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des hommes à l'œuvre de la création! La poésie n'est-elle pas une part essentielle du monde? Vous nous donnez de la vie l'image qu'en réfléchit votre âme. Que pouvons-nous vous demander de plus? De transcrire cette image avec une entière sincérité, sans la déformer, telle que vos yeux intérieurs la voient. Votre seule faute serait de la retoucher, poussé par quelque bas mobile. Mais, quand vous la contemplez avec toute votre attention pour l'exprimer avec toute votre puissance, vous remplissez votre fonction, vous êtes dans votre droit. Qui demandera compte au fleuve des paysages qu'il reflète en les traversant?

A son tour, Clarencé réfléchit un moment, cherchant le point faible de cette conception de son art dont la beauté ne le rassurait pas. Mon âme, dit-il lentement, n'est pas une eau qui court sans rien savoir. Elle connaît, elle juge, elle compare... J'ai le don de peindre les passions, d'émouvoir les hommes. C'est un don magnifique, je le sais, mais s'il tue?... Voyez encore : nos écrits, c'est de la poésie, de la fiction, de la littérature en un mot. Cependant, chacun de nous croit de ses œuvres qu'elles sont vraies; et nous n'en connaissons pas de plus bel éloge... Mais de quelle vérité s'agit-il donc, grand Dieu !... Supposez que quelque innocent transpose cette vérité-là dans l'action, prenne nos héros pour modèles, calque ses sentimens sur ceux que nous décrivons? Supposez qu'il veuille vivre comme on vit dans nos pièces ou dans nos livres? Supposez qu'il cherche dans la réalité les situations qu'il applaudit au théâtre ou qu'il goûte dans les romans?... Sans doute, je n'ai jamais dit à personne d'en user ainsi, je n'ai jamais donné mes pièces comme des modèles d'existence, je ne me suis jamais posé en directeur des âmes. Mais j'ai orné de mon mieux les couples d'amans que j'ai lancés dans le monde. J'ai tâché de les faire aimer. J'ai rendu leurs douleurs mêmes attirantes et douces, assez peut-être pour donner à beaucoup le désir de souffrir comme eux. J'ai mis ce que j'ai de talent à célébrer l'amour. Je l'ai montré dans un règne idéal, où s'effacent les confins du Bien et du Mal. Je l'ai dépeint de telle sorte que, dans mes œuvres les plus applaudies, il apparaît comme le dernier mot de la vie, comme son but le meilleur...

Les grands yeux de Claudine se levèrent sur son ami. D'un geste instinctif, qui trahit son souci, elle passa la main sur ses cheveux, et sa voix perdit sa tranquille sérénité en répondant :

Eh bien! n'est-ce pas la vérité même?

En cet instant, le sourd travail intime, que Clarencé poursuivait depuis quelque temps, dut commencer en elle car tout à coup, ils se trouvèrent loin du cas tragique qui venait de les bouleverser, loin du problème abstrait qu'ils semblaient discuter, ramenés à eux-mêmes, à leurs propres sentimens, au souci de leurs lendemains. Claudine le comprit si bien que, pour prévenir peut-être une réponse décevante, elle corrigea d'instinct les termes à la fois trop naïfs et trop précis de la question.

...

Ou du moins, n'est-ce pas une grande vérité?... Vous l'avez crue comme moi, avec moi, j'espère que vous la croyez encore... Si elle déborde de vos livres, c'est que votre vie... notre vie en est aussi remplie. Est-ce nous qui avons imité vos héros, ou sont-ce eux qui nous ont pris pour modèles?... Nous nous sommes aimés en dehors des lois et des règles, parce que nous l'avons voulu... Aujourd'hui comme hier, je crois que ce n'est pas là qu'est le mal. Le mal, c'est d'être faible, de fléchir, de changer. Vos livres ne prêchent pas cet exemple-là, mon ami, ni votre vie...

Comme tout à l'heure, elle compléta :

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Il restait perplexe et troublé. Claudine lut au fond de lui, et demanda :

Le regretteriez-vous?...

Clarencé prit la main de son amie :

Non, nous n'avons eu aucun tort, fit-il avec un accent de doute. Nous étions libres l'un et l'autre nous n'avons offensé personne. Nous n'avons pas menti. Nous nous sommes aimés librement, parce qu'il nous plaisait de nous aimer ainsi. C'était notre droit. Et pourtant... dites, n'avez-vous jamais pensé qu'il serait mieux pour nous de rentrer dans la loi commune?

Claudine secoua négativement sa belle tête fière, et son visage prit une expression obstinée, fermée, presque dure.

Il continua, d'un ton plus pressant :

Voyez plutôt il nous manque la bénédiction des enfans. Nous avons pu braver le monde, l'usage, la règle; nous avons bien senti que nous ne pouvions disposer d'eux. Nous nous sommes aimés; nous n'avons pas osé fonder une famille. Est-ce une inconséquence? et d'où vient-elle ?

Au lieu de répondre, Claudine retira sa main en murmu

rant:

Comme vous changez!

C'était elle maintenant dont les certitudes chancelaient car, tandis qu'elle s'abandonnait aux regrets que ce verbe remue toujours dans un cœur de femme, Clarencé affirma énergiquement :

Non, je ne change pas, au sens du moins que vous prêtez à ce mot. Mais, en avançant, je découvre des vérités nouvelles. De jour en jour, par exemple, je sens avec plus de force que ma personne est de peu de prix, que je suis un anneau de la chaîne humaine, et ne vaux que par là... Vérité que nous ignorions, Claudine, quand nous nous sommes aimés, si fiers de nous enfermer en nous seuls... Non, je ne change pas je possède une lumière qui nous manquait, et je l'élève pour contempler mon œuvre, et je ne vois pas en quoi elle peut servir les hommes. — Elle a fait frémir des couples d'amans.

