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LA FAILLITE MAYARD

RÉCIT DE LA VIE D'AFFAIRES

PREMIÈRE PARTIE

I

Allô, allô.

Qui parle?

- Le greffier du tribunal de commerce. Est-ce vous, Peulvey - Oui, que désirez-vous?

- Le tribunal vient de déclarer une grosse faillite, les Docks Vinicoles. Vous êtes nommé syndic... Comme, précisément, le principal créancier se trouve dans mon cabinet, vous feriez bien de venir... Le failli est en fuite, et il va falloir prendre certaines mesures... urgentes.

- Mais certainement. J'arrive. Merci!

M. Peulvey, un homme entre deux âges, très barbu, assez fort, un peu l'air d'un contre maître de fabrique, boutonna sa redingote, prit son chapeau, le brossa minutieusement; puis il rangea quelques papiers et s'en fut fermer sa caisse restée entr'ouverte.

Le syndic marchait d'un pas allègre, la tête haute, l'air satisfait. On était en juin, et c'était la première faillite sérieuse qui lui advenait depuis le commencement de l'année. Jusque-là, rien que de pauvres liquidations d'épiciers, de merciers ou de débitans. Celle-ci ferait compensation...

Et puis il allait, pendant quelque temps, diriger en maître une très importante exploitation, chose toujours intéressante. Car,

bien sûr, les créanciers tiendraient à ce qu'on s'efforçât de garder la maison ouverte afin de conserver la clientèle. Et il se répétait : « Docks Vinicoles, Docks Vinicoles!... »

- C'est drôle, fit-il, je connais assez bien mon Beauvais, mais je n'ai jamais entendu parler de cet établissement. Ce doit être au delà du chemin de fer...

Dans le bureau du greffier, un homme âgé, replet, à perruque trop blonde, à joues molles, était en train d'exposer d'une voix dolente combien son cas était malheureux, tandis que, nonchalamment assis de travers, le greffier, un petit ventru, souriant, de gros sourcils très noirs, la barbe et les cheveux blancs, l'air gouailleur, une cigarette aux lèvres, dodelinait de la tête, murmurait des «< oui, oui, parfaitement, » mais, en réalité, songeait bien plutôt à certaine partie projetée pour le lendemain chez un notaire de Senlis, dont la cave passait pour la meilleure du département. Ce créancier bavard, qui ne voulait pas s'en aller, l'assommait, et c'était surtout afin d'en être débarrassé que le greffier avait téléphoné au syndic.

Aussi, dès que celui-ci parut, le greffier :

Monsieur Sandgrain, de Bordeaux, maître Peulvey! M. Sandgrain est l'un des principaux créanciers des Docks. - 27 000 francs! soupira M. Sandgrain.

- J'avoue, fit le syndic, que cette maison m'était totalement inconnue. Où est-elle donc installée?

-

- Rue du Cordier, monsieur. Une vaste construction nouvelle, en briques rouges et grises...

Ah! oui! je vois ça, derrière le manège, un peu plus loin qu'un maréchal... Attendez donc!... Est-ce que la façade n'est pas ornée de statuettes?..... Tiens, j'avais cru que c'était une maison religieuse... Alors, c'était au contraire...

Au contraire est dur, mon cher Peulvey, fit le greffier. Songez que monsieur, lui aussi, est dans les vins.

Ah! monsieur le greffier... Certainement l'état de marchand de vins est honorable, mais enfin, avouez que..... il était bien difficile de deviner, en passant par là,... que ces statuettes dans des niches... ces hauts murs austères...

J'avoue tout, mais, croyez-moi, ne perdez pas de temps, laissez monsieur, qui doit reprendre le train de trois heures sept, Vous raconter ce qu'il sait. C'est fort curieux... Il paraît que ces Docks Vinicoles sont une société à la tête de laquelle se trouve,

ou plutôt se trouvait avant sa fugue, un nommé Mayard, le type de flibustier le plus audacieux... Quant à moi, je vous laisse, je suis attendu par le président. Au revoir, messieurs!

Le syndic avança un peu la chaise et se mit à prendre des

notes sur son carnet.

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Je vous écoute, monsieur Sandgrain.

Voici, monsieur le syndic, tout ce que je sais. Docks Vinicoles n'est que l'étiquette. La raison sociale est Constantin et Cie. Constantin, savez-vous qui c'est? Tout simplement... le garçon de cave! autrement dit un homme de paille, un prêtenom. Mayard, qui a sans doute de bonnes raisons pour cacher son vrai nom, très probablement, c'est d'après des renseignemens que je viens de recevoir de Belgique...

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Et ce Mayard est en fuite?

Oui. Un de ses charretiers l'a dénoncé comme ayant truqué toute une série d'énormes foudres, précédemment remplis d'alcool, mais qui ne contiennent plus que de l'eau... Le système est ingénieux... Il y a tout un attirail de tuyaux de caoutchouc pour aller de la bonde au robinet d'en bas... Avec deux ou trois litres d'alcool, on jouait le tour à la régie. Bref, Mayard, apprenant, par des intelligences qu'il a su acheter, qu'on allait le coffrer, s'est hâté de disparaître. Il a dû passer la frontière. Je doute que vous réussissiez à mettre le grappin dessus. Au surplus, que vous le pinciez ou non, qu'importe! Ce que nous désirons, nous les créanciers, c'est une bonne réalisation du gros stock qui se trouve dans les magasins, ou déposé aux Entrepôts généraux.

