Page images
PDF
EPUB

déjà le Yun-nan est beaucoup plus riche et plus prospère qu'au temps où M. Rocher le décrivait (1); après l'horrible saignée, la Chine du sud-ouest renaît.

L'ouverture de voies de communication nouvelles hâtera certainement le renouveau économique de ces malheureuses provinces; des besoins, jusqu'ici inconnus, naîtront de la possibilité même de les satisfaire. Les indigènes de la région travaillaient seulement assez pour subvenir aux nécessités de chaque jour et leur naturel désir de gain n'osait pas se risquer à un trafic lointain, dont le mandarin eût recueilli tout le profit. Les capitaux étrangers, engagés dans des entreprises dirigées par des Européens et exécutées par des Célestes, viendront transformer cette contrée, développer ses ressources cachées et ses énergies latentes. La disposition topographique du pays nous garantit que le Tonkin profitera de cet essor commercial de l'avenir; les rapports intimes entre le Yun-nan et la basse vallée du Fleuve Rouge sont dans la nature des choses: nul doute qu'ils deviennent de plus en plus fréquens, si nous combinons notre système de droits de douane de manière que la voie directe ne soit pas plus coûteuse que la route par Pé-sé et Nan-ning, plus longue et soumise aux likins.

En même temps que les rails s'élèveront sur les hauts plateaux, il sera nécessaire d'organiser l'exploitation des mines; les houillères donneront au chemin de fer le combustible et les gisemens métalliques lui fourniront le chargement de ses wagons. Il appartient aux Français de rendre à l'exploitation les gisemens abandonnés et d'ouvrir les autres : les traités nous en concèdent le droit. La déclaration du 12 juin 1897, confirmant et précisant la convention du 20 juin 1895, stipule que, « dans les trois provinces du Kouang-toung, du Kouang-si et du Yun-nan, le gouvernement fera appel, pour les mines à exploiter, à l'aide d'ingénieurs et d'industriels français. » Si les traités suffisent à créer un droit, le nôtre est indiscutable; mais, en Chine surtout, les conventions ne valent guère que par l'usage que l'on en sait faire: le Tsong-li-Yamen, impuissant à résister, finit toujours par accéder à toutes les demandes, mais compte sur les circonstances pour ne pas exécuter ses promesses; volontiers même, il accorde la même chose à deux puissances différentes, trouvant son avantage

(1) Em. Rocher. La Province chinoise du Yun-nan. Paris, 1872, 2 vol. in-8°, carte.

à susciter des jalousies dont il sait très habilement profiter. Qu'il s'agisse de mines ou de chemins de fer, le plus sage est de ne pas nous endormir sur la foi des textes et des signatures. Pour que nos droits ne puissent être contestés ni par les Chinois, ni par nos rivaux européens, il est nécessaire d'abord de les exercer en Chine, c'est la politique des résultats qu'il faut résolument adopter. Les Allemands, dans le Chan-toung, en ont donné un exemple saisissant; ils n'ont toléré aucune concurrence étrangère pour les voies ferrées ou les mines; mais ils ont l'énergie de se mettre eux-mêmes à l'œuvre sans retard et de prouver par l'effet la validité de leurs droits. Ainsi devons-nous faire nous avons besoin d'une politique ferme, qui garde avec vigilance les positions acquises et en conquière de nouvelles; mais nous manquons surtout d'hommes énergiques et de capitaux audacieux pour mettre tout de suite à profit les avantages obtenus par nos diplomates ou les terres conquises par nos soldats. Sachons donc défendre nos droits, mais sachons aussi en user. A ce prix est la prospérité et l'avenir de notre empire asiatique.

V

Mais la vraie Chine, avec ses millions d'habitans et ses immenses ressources naturelles, ce n'est ni dans les plateaux du Yun-nan, ni dans les enchevêtremens montagneux du Kouang-si qu'il la faut chercher : ce sont les bastions du Céleste Empire, mais le foyer intense de la vie n'est pas là. Le centre d'attraction du commerce et de la population, le point de convergence des grandes routes naturelles, c'est la vallée du Yang-tsé. Pour participer à l'essor écomonique de l'empire, il faut atteindre l'artère qui lui porte la vie et la fécondité, il faut parvenir au Fleuve. Là, en quelque point de son cours, est l'aboutissement nécessaire de notre pénétration; notre réseau ferré ne saurait avoir pour point final une bourgade perdue au milieu des montagnes du sud-ouest, il faut que l'une de nos lignes, s'enfonçant à travers les plateaux et les chaînes, aille chercher l'aliment nécessaire à sa prospérité jusque sur les rives du grand fleuve où pénétrera bientôt par le nord la ligne de Pékin à Han-kéou, reliée au Transsibérien, et où parviennent par l'est les bateaux anglais, allemands, japonais. Le terme naturel de nos voies tonkinoises n'est pas l'énorme agglomération de villes et d'hommes qui se presse autour de Han

TOME CLVI. 1899.

