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ment condamnés à rester insolubles : nous doutons fort que M. Hering contribue à nous rendre plus claire la lecture de Faust en nous affirmant que Goethe s'y est inspiré, tour à tour, du baron d'Holbach, de Spinoza, et de l'auteur du Livre de Job. Mais, surtout, la peine que se donnent ces commentateurs nous paraît inutile parce que nous avons l'idée que Faust se passe très bien de tout commentaire, et qu'à vouloir en éclairer jusqu'aux moindres détails, on risque simplement de nous l'obscurcir. Admettons, puisque les faits semblent le prouver, que Goethe ait maintenu dans sa version définitive des scènes provėnant de versions antérieures: mais est-ce que vraiment quelqu'un peut se sentir gêné des menues contradictions qu'on observe entre elles? Faust évoque le macrocosme; puis, mécontent de ce qui n'est qu'un « spectacle » sans vie, il appelle le génie qui fait vivre les choses, l'élément actif de la nature, qui « tisse le vêtement de la divinité; » ce génie se refuse à lui dire son secret, et le renvoie à « l'esprit qu'il est capable de comprendre; » sur quoi Faust, dans une promenade, fait enfin la rencontre de Méphistophélès. Tout cela, sans doute, est un peu nuageux: mais où est le poème symbolique qui ne nous présente pas des images au moins aussi vagues? Et quand ensuite Faust remercie l'Esprit de lui avoir révélé le cœur de la nature, pourquoi ne consentirions-nous pas à entendre par là que, dans l'intervalle de ses rendez-vous avec Marguerite, il a satisfait le désir de connaître qui était en lui? Il ajoute, en vérité, que l'Esprit lui a imposé la compagnie de Méphistophélès; mais rien ne nous défend de croire que Méphistophélès lui ait été envoyé par l'Esprit, ou que tout au moins lui, Faust, l'ait cru.

Et le pire malheur est que, sous ce flot de commentaires, le public allemand en est venu à méconnaître le véritable intérêt de l'œuvre à coup sûr la plus vivante, et la plus humaine, qu'ait jamais produite la poésie allemande. L'Esprit de la Terre a fait oublier Marguerite; et, à force d'essayer de comprendre à qui s'adresse le monologue de Faust, les compatriotes de Goethe se sont désaccoutumés d'admirer le magnifique langage où il est écrit. Parmi tant d'études sur Goethe diplomate, Goethe botaniste, Goethe prédécesseur de Bismarck, etc., que l'on a publiées il y a deux mois, je ne me souviens pas d'en avoir lu une seule sur Goethe écrivain.

T. DE WYZEwa.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 novembre.

65. Enfin ils s'élevèrent comme une blanche muraille, le long de la mer d'azur (les rochers d'Albion), et don Juan éprouva ce qu'éprouvent assez vivement à cet aspect les jeunes étrangers eux-mêmes, une espèce d'orgueil de se voir bientôt parmi ces fiers boutiquiers qui portent leurs marchandises et leurs lois d'un pôle à l'autre, et se font payer un droit par les vagues ellesmêmes.

66.

67. Hélas! si l'Angleterre savait seulement combien son grand nom est partout méprisé, combien toute la terre désire le moment qui exposera son sein découvert au glaive vengeur, et comment tous les peuples la croient leur plus cruelle ennemie!

Ce n'est pas nous qui parlons ainsi, mais lord Byron la citation qui précède est empruntée au Xe chant de Don Juan, et peut-être n'y a-t-il qu'un Anglais qui puisse traiter sa patrie et ses compatriotes avec ce ton d'ironie amère et violente. Lord Byron exagère; et nous serions tentés, après avoir reproduit son imprécation, d'y introduire des réserves. Mais, si on dépouille le morceau de l'accent pessimiste dont son auteur était coutumier, ou pourrait croire qu'il a été écrit hier, tant il exprime bien l'indignation de l'Europe tout entière au sujet de la guerre du Transvaal. On a beau, de l'autre côté du détroit, accumuler les explications et les commentaires; le sentiment de l'Europe continentale, depuis le Nord jusqu'au Sud, depuis l'Est jusqu'à l'Ouest, est celui d'une réprobation absolue.

