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à la faillite ce service hors ligne, j'aurais été le premier à demander au président du tribunal de doubler vos émolumens... Vous allez perdre là de 4000 à 5000 francs, au bas mot.

Le syndic, tout songeur: - Ne serait-ce pas plutôt à la collectivité des créanciers de faire les fonds? Groupez-vous, messieurs!

Mais vous savez bien que je ne les ai pas sous la main, les créanciers. Il y en a à Bercy, à Bordeaux, à Cette, à Alicante!... Le temps de correspondre avec eux, et tout sera nettoyé! - En ce cas, je crains bien...

Voyons, monsieur le syndic, murmura Sandgrain dont la voix se mouillait, je vous en prie. Faites un effort; sauveznous!... Vous ne courez aucun risque, aucun! Et je serais venu de si loin, je me serais adressé à votre digne président afin qu'il choisisse le syndic le plus actif! Car c'est lui qui m'a dit tout de suite: « Je vous donne Peulvey. J'en ai de plus forts en droit, mais, lui, je n'en connais pas de plus débrouillard! sans compter que, sous des dehors calmes, c'est un homme qui se passionne pour sa tâche. Et puis adroit, plein de ressources. »

On est toujours sensible à de tels complimens. Peulvey se mit à rire Trop galant, le président, mais franchement... Voyons, promettez-moi tout au moins d'y réfléchir.

:

Oh! quant à cela, monsieur Sandgrain, je vous promets de piocher la question. Mais enfin... Peut-être... nous

rons...

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Je vous remercie.... Et maintenant un dernier mot: vous avez dans cette maison Constantin un garçon précieux, c'est le voyageur, cette bonne bête de Gresloud... Vous connaissez au moins de réputation Gresloud?... Quoi? Vous n'en avez jamais entendu parler? Mais c'est un type extraordinaire... Le jobard le plus jobard qu'il soit possible! Mayard lui a pris son argent, sa femme, tout, et Gresloud a dit amen.

Quel homme est-ce done?

Un faible et un niais, pas de caractère. Avec cela, une humilité à vous tendre l'autre joue si vous le souffletiez. Il avait autrefois une assez gentille affaire près d'ici, à Raucourt. Un beau jour, sans qu'on ait jamais compris pourquoi, il a installé à sa place ce fameux Mayard qui sortait on ne sait d'où... Il a accepté de le servir, de n'être plus que son employé : voyez-vous ça!... Non, on n'est pas idiot à ce point! Le plus curieux, c'est qu'il possède la plus belle clientèle religieuse du département.

Le syndic, l'air absorbé, tortillait les pointes d'une barbe déjà grisonnante.

Tiens, mais alors... il me vient une idée à propos de ce Gresloud. Il a sans doute des fonds d'engagés dans l'affaire des Docks? Il est créancier lui-même?

Certainement, et gros créancier. Le principal même... sauf à voir, fit M. Sandgrain, si cette créance est régulièrement inscrite sur les livres, car, sans cela...

Eh bien! je le fais venir. Je lui montre que, si je n'obtiens pas d'un négociant de la place qu'il prenne tout le stock à bon prix, les créanciers n'ont aucun dividende à espérer. Or, une seule considération pourra déterminer un achat aussi important, c'est la perspective de s'attacher Gresloud. Si cet homme est, comme vous me le dites, un placier hors ligne, on va se le disputer avec acharnement, au grand profit de ma faillite.

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Maître Peulvey, fit M. Sandgrain en lui serrant les deux mains avec effusion, vous avez là une idée géniale!... Votre président vous jugeait bien... Je cours chez Gresloud et je me charge de le décider; mais, de grâce, faites plus... Avancez les 20000 francs!

Eh bien! c'est possible...

-Ah! monsieur le syndic, vous pouvez compter sur toute notre reconnaissance... Je vous jure...

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Ne jurez pas, fit Peulvey avec un sourire tranquille, car, voyez-vous, dans une faillite, syndic et créanciers ne sont jamais longtemps amis, mais envoyez-moi Gresloud le plus tôt possible.