3

kéou; ce centre incomparable d'activité économique est trop loin de nos frontières et nous y serions devancés: c'est vers le Setchouen qu'il faut tourner nos efforts.

Le Se-tchouen est comme le vestibule de la Chine en avant du Thibet blotti au pied de l'énorme entassement des plateaux, il a une bonne partie de son territoire couverte des rameaux détachés de la masse; mais plusieurs affluens du Fleuve Bleu ont fertilisé de leur limon de belles plaines, parsemées de collines. Rien ne manque à la richesse naturelle de ces cantons favorisés qui entourent Tchoung-king et Tchen-tou. Le sous-sol abonde en charbon, en fer, en sel; la terre, d'une fécondité merveilleuse, produit le riz, l'opium, le coton, le thé, le tabac, l'indigo, le chanvre; l'arbre à laque et le mûrier poussent partout (1); du Thibet arrivent par caravanes le musc, les peaux, les laines. Tant d'avantages naturels ont fait du Se-tchouen l'une des provinces les plus peuplées de l'Empire du Milieu. Près de 40 millions d'hommes se pressent sur les terroirs les plus fertiles et la densité de la population y atteint 175 habitans par kilomètre carré. Mais à ces richesses accumulées, à cette foule d'hommes entassés et pullulans, il manque une issue commode vers l'extérieur. Le Yang tsé n'est navigable pour les jonques qu'à partir de Souifou; les routes de terre sont longues et à peine praticables. Le jour où le Se-tchouen communiquera plus facilement avec le reste du monde, son activité productrice et son besoin d'échanges grandiront dans des proportions impossibles à prévoir. L'industrie, déjà établie à Tchoung-king, prendra son essor, favorisée par l'abondance des matières premières et par le bon marché des salaires (35 à 40 centimes par jour, y compris la nourriture). Le Se-tchouen est affamé dans les années de disette de riz; il en absorberait des quantités énormes, s'il était en relations rapides avec un pays producteur. Si notre grande voie tonkinoise venait plonger par ses racines dans cette contrée fabuleusement riche, elle lui apporterait, avec les procédés et les capitaux du dehors, le riz nécessaire à sa faim, les machines et les outils indispensables à la mise en œuvre de toutes ses ressources; elle serait son plus court débouché vers la mer.

[ocr errors]

(1) Le Se-tchouen pour donner seulement un chiffre - produit annuellement, d'après l'estimation des spécialistes de la mission lyonnaise, 2400 000 kilogrammes de soie valant 25 millions de francs et pourrait en produire pour plus de 70 millions.

1

De Yun-nan-fou, un chemin de fer peut, en se tenant sur les plateaux et en passant par le grand centre de Pi-tsié, dans le Koui-tchéou, parvenir, par une voie à la vérité difficile, mais enfin praticable, jusqu'à Soui-fou ou à Lou-tchéou, à l'embouchure de l'une des rivières qui descendent de la région de Tchéntou et arrosent, à l'est et à l'ouest d'une chaîne peu large, les plus fertiles campagnes du monde. Si nous le voulons avec énergie et persévérance, et surtout si nous sommes décidés à nous mettre à l'œuvre sans retard, nous pouvons relier à notre empire d'Asie l'un des plus riches marchés de toute la Chine.

Pour nous, Français, le nœud de la question d'Extrême-Orient est sur le Yang-tsé, au Se-tchouen. Pénétrer dans cette grasse province, c'est aussi l'ambition des Anglais; ils y convoitent pour leur industrie un débouché encore inexploré, une terre encore vierge à exploiter; surtout, peut-être, ils espèrent trouver au Setchouen le point par où, de la vallée du Yang-tsé, devenue, comme une autre Égypte, une dépendance de l'empire britannique, ils rejoindront, par delà les montagnes, leurs colonies de la Birmanie et de l'Inde. Des bouches du Fleuve Bleu jusqu'à Aden et à Ceylan, l'Asie deviendrait anglaise!

