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Il était difficile que, par la force même des circonstances, une telle polémique ne fût point empreinte de quelque aigreur. Aussi trouve-t-on un mérite, un charme spécial, aux lettres épiscopales où les appels et la tendresse du père viennent tempérer la sévérité du juge. En fait, les prélats recevaient parfois, comme successeurs, des prêtres de leur diocèse, ordonnés par eux, honorés autrefois de leur confiance et élevés à des charges importantes. Ces liens de subordination, de hiérarchie, et aussi de reconnaissance, rompus tout d'un coup, créaient une situation particulière et donnaient au débat un caractère singulier, un ton plus pénétrant. Quel charme dans cet appel adressé par l'évêque de Troyes à M. Sibille! « Mon frère, lui dit-il, vous avez lu dans la sainte Ecriture que Samuel pleura sur Saül, parce que le Seigneur s'était repenti de l'avoir fait consacrer roi d'Israël. » Vous me faites éprouver aujourd'hui le même sentiment. Avezvous oublié le moment solennel où vous tombâtes aux

genoux de mon prédécesseur qui venait de vous faire prêtre? « Il pressa vos mains dans ses mains vénérables, et vous fites le serment de lui obéir jusqu'à la mort. Quoi ! mon frère, après avoir été pendant quarante ans honoré du titre de pasteur légitime dans la ville épiscopale, vous allez avilir votre sacerdoce et flétrir vos cheveux blancs... Est-ce la soif des honneurs qui vous dévore? Etes-vous enivré par le bruit des acclamations populaires qui ont accompagné votre élection? 1» Les lettres de l'archevèque de Reims à l'évêque élu des Ardennes, Philbert, curé de Sedan, portent encore plus le cachet d'une affec

1. Collection ecclésiastique, XI, 156, 192. Du reste, M. Sibille avait parlé en bons termes de M. de Barral. « Vous invitâtes les électeurs, lui dit l'évêque, à me faire reconnaître comme le légitime pasteur de l'Eglise de Troyes. Vous donnâtes des louanges à ma sagesse, à ma bienfaisance, à ma sensibilité; vous parlâtes de ma fidélité à Dieu, de ma fidélité au roi. »

tion paternelle et suppliante. « Ah! notre fils (car nous aimons mieux nous livrer avec Vous aux tendres mouvements d'un cœur fraternel qu'à la sévérité d'un juge), notre cher fils en Jésus-Christ, lui écrit M. de Talleyrand-Périgord, nous vous conjurons par les entrailles de sa miséricorde, rentrez en vous-même et ne démentez pas en un jour toute votre vie, ayez la force de revenir sur vos pas. » Il termine sa lettre par ces touchantes et fermes paroles de l'apôtre saint Jean à un évêque déchu de sa première ferveur: Habeo adversum te quod caritatem tuam primam reliquisti. Memor esto unde excideris... Movebo candelabrum tuum 1.

L'élection du Doubs suscita la plus intéressante correspondance entre M. de Durfort, archevêque de Besançon, et M. Seguin, chanoine de sa cathédrale, appelé à lui succéder. M. Seguin, dont la vie avait été sans tache jusqu'alors, peut être compté parmi les meilleurs de ceux qui se laissèrent porter à la tête du clergé constitutionnel. Déjà mis en évidence par sa nomination de président du conseil départemental, il est profondément troublé à la nouvelle qu'il s'agit de l'élever à l'épiscopat. Son amour propre est flatté d'une telle distinction, mais sa conscience lui reprocherait amèrement de prendre la place d'un homme tel que M. de Durfort, dont il honore hautement les vertus. Et alors il s'engage entre le pontife et le chanoine une longue correspondance, où ce dernier presse sincèrement l'archevêque de prêter serment pour conjurer le péril imminent d'une élection qui l'écarterait de son siège, où l'archevêque déploie tous les trésors de sa tendresse pour détourner le chanoine d'une usurpation sacrilège. M. Seguin, tiraillé entre sa conscience et son amour de la Révolution, craignant de perdre l'estime des meilleurs chrétiens, mais sensible aux caresses des

1. Collection ecclesiastique, XII, p. 30 et suiv.

maîtres du jour, pris aussi sans doute d'un secret désir des honneurs, hésite, tergiverse, consulte les amis politiques intéressés à le pousser en avant, refuse la nomination que viennent de faire de lui les électeurs, presse de nouveau M. de Durfort de céder, s'enfuit à la capitale, mais en arrive peu à peu à se faire à l'idée d'une promotion qui l'avait d'abord épouvanté, finit enfin par accepter l'évêché du Doubs, tout en faisant longtemps attendre son arrivée à Besançon et la prise de possession solennelle de son siège. Cette pénible élaboration d'un évêque constitutionnel, est par la nature des lettres et des sentiments échangés entre le prélat légitime et l'usurpateur1, un intéressant épisode du schisme dont nous l'histoire.