Et quelle valeur attribuez-vous à ce stock?

Aux Entrepôts, j'estime qu'il y en a pour 22000 francs. Ce sont surtout des vins d'Espagne, mais warrantés, et la somme prêtée doit balancer la valeur de réalisation. Donc presque rien à revenir par là. En revanche, rue du Cordier, il pourrait bien y avoir dans les 110000 à 115000 francs de liquides divers.

C'est énorme, fit le syndic, qui ouvrait des yeux émerveillés. Je vais m'informer tout de suite si les assurances-incendie sont en règle...

- C'est vrai, sapristi, si ça brûlait!... je n'y songeais pas ! - C'est là une de nos grosses responsabilités, -un incendie survenant avant que les polices ne soient transférées à la fail

lite, et, alors, devant le sinistre, des compagnies de mauvaise foi se dérobant!... Enfin, je suis content de voir que j'ai sous la main un actif sérieux... Et maintenant, le passif, en soupçonnezvous l'importance?

-Trois cent mille environ.

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Bigre!... Enfin on pourra peut-être encore distribuer 25 pour 100. C'est joli, après tout, par le temps qui court.

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Hélas! j'ai bien peur que vous ne donniez ni 25, ni 15, ni 10!
Et pourquoi donc ?

Il y a un gros créancier... qui prétend tout absorber par privilège.

Qui ça ? Le propriétaire?..... Il n'a droit qu'à ses loyers de l'année en cours, plus une année d'indemnité.

— Je le sais de reste... je suis assez souvent pris dans de mauvaises affaires pour cela... Mais il y a un autre privilège, quand il s'agit d'un commerce de liquides. Il y a la régie!

Eh bien?... Comment pourrait-il lui être dû une grosse somme?

Le créancier fit la moue. Il semblait trouver son interlocuteur peu intelligent.

La régie, monsieur, est créancière de tout ce dont Mayard l'a frustrée par ses sorties clandestines des alcools qui existaient, ou étaient censés exister dans les grands foudres. Vous savez que les marchands en gros ne paient les droits qu'au fur et à mesure de leurs livraisons à la clientèle. Le recensement des existences constate de temps en temps le chiffre des liquides sur lesquels les marchands n'ont point encore acquitté les droits. Par exemple, chez Mayard, le recensement de janvier constatait 200 hectolitres d'alcool. La fraude est découverte. Aussitôt nouveau recensement et le montant des existences tombe à 160 hectolitres. Cela fait 40 hectolitres, devant aussitôt les droits à 2 fr. 40 par litre, soit 9600 francs. Il y a de plus une forte amende. Bref, pour des causes diverses, la régie nous réclame 18000 francs. On la paiera... puisqu'on ne peut faire autrement... et il restera encore de la marge...

Malheureusement, elle a tout saisi, il y a deux jours. Elle a affiché la vente pour lundi, la vente aux enchères, la vente devant la porte... J'étais à Bordeaux, quand j'ai reçu une dépêche de mon placier, et je suis accouru aussitôt. C'est moi qui ai provoqué la mise en faillite, dans l'espoir que le syndic qui

serait nommé par le tribunal, prenant rapidement l'affaire en main, trouverait une combinaison pour éviter cette vente qui serait désastreuse. Si la régie vend, il n'y aura pas même de quoi payer les 18 000 francs de droits!

- Vraiment?

- Devant la porte, sur saisie, les liquides se vendent en général fort mal! Vous aurez quelques feuillettes prises par de petits << mastroquets »>, ou par les rares rentiers des alentours qui se trouvent avoir besoin de vin. Mais il y a là plus de cent barriques, mon cher monsieur.

Et le commerce de gros?

Le gros, par système, n'achète presque jamais aux ventes publiques, pour bien des raisons, qu'il serait trop long de vous expliquer. Donc, pas d'illusion! Si la régie poursuit sa vente, elle prend tout.

Mais, voyons, il faut empêcher cela. Vous êtes, dites-vous, gros créancier?

- Oui, 27 000!

- Eh bien! qui vous empêche de payer la régie. Nous vendrions ensuite le stock par petits lots, à l'amiable.

Malheureusement... je ne le puis pas.

Pourquoi?

Eh! répliqua aigrement M. Sandgrain, vous en parlez bien à l'aise, mais 20000 francs ne se trouvent pas dans le pied d'un cheval, et moi, qui ai tout mon capital en mouvement, je ne saurais distraire une aussi forte somme de ma circulation... C'est bien plutôt vous qui devriez faire cette avance.

Moi?... Moi, syndic, une avance pareille? Mais on n'a jamais vu cela.

Eh bien! on le verrait,... Et pourquoi pas?... Est-ce défendu par la loi?... A Bordeaux, nos syndics, j'en suis persuadé, font des avances. Sans découvert, pas de commerce possible, et, en somme, on fait du commerce, quand on gère une faillite!... Naturellement, si vous ne possédez pas les 20 000 francs, n'en parlons plus, mais, si vous avez, sinon de l'argent, au moins des titres sur lesquels vous puissiez emprunter, il me semble tout indiqué... - C'est tellement en dehors de nos habitudes!

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Comme vous voudrez... Au surplus, votre intérêt est lié au nôtre... Quand la régie aura tout pris, il ne vous restera, comme à nous, que vos yeux pour pleurer, tandis que, si vous aviez rendu

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