Et si ce sentiment se manifestait seulement dans les pays que, pour des raisons diverses, on peut soupçonner de quelque aigreur à l'égard de l'Angleterre, il perdrait sans doute de son importance. Mais il n'en est pas ainsi, et nous serions même tentés de dire que c'est parmi les nations amies de l'Angleterre, ou parmi celles qui, ne faisant pas de politique coloniale, n'ont pas eu à souffrir de l'expansion parfois brutale qu'elle a donnée à la sienne, que ce sentiment a fait le plus vivement explosion. On n'accusera pas l'Italie, par exemple, de nour

rir de mauvaises intentions à l'égard de l'Angleterre, car voilà déjà de longues années qu'on parle d'une entente cordiale entre les deux nations, et que les deux gouvernemens ont mis d'accord leurs politiques. Bien que l'Italie n'ait pas, jusqu'à ce jour du moins, gagné grand'chose à cette attitude, rien n'autorise à croire qu'elle en soit revenue. Cependant, il y a peu de pays en Europe où la presse se soit exprimée avec plus de dureté contre l'entreprise britannique. Et l'Autriche? Au cours d'une séance récente de la Chambre des communes, un député s'écriait que toutes les nations continentales, même l'Italie, haïssaient l'Angleterre; mais il faisait une exception pour l'Autriche, et on ne voit pas, en effet, quel pourrait être le motif d'un dissentiment ou d'un conflit d'intérêts quelconque entre l'Angleterre, puissante nation maritime et coloniale, et l'Autriche, dont la marine, d'ailleurs excellente, ne compte pourtant pas au nombre des plus considérables, et qui n'a pas de colonies. Si un jugement tout à fait impartial, parce qu'il est tout à fait désintéressé, peut se former quelque part, il semble bien que ce soit dans le vieil empire des Habsbourgs, le plus exclusivement continental des États continentaux. Néanmoins, là aussi, là surtout, la voix de la conscience humaine s'est fait entendre, avec d'autant plus d'éclat que, si rien n'en provoquait l'acrimonie, rien non plus n'en gênait la liberté. Faut-il parler des autres puissances? L'Allemagne s'est distinguée, elle aussi, dans ce concert d'imprécations. Et certes, nous ne rangeons pas l'Allemagne parmi les nations qui, au fond de l'âme, éprouvent pour l'Angleterre la moindre sympathie; trop d'intérêts les divisent déjà, et trop d'intérêts sont appelés à les diviser un jour davantage; mais enfin l'opinion allemande, quelles que soient ses dispositions secrètes, a conservé jusqu'ici toutes les convenances extérieures à l'égard du redoutable rival qui encombre tous les chemins commerciaux de l'univers, et c'est peut-être la première fois qu'elle s'en affranchit. Il s'agit ici de l'opinion, et non pas du gouvernement. L'Espagne n'est pas plus favorable. Peut-être l'attribuera-t-on au souvenir encore récent et cuisant de ses malheurs, pour lesquels l'Angleterre a témoigné une si parfaite indifférence. Il est vrai que lord Salisbury, dans le discours qu'il a prononcé au banquet du lordmaire, discours sur lequel nous aurons à revenir, s'est efforcé de faire oublier cette froideur: il y a parlé de l'Espagne avec une bienveillance dont celle-ci lui aurait su meilleur gré si elle n'avait pas été bien tardive. Nous croyons d'ailleurs qu'on se tromperait en attribuant à cette cause le sentiment de ce peuple généreux. La Russie, à

l'autre extrémité de l'Europe, l'a partagé. Quant aux petites nations du Nord, et en particulier à la Hollande, que tant de liens rattachent aux Boers du Transvaal, leur sévérité est plus grande encore, s'il est possible. On considère en Hollande les victoires des Boers comme des victoires nationales, et on s'en réjouit au même titre, sans se préoccuper en aucune manière de l'effet que ces démonstrations peuvent produire en Angleterre. En vérité, de tous les pays de l'Europe continentale, c'est encore la France qui a montré le plus de réserve dans le langage de ses journaux. Le blâme est formel, mais il s'exprime dans des termes atténués, qu'il faut attribuer sans doute à un sentiment de dignité personnelle. C'est précisément parce que nous avons eu à nous plaindre de l'Angleterre dans ces derniers temps, et que la manière dont l'affaire de Fachoda a été conduite pèse toujours sur nos cœurs, que nous ne voulons pas avoir l'air de poursuivre une querelle personnelle à propos d'un intérêt plus général. Puisque nous avons laissé tomber cette querelle, et avec raison, certes, car elle aurait eu des conséquences tout à fait disproportionnées avec son objet, il y aurait de notre part quelque chose de mesquin à la reprendre sous une forme indirecte et avec un autre champion pour la soutenir. Toutefois, les sentimens de la France sont ceux de tous les autres pays du continent, et, s'ils sont dénués de toute pensée hostile, ils témoignent d'une réprobation morale dont nous n'avons pas à atténuer l'énergie.