II

Le lendemain, le syndic venait à peine de descendre à son cabinet et commençait à dépouiller son courrier, quand sa porte s'ouvrit doucement, et un homme parut, qui se tint à distance dans la posture la plus humble. Il murmura seulement, du ton de quelqu'un qui implore, ces trois mots : « Je suis Gresloud. »

Le syndic l'examina. L'homme pouvait avoir entre quarantecinq et cinquante ans. Il était tout mince, fluet, le cou grêle, la tête petite, les épaules tombantes; et puis des yeux bleus, candides, un peu étonnés, des yeux de bon petit enfant, mais avec quelque chose de triste et de las qui était presque touchant.

Monsieur Gresloud?... Veuillez donc vous asseoir. Vous semblez intimidé?

- Ah! fit le visiteur, se laissant tomber dans un fauteuil, une main devant les yeux, je suis bien malheureux.

Vous perdez beaucoup dans la faillite Mayard?

Tout ce que je possédais, tout!... Et s'il n'y avait que l'argent! reprit-il sourdement, avec un accent si douloureux, que Peulvey, peu impressionnable de son naturel, en fut tout saisi. Même le syndic devina soudain que cet homme, qui passait pour avoir abdiqué toute sa personnalité entre les mains d'un autre, devait être un bien singulier bonhomme. Alors il déposa sa plume, se croisa les bras, puis, se tournant à demi sur son fauteuil :

- Racontez-moi donc comment vous avez connu Mayard. J'ai besoin de tout savoir.

Gresloud restait comme indécis, toujours avec son air morne. Enfin, il soupira :

Mais... me croirez-vous?... C'est bien... étrange, ce que j'aurais à vous dire... Et du reste, sais-je bien moi-même ce qu'a été ma vie depuis qu'un autre s'est... emparé de moi?...

- Emparé?

- Oui! Voici trois ans que je suis un corps sans âme. Je ne m'appartiens plus, j'appartiens à Mayard... Oui, monsieur, je vous assure que c'est vrai. Aujourd'hui, grâce à ce qu'il est loin, je recouvre ma liberté; mes bras et mes jambes peuvent se mouvoir comme je le veux... Ma langue peut exprimer ma pensée, mais tout cela, je n'aurais pu le faire, il y a huit jours, car Mayard était alors mon maître... mon maître absolu.

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- Vous ne me croyez pas, fit tristement Gresloud. Et cependant comment expliquer que j'aie pu livrer tout à cet homme, ma maison, ma fortune, si j'avais continué à être moi-même? Monsieur, je ne dis point que je ne vous crois pas, seulement... je suis un peu... abasourdi, de prime abord. Enfin, continuez. Alors, selon vous, c'est une espèce de... pas grand'chose que ce Mayard.

Le dernier des misérables, monsieur; mais, moi qui vous déclare cela en ce moment, parce que cet homme dont je ne peux même pas prononcer le nom sans trembler, est très loin, sans doute en Angleterre, je vous tiendrais demain un tout autre langage... s'il revenait... Et, à la pensée que Mayard pou

TOME CLVI. 1899.

4

vait revenir, Gresloud se mit à frissonner des pieds à la tête. Voyons, voyons, remettez-vous.

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J'ai... peur.

Peur de quoi, de qui?

... De lui... peur qu'il ne reparaisse... Alors que deviendrai-je, que deviendront mes pauvres enfans, ma femme? Le malheureux baissa la tête et se couvrit le visage de ses mains.

Votre femme? Savez-vous qu'on raconte... de singulières choses... Il est impossible que vous n'en sachiez rien.

-Oh! de grâce, monsieur!... Eh bien! non, je ne le crois pas, je ne veux pas... ce serait horrible! Et, dans un sanglot :Mon Dieu, mon Dieu, m'avez-vous donc abandonné à ce point?... Il y eut un long silence.

A la fin, le syndic, qui était resté songeur, reprit doucement: - Si vous le voulez bien, revenons à la question. Précisezmoi où et quand vous avez connu Mayard.

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A quoi bon? soupira Gresloud, vous diriez de mon récit qu'il est invraisemblable.