Mais la nature, avant les hommes, a posé, à l'encontre de cette envahissante ambition, des obstacles terribles. Par trois points, par Koun-lon sur la Salouen, par Bahmo et par Myitkyina sur l'Iraouaddy, les lignes anglaises de Birmanie aboutissent ou vont aboutir jusqu'au pied des montagnes; mais partout elles se heurtent à d'énormes murailles, à des chaînes de 4000 mètres, séparées par des vallées profondément encaissées, auprès desquelles paraissent médiocres les pentes que nous avons à escalader pour sortir du Tonkin. L'impossibilité de faire parvenir une voie ferrée sur les plateaux du Yun-nan, en franchissant les vallées de la Salouen et du Mékong, semble presque démontrée; mais l'intérêt de la Grande-Bretagne est si grand et si évident qu'elle n'est pas découragée par ces difficultés extraordinaires. Créer des débouchés nouveaux, c'est la loi de sa vie économique : quelles que soient les dépenses, elle peut les supporter; quelles que soient les difficultés, l'art des ingénieurs peut les vaincre. Le nouveau viceroi des Indes, lord Curzon, dès sa nomination, prescrivait de pousser activement les travaux des chemins de fer birmans. Prenons donc garde, malgré tout, de nous laisser devancer à Yun-nan-fou. Repoussés à l'ouest par la nature, les Anglais tentent de pé

nétrer dans le haut Yang-tsé en remontant son cours de tout le bassin du Fleuve, ils veulent faire leur lot dans le partage des influences en Chine. Le procédé que les «< impérialistes » préconisent est simple et déjà connu, c'est « l'égyptianisation : » du Fleuve Bleu on veut faire un autre Nil, de Chang-hai une nouvelle Alexandrie, plus commerçante encore et plus populeuse que l'ancienne; le chemin de fer, prolongé par un service de bateaux, irait de l'extrémité du Dekkan aux rives de la mer de Chine, comme, en Afrique, il ira du Cap au Caire. Ces projets grandioses transparaissent à chaque page du livre qu'au retour de sa tournée commerciale, vient de publier le contre-amiral lord Charles Beresford. Sans doute, il tient encore pour la « porte ouverte : » ne faut-il pas que les produits anglais pénètrent partout dans l'Empire du Milieu? mais, comme la politique de la porte ouverte a reçu quelques accrocs, comme le « cas épreuve» de Niou-tchang a déçu les prétentions britanniques et que, nous non plus, nous ne sommes pas disposés à nous plier à toutes les volontés des << jingoes, lord Charles Beresford (1), et, avec lui, tout le parti impérialiste, incitent le gouvernement à une occupation effective de la vallée du Yang-tsé; sous prétexte d'y établir l'ordre et d'y faire la police, on insinue qu'un service de canonnières anglaises pourrait être établi sur le fleuve, «< comme sur le Nil, » et qu'il faudrait réorganiser l'armée chinoise avec des officiers et des cadres anglais. N'est-il pas, en effet, «< inutile, comme le dit lord Charles Beresford, que la porte soit ouverte, si le désordre est dans la chambre? » Puis, comme en Égypte, on provoquera quelques troubles pour faire durer l'avantage de la répression; les négocians britanniques, les sujets de la reine, s'installeront de-ci de-là, on invoquera le devoir de les protéger, et peu à peu l'immense vallée du Yang-tsé se trouvera, sans secousses, passée sous le protectorat de Sa Majesté britannique. Après l'Inde et l'Égypte, la Chine sera sous la griffe du léopard.

Déjà la presse batailleuse et les paladins de «< l'impérialisme » protestent à grand fracas, dès que la France obtient la moindre concession de mines ou de chemins de fer; ils réclament des

(1) Ouvrage cité, notamment au chapitre Observations. On trouvera des suggestions analogues dans le livre de A.--R. Colquhoun: China in transformation (Londres et New-York, Harper, 1898, in-8°), notamment p. 339, 378. — Cf. l'article cité ci-dessus de M. Louis Raveneau. Cf. également un article du capitaine Yunghusband, dans la Contemporary Review d'octobre 1898.

« PreviousContinue »