retraçons

1. Citons seulement ces paroles de M. de Durfort à l'usurpateur: «< Puisque le ciel vous parle, je me tais. Puisse-t-il achever son ouvrage, et vous rendre cette paix de l'âme dont vous êtes si digne par vos vertus ! C'est dans cet espoir que je suis avec une estime distinguée et un sincère et respectueux attachement, etc..» Sauzay, I, 372, 373, 390, 391.- Le cardinal de Bernis écrivait à l'intrus Gausserand: « O vous, qui par la place que j'avais cru pouvoir vous confier, comme promoteur de mon diocèse, pour veiller à la garde du sanctuaire et au maintien des règles ecclésiastiques, vous sur qui je me reposais pour dénoncer à mon zèle le prêtre coupable qui aurait oublié la sainteté de son ministère, comment n'avez-vous pas craint de donner vous-même par votre apostasie et par votre intrusion schismatique, un scandale que nous voudrions couvrir en vain de tous les voiles de la charité chrétienne? Quoi! sans mission.., vous ne frémissez pas d'entrer dans le bercail de Jésus-Christ, pour en être le loup ravisseur..., pour profaner cette chaire épiscopale, établie dès les premiers temps du christianisme par les successeurs des apôtres et illustrée par la sainteté des pontifes qui l'ont occupée, saint Clair, saint Diogénien, saint Salvy. » Le cardinal de Bernis, p. 501.

CHAPITRE SEPTIÈME

Expulsion et départ des évêques

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I. La lutte ainsi engagée devait aboutir à l'expulsion des évêques. S'il est vrai qu'ils émigrèrent tout de suite, alors qu'ils ne couraient aucun danger et pour poser en martyrs. Ceux qui partirent trop tôt. — M. de Juigné, archevêque de Paris. Son caractère. Il n'était pas à la hauteur d'un si grand siège, malgré son grand cœur et ses vertus. Il part sous le coup des menaces. - Il est dénoncé à la tribune. rares prélats qui partirent en 1789 et 1790. Le cardinal de Rohan. II. La généralité des évêques tint ferme à son poste. · Ceux qui rentrent dans leur diocèse au moment du danger. Leur désespoir à la pensée de quitter leur troupeau. Paroles de MM. de Bourdeilles, de Galard, de Boisgelin. Leur énergique résistance. - M. de Thémines à Blois. Héroïsme de l'évêque de Soissons. L'évêque du Puy invoque les droits de l'homme. Les évêques de la province d'Auch. Ceux de la Provence. Les combats de Pisani de la Gaude, évêque de Vence. - Preuve par la statistique qu'on trouverait difficilement dix évêques, c'est à dire le treizième de l'épiscopat, qui soient partis avant la persécution. — III. Ils partent quand la situation n'était plus tenable à cause de l'intronisation des évêques constitutionnels. Ils tiennent à constater qu'ils ne cèdent qu'à la force. Nombreux exemples de prélats arrêtés, traqués, menacés de mort, chassés de leurs palais, jetés en prison, cités devant les tribunaux. Plusieurs sont obligés de s'échapper sous un déguiseLe martyrologe de La Broue de Vareilles, évêque de Gap.

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ment.

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I

Cette polémique ne pouvait avoir qu'un dénouement, l'expulsion des évêques légitimes. Les meneurs n'avaient pas tardé à voir que pour vaincre, ou du moins pour atténuer la résistance, il fallait, à tout prix, chasser des prélats si puissants encore sur leur clergé et leurs ouailles. On les a souvent accusés d'avoir prévenu les désirs de leurs ennemis, d'avoir déserté volontairement leur poste, se donnant ainsi, sans aucun danger, l'auréole de la

persécution et du martyre1. Quelques uns, en effet, abandonnèrent trop tôt leur diocèse; mais la plupart, on peut dire la presque généralité, ne quittèrent leur troupeau et la France qu'à partir de décembre 1790 jusqu'en 1792, principalement dans les six premiers mois de 1791, c'està-dire à une époque où il n'était guère possible d'y prolonger leur séjour sans danger pour leur vie.

Parmi les premiers qui passèrent la frontière, on s'étonne d'avoir à nommer M. de Juigné, archevêque de Paris. L'abbé Legendre a dit, dans ses mémoires, du cardinal de Noailles, successeur de M. Harlay : « Ce fut un malheur pour lui que la fortune l'ait élevé à l'archevêché de Paris. Il n'était point fait pour une si grande place. Il faut pour la remplir un génie supérieur, des talents, de la capacité, et c'est ce qu'il n'avait point. » Ce jugement pouvait s'appliquer aussi à M. de Juigné, à condition d'ajouter qu'à défaut d'une haute intelligence, il avait un grand cœur, une véritable piété et une charité sans bornes. On aurait souhaité à ce prélat plus d'envergure et aussi plus d'esprit de suite dans les conjonctures, d'ailleurs si difficiles, qu'il traversa la première année des Etats généraux. Au lieu d'avoir le coup d'œil de l'homme d'Etat qui sait ce qu'il veut et s'y tient, qui commande plutôt qu'il n'obéit aux circonstances, M. de Juigné se laisse trop balloter au gré des évènements. Adversaire, au fond, des idées nouvelles, partisan du statu quo, marchant de cœur avec la droite du clergé, on le voit proclamer au nom de l'épiscopat l'abandon des dîmes, faire chanter des Te Deum à propos, non seulement du 4 août 2, mais du 14 juillet, couronner à l'hôtel de ville

1. Montrol, p: 3 et 4, nous montre « la foule des prélats » franchissant la frontière dès 1789, à la suite du 4 août et avec l'avant-garde de la noblesse. Robidou, t. Ier, p. 416, dit qu'ils « se parèrent du titre de victimes sans avoir eu le moindre danger à courir. »

2. Cet élan fut assez général dans l'épiscopat, à cette époque et dans

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