

serait

L'assemblée législative et la convention avaient fermé les églises, supprimé les dimanches, enveloppé dans la même disgrâce les prêtres asscrmentés et les réfractaires; Bonaparte décréta que tout prêtre déporté ou emprisonné, qui ferait serment d'être fidèle au gouvernement, mis sur-le-champ en liberté. Plus de vingt mille rentrèrent en France. D'autres persistèrent dans leur obstination, et restèrent en exil. Les églises se rouvrirent et les cérémonies intérieures furent autorisées. Les membres de l'assemblée constituante qui avaient reconnu la souveraineté du peuple furent rayés de la liste des émigrés. Lafayette, Latour-Maubourg, Bureau-de-Puzy, revirent leurs foyers et reprirent leurs biens invendus. Les individus que le 48 fructidor avait déportes a la

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