Parlez et je vous croirai. Vous m'inspirez confiance.

Eh bien! monsieur, voici mon histoire. Je suis un pauvre garçon, pas intelligent, sans volonté, surtout sans défense... Je n'ai jamais pu lutter... Ma mère, que j'ai perdue, il y a douze ans, fut veuve de très bonne heure. C'était une femme douce, charitable, dont la maison était la maison du bon Dieu. A Feuquières, où nous habitions, tous les malheureux venaient chez nous du matin au soir, sûrs de ne jamais repartir les mains vides. D'une grande piété, elle passait une partie de sa journée dans l'église... Elle m'a appris à ne songer qu'à une seule chose (ici Gresloud devint très rouge), à mon salut... Comme elle, j'étais souvent en prières... A Raucourt, où j'habitais naguère avec ma petite famille, je ne manquais jamais d'aller matin et soir m'agenouiller devant l'autel de...

Est-il bien indispensable, mon bon monsieur Gresloud, de me narrer tout cela?

-Hélas! oui, c'est indispensable... Je ne suis pas comme les autres. Il faut que vous connaissiez les détails de ma vie.

- Mais voyons, on me disait que vous étiez un placier remarquable, faisant beaucoup d'affaires. Alors, nécessairement, il vous fallait voyager... car ce n'est pas dans les églises que...

Monsieur le syndic, oui, c'est vrai, j'ai fait beaucoup d'af

faires depuis trois ans, mais par force, malgré moi, parce que Mayard m'y contraignait... sans cela, j'aurais toujours eu assez pour mes besoins. Ma mère m'avait laissé une gentille aisance, et je n'ai ni goûts luxueux ni désirs de dépense...

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— Bref, quand avez-vous rencontré Mayard? à quelle occasion? - Il y a trois ans. A Raucourt, mon magasin se trouvait en face d'une vénérable église consacrée à saint Wast, un saint évêque qui...

Bon!... arrivez aux circonstances de la rencontre.

- Tous les jours, vers sept heures, ma journée achevée, j'allais passer quelques instans dans une petite chapelle latérale, tandis que tintait l'angelus. Là, je me sentais heureux. Jamais on ne voyait d'étranger dans l'église à pareille heure; en tout cas, j'étais toujours seul dans ma petite chapelle.

Ce jour-là, c'était en été, au mois d'août, je m'en souviendrai toujours, le 23 août. Il avait fait étouffant toute la journée, et il me sembla, en pénétrant dans cette chapelle à demi obscure, éprouver une sensation de fraîcheur qui m'emplit de plus de gratitude encore envers le créateur. Aussitôt je me jetai à genoux, le remerciant des bénédictions qu'il me prodiguait sans cesse.

Je priais depuis quelques instans avec ferveur, quand, très près de moi, j'entendis un bruit singulier. Je relevai la tête. A trois pas, un homme que je n'avais pas même entendu venir, gisait, tout de son long, sur la pierre qu'il baisait en pleurant.

Saisi de pitié, je quittai vivement mon banc, j'allai à ce malheureux, et, lui touchant l'épaule : « Mon frère, qu'avez-vous? Dites-le-moi... Confiez-moi votre peine. Peut-être pourrai-je la soulager. » Sans détourner la tête, l'homme sanglota désespérément : « Personne, sur terre, ne peut plus rien pour moi. Dieu m'a maudit... Tout à l'heure, je vais me tuer! Je viens lui en demander pardon avant! Vous tuer, malheureux! Vous tuer, mais c'est un crime abominable que le suicide... Et puis, vous vous condamnez aux peines éternelles... Non, non, vous ne ferez pas cela, je vous consolerai. -On ne peut consoler ma peine! - Si! je serai pour vous comme le bon Samaritain; prenez mon bras, venez dans ma demeure, mon frère. »

L'homme ne se fit guère prier. Il me suivit. Il dîna à ma table, il coucha sous mon toit... Deux mois après, hélas! ce misérable était mon maître, maître de tout... Il gouvernait ma maison. Je devins... son employé...

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