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Le concile de Trente ne parlait point à la légère. A cette époque, certains cardinaux n'occupaient point dans l'ordre de la sainteté un rang aussi élevé que dans l'Eglise. « Je pense, disait au concile le digne archevêque de Grenade, que les très illustres cardinaux ont besoin d'une très illustre réforme. » La très illustre réforme fut un peu lente à venir. Comme on pouvait recevoir cette dignité sans être dans les ordres sacrés, on consulta parfois, en la conférant, moins les vertus ecclésiastiques que les quartiers de noblesse et les convenances politiques. Quand on félicite un cardinal neveu du pape de sa promotion, on ne craint pas de lui dire « qu'elle n'est pas moins due à sa valeur qu'à la loi de nature qui le rend si étroitement uni par le sang avec Sa Sainteté 1. » Dans les familles princières, tel sujet se laisse pousser au cardinalat sans prendre les ordres et en attendant mieux. Si ce mieux arrive, il en sera quitte pour « renvoyer son chapeau à Rome. » Le pape sera bien obligé de lui donner la permission de prendre femme «< pour procurer la tranquillité des Etats 2. »

Nicolas-François de Lorraine a un frère, le prince Charles, qui a été nommé à six ans coadjuteur de Toul. Charles ayant quitté la cléricature pour les armes, NicolasFrançois, né en 1608, lui succède, devient évêque de Toul à quinze ans, est fait cardinal de Vaudemont à dix-huit. Le bruit se répand que sa cousine germaine, la princesse Claude, va être enlevée par ordre de Richelieu, qui veut la marier à un prince français pour s'emparer de la Lor

1. Richelieu, Lettres et papiers d'Etat, I, 778.

2. Le cardinal de Savoie épouse sa nièce et redevient le prince Maurice; le cardinal Pamphilio se marie; le cardinal Casimir de Pologne aussi (il fut roi de Pologne après son frère). L'archiduc Albert, cardinal à dix-huit ans, nommé par son oncle Philippe II à l'archevêché de Tolède, quitta cette situation pour épouser l'infante Isabelle, fille de Philippe II, qui lui apporta en dot les Pays-Bas catholiques et la Franche-Comté. D'Avenel, loc. cit., p. 332-333. Nous avons dit que ces cardinaux n'étaient pas dans les ordres sacrés,

raine. Pour déjouer ce projet, le cardinal Nicolas-François, qui a hérité de son frère le gouvernement du duché, prend la résolution d'épouser sa cousine, envoie demander à Rome la dispense de parenté, en attendant se dispense lui-même comme évêque de Toul, avec l'approbation de Pierre Fourier qui trouve dans la raison d'Etat un motif suffisant de ne point attendre la réponse du pape, et contracte mariage le jour même, en 1624, donnant sa démission de cardinal et d'évêque de Toul.

Ces exemples deviennent plus rares à mesure qu'on avance dans le cours du dix-septième siècle. Cependant le cardinal de Bouillon, promu si jeune à cette dignité qu'on l'appelait l'enfant rouge, se distingue par bien des extravagances. Louis XIV, qui n'avait pas voulu de lui comme coadjuteur de Paris, vit moins d'inconvénients à le faire cardinal. D'après Saint-Simon une grande liberté d'allures était encore laissée aux cardinaux. Il dit au sujet du cardinal Armand de Rohan, le premier qui fut évèque de Strasbourg: « Un cardinal est en droit de passer sa vie au jeu, à la bonne chère, et avec les dames les plus jeunes et les plus jolies; d'avoir sa maison pleine de monde pour le rendez-vous et la commodité des autres, de leurs amusements, de leurs plaisirs, et pour le centre des siens; d'y donner des bals et des fètes et d'y étaler tout le luxe et la splendeur en tout genre qui peut flatter, surtout de n'entendre plus parler de livres, d'étude, de rien d'ecclésiastique ; d'aller régner dans son diocèse sans s'en mêler; de n'en être pas seulement importuné par ses grands vicaires, ni par le valet sacré et mitré payé pour imposer les mains, et d'y vivre sans inquiétude. dans un palais, à la campagne, au milieu d'une cour, comme un souverain, parmi le jeu, les dames et les plaisirs, pleinement affranchi, là comme à Paris et à la cour, de toute bienséance 1. »