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Il y a là un phénomène qui, par sa généralité même, mérite à coup sûr l'attention. Comment l'expliquer? On a vu que la préoccupation de l'intérêt personnel n'y suffirait pas toujours, et qu'il fallait y chercher d'autres causes. Il en est que nous avons déjà exposées à plusieurs reprises, et qui tiennent au pharisaïsme par trop sensible dont le gouvernement de la Reine a enveloppé une politique faite de dureté et d'avidité. Dans la controverse diplomatique qui s'est poursuivie pendant plusieurs mois entre l'Angleterre et le Transvaal, il serait peutêtre exagéré de dire que tous les torts ont été du côté de la première, mais elle a eu les plus graves. Dès le premier jour, on a eu l'impression que M. Chamberlain cherchait la guerre et la voulait, et cette impression a toujours été en s'accentuant. Elle s'est précisée encore après l'entrevue de Bloemfontein, où sir Alfred Milner, au lieu de demander pour les uitlanders du Transvaal ce qu'ils attendaient réellement de l'intervention britannique, à savoir des droits municipaux à Johannesburg, ville qu'ils ont fondée et qu'ils peuplent, des commodités plus grandes pour leur industrie, la suppression de certains monopoles

onéreux, s'est appliqué à poser la question sur le terrain politique, et presque exclusivement sur celui-là. Et pourtant, parmi les revendications des uitlanders, celles qui se rapportaient à l'obtention de droits électoraux n'étaient pas à leurs yeux les plus importantes, ni les plus urgentes: suivant le mot de notre fabuliste, le moindre grain de mil aurait mieux fait leur affaire. Ils ne tenaient pas tant à devenir citoyens du Transvaal, qu'à y vivre commodément, en attendant le jour de le quitter après y avoir fait fortune; et si le cabinet anglais s'était placé à ce point de vue, qui était le vrai, il aurait obtenu sans aucun doute de très larges satisfactions. En tout cas, il aurait eu pour lui le sentiment de l'Europe, au lieu de l'avoir contre lui, car partout la mauvaise humeur commençait à se manifester contre le Transvaal qu'on accusait de gêner, d'entraver, et d'exploiter les étrangers outre mesure. En se bornant à réclamer pour ces derniers des droits politiques, on n'a pas tardé à comprendre qu'il poursuivait un but qui était, lui aussi, exclusivement politique et personnel. Dès lors, les exigences britanniques ne devaient pas tarder à menacer les Boers dans leur existence nationale, c'est-à-dire dans ce qui leur était le plus cher au monde : on allait à un conflit qui ne pouvait se dénouer que par la force. Il est inutile de rappeler les anciennes conventions passées entre l'Angleterre et le Transvaal : à nos yeux, la dernière, celle de 1884, a remplacé toutes les autres, et si elle diminue la liberté du Transvaal dans ses relations extérieures, puisqu'elle les place sous le contrôle britannique, elle reconnaît formellement son indépendance intérieure. Or, personne ne niera que les prétentions anglaises, telles que sir Alfred Milner les a fait connaître au président Kruger à Bloemfontein, et telles qu'elles se sont développées plus tard à travers la correspondance de M. Chamberlain, avaient précisément pour objet de porter atteinte à cette indépendance intérieure, qui avait été, à Londres, aussi formellement reconnue.

Aussi aurait-il fallu de part et d'autre une habileté suprême, inspirée par un très vif amour de la paix, pour échapper à des conséquences devenues presque inévitables. Loin de là, l'Angleterre a mis toute son adresse à tourner chacune de ses démarches en provocations contre son malheureux adversaire. C'est ainsi du moins que les choses ont apparu à l'Europe: il n'y a eu nulle part la moindre hésitation à reconnaître que le véritable agresseur n'avait pas été celui qui avait matériellement déclaré la guerre, mais celui qui, avec une froide préméditation, l'avait imposée.

Et pourquoi cette guerre? Quel était le but de l'Angleterre? A

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