Peut-être même en a-t-elle perdu qui, sans elle, vivaient dans l'ordre et dans la paix...

- L'ordre et la paix! Allez-vous en faire l'éloge ?... N'y a-t-il pas plus de noblesse dans le moindre enthousiasme qui les dérange? L'ordre et la paix!... Vous oubliez le cri de votre poète aimé que vous citez souvent: « On vit à double dans les flammes!... >>

... S'il s'était trompé comme moi?...

Il y eut un long silence, où leurs pensées se fuyaient. Clarencé reprit sourdement :

Pardonnez-moi si je vous ai fait de la peine, Claudine; mais je vous en ferais davantage en vous cachant ce qui s'agite en moi. Mieux vaut vous parler en toute vérité, comme toujours depuis que je vous connais, depuis que je vous aime. J'élève la même lumière pour regarder ma vie, notre vie. Et je me demande si notre exemple n'est pas dangereux aussi, comme toutes les vies et toutes les œuvres qui peuvent éloigner les âmes de la simplicité, de la sagesse, des lois mûries par l'expérience des ancêtres, des chemins battus par le grand troupeau... Voilà la question qui me hantait, sans que j'en eusse encore saisi le sens : la mort de cette pauvre petite inconnue et le désespoir de mon ami la posent dans son sens tragique... Comprenez-vous?

Une larme brilla dans les yeux de la jeune femme, qui répondit :

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Non, mon ami; et c'est la première fois que je ne vous comprends pas...

Elle voulut raisonner:

Qu'y puis-je?... Aucune lumière ne s'élève devant ma route, pour en changer l'aspect... Je persiste à croire que vos pièces sont de belles œuvres, dont je suis fière... Je persiste à croire que notre amour est un bel amour... Je ne regrette rien, parce que je vous aime, et si je souhaite quelque chose, c'est de vous voir lutter contre ces chimères qui vous rabaissent.

Clarencé ne répliqua pas, et ils demeurèrent longtemps pensifs à côté l'un de l'autre, tandis que leurs pensées se croisaient et se contrariaient dans le silence.

Elle songeait :

«S'il va remuer tant de choses lointaines, s'il se préoccupe du bien des hommes, de la loi, des devoirs, hélas! c'est qu'il ne m'aime plus!

Et lui:

((

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<«< Si nous arrivions à ce tournant de la vie où s'expient les erreurs du cœur et de la raison?... Si nous nous étions trompés?... Si nous ne pouvions plus nous comprendre?...

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Pour chasser ces questions mauvaises, il évoqua les phases de leur bel amour, leur long enchantement, leur intimité si profonde, leur union si parfaite; puis il se rapprocha de Claudine et l'attira contre lui, avec la chère question des amans:

- Vous m'aimez toujours?

Faible soudain, prise d'un éperdu besoin de croire à l'éternité de leur tendresse, elle se serra, se blottit contre lui, en murmurant de toute son âme :

Oh! moi!...

Les lèvres de Clarencé se posèrent sur les beaux yeux pleins de larmes, mais, dans cette minute même qui s'ouvrait aux ivresses anciennes, le souvenir de l'immortelle terzine traversa sa mémoire, comme un rappel aigu de toute sa journée.

...

Oui, oui, il était bien au milieu du chemin de la vie; et la forêt était obscure, le droit chemin perdu...

ÉDOUARD ROD.

(La deuxième partie au prochain numéro.)

RACES LATINES

Il est des paradoxes qui, par leur diffusion dans la presse quotidienne, tendent à devenir des lieux communs; ils ne deviennent pas pour cela des vérités. Que les peuples qui s'intitulent anglo-saxons aient essayé d'ennoblir leurs succès industriels et leurs conquêtes militaires en prétendant anoblir leur race, qu'ils se soient attribué je ne sais quelle supériorité naturelle ou providentielle, rien de plus conforme aux habitudes de tous ceux qui réussissent: dans tous les temps, ceux-ci ont éprouvé le besoin de faire adorer intellectuellement leurs triomphes matériels. A la consécration religieuse a succédé de nos jours une consécration pseudo-scientifique, empruntée aux théories régnantes et surtout aux moins démontrées, qui, par leur incertitude même, prennent un air mystérieux et sacré. Plus la doctrine des races est douteuse, mieux elle est appropriée au culte de la victoire. Les oints du Seigneur ont cédé la place aux oints de la Science. Mais ce qui est curieux pour le psychologue, c'est de voir certains peuples qui avaient été non moins orgueilleux que les autres à l'heure de leurs succès, qui même traitaient leurs voisins de « barbares », consentir eux-mêmes de nos jours à leur prétendue infériorité de race, s'incliner devant les nouveaux préjugés nobiliaires des peuples favorisés par la fortune.

Entre les diverses nations dites néo-latines, il y a une communauté de traditions religieuses; il y a aussi une parenté de langues; il y a enfin les analogies de la culture classique et un commun amour des arts: c'est l'origine des plus naturelles sympathies, et des plus précieuses pour la civilisation. Il faut cependant aussi tenir compte de ces inévitables différences de tempérament, de caractère, de milieu social que la psychologie et la

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