1. Mémoires, t. VI, p. 417. Les Mémoires du duc des Cars (1890, 20 vol.

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Saint-Simon fait bien d'ajouter : « Ce n'est pas que nos cardinaux vécussent de la sorte, mais ils en avaient toute liberté. » Il avait sous ses yeux le cardinal de Noailles, qui avait porté « son innocence baptismale 1»> sur le siège de Châlons et de Paris, et aussi le cardinal de Coislin, évêque d'Orléans, dont « la jeunesse avait été si pure qu'elle était non seulement demeurée sans soupçon, mais que jeunes et vieux n'osaient dire devant lui une parole trop libre, et cependant le recherchaient tous, en sorte qu'il a toujours vécu dans la meilleure compagnie de la cour 2. » Les cardinaux du XVIII° siècle

in-8., t. II, p. 97-118) nous présentent sous les mêmes traits, au moment de la Révolutiou, les princes-évêques d'Allemagne, en particulier Auersperg, prince cardinal-évêque de Passau, qui donne un bal, un opéra pour distraire son hôte. L'archevêque prince-électeur de Mayence « était chancelier de l'empire et directeur de la diète. L'électeur, comme souverain, tenait, dit des Cars, l'état le plus splendide. Sa table était de la plus grande recherche. » En 1789, l'archevêque électeur de Cologne était Maximilien, frère de l'empereur Joseph d'Autriche et de MarieAntoinettte.

1. Parlant de son séjour à Châlons, « il y porta, dit Saint-Simon (I, 181, 182), son innocence baptismale, et y garda une résidence exacte, uniquement occupé aux visites, au gouvernement de son diocèse et à toutes sortes de bonnes œuvres. Sa mère, qui avait passé sa vie à la cour, dame d'atours de la reine, s'était retirée auprès de lui depuis bien des années; elle y était sous sa conduite et se confessait à lui tous les soirs, uniquement occupée de son salut dans la plus profonde solitude. >> 2. Saint-Simon (I, p. 181) continue ainsi le portrait : « Il était riche en abbayes et en prieurés, dont il faisait de grandes aumônes et dont il vivait. De son évêché qu'il eut fort jeune il n'en toucha jamais rien, et en mit le revenu tous les ans en bonnes œuvres. Il y passait au moins six mois de l'année (quoique aumônier de la cour), le visitait soigneusement et faisait toutes les fonctions épiscopales avec un grand soin, et un grand discernement à choisir d'excellents sujets pour le gouvernement et pour l'instruction de son diocèse. Son équipage, ses meubles, sa table sentaient la frugalité et la modestie épiscopales, et quoiqu'il eût toujours grande compagnie à diner et à souper et de la plus distinguée, elle était servie de bons vivres, mais sans profusion et sans rien de recherché. Le roi le traita toujours avec une amitié, une distinction, une considération fort marquées, mais il avait souvent des disputes et quelquefois fortes sur son départ et son retour d'Orléans. Il louait son assiduité en son diocèse, mais il était peiné quand il le quittait, et encore quand il demeurait trop longtemps de suite à Orléans. La modestie et la simplicité avec laquelle M. d'Orléans soutint sa nomination (de cardinal)

se présentent à nous assez mal avec Dubois. Il est vrai qu'il a fallu tous les artifices de Lafitau, toute la pression de la cour de France pour forcer la main à la cour romaine. A la même époque, les cardinaux de Polignac, de Rohan, de Bissy, trouvent moyen de se compromettre dans la conspiration Cellamare. Comment, en effet, ètre alors cardinal sans faire de la politique? Le XVII° siècle n'avait-il pas eu ses Richelieu, ses Mazarin; le seizième, les Duprat, les d'Amboise, les Tournon, les Gramont, les Lorraine, les Bellay, les d'Ossat, les du Perron, cardinaux illustres, mêlés aux grandes affaires d'Etat ou aux négociations diplomatiques les plus importantes ? La tradition se continue avec moins d'éclat, il est vrai, au XVIII® siècle; mais la correspondance du pape Benoit XIV avec le cardinal de Tencin, par exemple, nous montre quelle impression faisaient encore sur Rome ces cardinaux ministres d'Etat, dotés de plusieurs centaines de mille livres de rente, appuyés sur ce clergé de France dont la science et les richesses excitaient en quelque sorte l'envie du clergé romain moins instruit et besogneux. C'est presque avec humilité que Be..oit XIV demande à Tencin de faire quelque chose pour « le pauvre Saint-Siège. »

La postérité ne considère point Tencin ni Bernis comme des saints. Bernis avoue dans ses Mémoires ses regrets pour d'anciens usages. « J'ai quelquefois regretté, dit-il, qu'il ne fût plus de mode d'admettre les cardinaux à la tête des armées. » Ne pouvant être un cardinal guerrier, Bernis fut un cardinal politique et prouva par son exemple que ceux-là n'étaient pas les plus austères.

et l'uniformité de sa vie, de sa conduite et de tout ce qu'il faisait auparavant, qu'il continua également depuis, augmentèrent fort encore l'estime universelle. » Saint-Simon fait également un grand éloge du cardinal de Forbin-Janson, évèque-comte de Beauvais. « Il était plein, dit-il, d'honneur et de verta; il avait un grand amour de ses devoirs et de la piété. C'était un sage et une excellente tète. » Mémoires, VI, 401-406. 1. Masson, Mémoires de Bernis, I, 9.

Mais on oublie trop en le jugeant qu'il fit ses poésies légères avant d'être dans les ordres sacrés, qu'il fut cardinal avant d'être prêtre 1.

A la veille de la Révolution, c'est un cardinal, Rohan, évêque de Strasbourg, qui donne le plus grand scandale peut-être qui ait éclaté en l'Eglise de France dans l'ancien régime 2. Loménie de Brienne est l'avant-dernier cardinal nommé sous Louis XVI. Ces noms ne rappellent pas de grandes vertus. Mais hâtons-nous de dire que c'étaient là des exceptions; que tout le cours du XVIII° siècle nous présente, à côté de quelques noms compromis, des princes de l'Eglise irréprochables et dignes de tout éloge, tels que le cardinal de Saulx-Tavannes ; qu'en face d'un Loménie, d'un Rohan, un Luynes, mort en 1788

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1. Bernis ne fut ordonné sous-diacre qu'en 1755,à l'âge de 40 ans. Une dépêche de lui, du 12 avril 1755, à Bouillé porte: «Après de mûres réflexions, Monsieur, j'ai formé la résolution de m'engager dans l'état ecclé siastique. J'ai reçu des lettres démissoires de mon évêque diocésain pour prendre le sous-diaconat. J'entre demain en retraite pour huit jours; c'est le patriarche de Venise qui doit me conférer les ordres. » Bernis, ordonné prêtre le 6 septembre 1760, était cardinal depuis 1758. Nommé cardinal, il écrivit à Mmo de Pompadour : « Le courrier de Rome m'a apporté cette nuit la calotte rouge. Je vous la dois, puisque je vous dois tout. Soyez bien sûre que je ne perdrai jamais le souvenir ni de votre amitié ni de mes obligations. » Lettre du 10 octobre. Dubois n'était que tonsuré quand il fut nommé archevêque de Cambrai.

2. Les dépêches de Bernis au ministre Vergennes nous montrent les cardinaux romains prêts à remettre leur chapeau plutôt que de partager leur dignité avec Rohan. « Ils pensent en gentilshommes, écrit Bernis; si le prince de Rohan était militaire, il serait chassé de son régiment. >> Dépêches des 17 et 31 janvier 1786. Masson, op. cit., p. 441.

3. D'Argenson (Journal e Mémoires, 19 septembre 1749) raconte ce trail. « Le roi ayant dit à l'archevêque de Rouen (Saulx-Tavannes) qu'il passerait chez lui à Gaillon, en allant au Havre, ce prélat se contentà de lui faire une profonde révérence. Le roi lui dit une seconde fois : M'entendez-vous ? j'irai chez vous. Autre grande révérence. Puis S. M. a marché trois pas, s'est retournée, a dit : Non, Monsieur, je me ravise. Je n'irai point chez vous. L'archevêque de Rouen est grand aumônier de la reine: Il entre dans le ressentiment de cette princesse de ce que le roi promène ainsi la marquise de Pompadour et se donne en spectacle aux peuples normands;il craint d'en être le fauteur, et il évoque sur cela son caractèrede prélature. » M. de Saulx-Tavannes donnait là une preuve de caractère en un temps où tout pliait devant le caprice et les passions du roi.

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