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moignages rendus à la régularité de sa vie 1. Ce qui achève ici la démonstration, c'est que Mme de Choiseul, abbesse de l'abbaye royale, celle-là même que Montgaillard nous présente comme complice des prétendus désordres de Montmorency, est honorée à Metz comme une sainte, au point que, par un privilège presque unique,elle mérita d'être ensevelie, en 1816, dans la cathédrale de cette ville. L'épitaphe gravée à cette occasion sur sa tombe dit, avec ses vertus, la vénération dont tout un peuple entourait sa mémoire.

Cette discussion nous montre avec quelle légèreté on a trop souvent accueilli des calomnies contre certains prélats d'ancien régime 2.

Concluons de ces observations que l'impartialité historique, la vérité, imposent la discrétion, la prudence, dans les jugements sur la conduite privée de cet épiscopat. On ne peut pas donner les dires d'un Bachaumont, d'un Métra, d'un Montgaillard comme paroles d'Evangile. N'oublions pas qu'il s'agit d'un temps où l'on se dédommageait par les propos de salon, de l'absence de liberté politique et de liberté de la presse. Il est facile de formu

1. En 1779, dom Bernardin Pierron, bénédictin, vante dans un poëme latin (ce poëme avait pour titre : Templum Metensibus sacrum, p. 170-172) son illustre naissance, sa charité, sa prudence, et il ajoute :

Morum

Quis nitor! Exemplo leges creat atque ministrat. Quelle que soit la licence des poëtes, un tel éloge eût paru une cruelle ironie si l'évêque de Metz eût été tel que nous le dépeint l'histoire de Montgaillard.

2. L'histoire de Montgaillard incrimine également la vie privée de M. de Cicé, archevêque de Bordeaux. Mais ici encore pas de faits cités, pas de témoignages autorisés. Cependant Cicé était trop en vue, son rôle à la Constituante, son attitude comme garde des sceaux furent trop discutés, en particulier lors de la constitution civile du clergé, pour qu'il n'eût point beaucoup d'ennemis et des adversaires irréconciliables. Nous ne savons pas qu'ils aient jamais, pour le perdre, attaqué sa vie privée. Ses trois historiens n'émettent pas la moindre insinuation à cet égard. Cf. Bosc, Memoires pour servir à l'histoire du Rouergue, 3 vol. in-8°,1797 ; Fisquet, la France pontificale, province de Bordeaux -; Servières, Histoire de l'église du Rouergue, gr. in-8°, 1875.

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ler ici des condamnations générales; quand on est mis en demeure de les justifier par des noms propres et des faits, on est bien vite dans l'embarras, même en s'aidant de Bachaumont, de Métra et de tous les Mémoires du temps.

Sur ce point, un écrivain de l'ancien régime, modéré, mais bien informé, impartial et claivoyant, l'abbé Proyart, nous paraît avoir fait la mesure exacte du mal. « La malignité, dit-il, se taisait sur la régularité de cent vingt pasteurs, l'édification de leurs troupeaux, et demandait compte au corps entier des scandales, malheureusement trop réels, d'une dizaine de ses membres 1. » L'abbé Proyart, vivant à cette époque, était placé pour bien voir. Son livre sur Louis XVI a un ton de sincérité et des aveux qui montrent qu'il a voulu faire œuvre d'historien et non de panégyriste. Nous acceptons donc comme exact le chiffre de dix évêques répréhensibles dans leur vie privée à l'avènement de Louis XVI ou à la veille de la Révolution 2. Comme ce prince apporta un vrai scrupule dans le recrutement de l'épiscopat, le nombre des prélats irréguliers a diminué plutôt qu'augmenté sous son règne.

1. Cf. Abbé Proyart, Louis XVI détróné avant d'être roi, 1800.

2. Ces dix noms comprendraient les quatre prélats, futurs constitutionnels: Talleyrand, évêque d'Autun; Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, puis de Sens, qui venait de prendre pour coadjuteur un autre Loménie de Brienne également peu recommandable; Jarente, évêque d'Orléans. La vie privée de Savine n'avait point été répréhensible avant la Révolution. A ces noms nous avons ajouté ceux de Dillon, archevêque de Narbonne; Rohan, cardinal, évêque de Strasbourg; Grimaldi, évêque du Mans, puis de Noyon. En supposant que les accusations portées contre les prélats dont nous avons donné les noms, accusations qui ne nous ont point paru établies, fussent fondées pour deux ou trois, nous arrivons au chiffre de dix évêques répréhensibles donné par l'abbé Proyart. Gobel, évêque de Lydda, qui devait donner un si grand scandale pendant la Révolution, laissait si peu prévoir une telle conduite qu'on l'appelait l'ange de Lydda, avant 1789.

III

Ce qui a contribué ici à accréditer les préventions contre quelques prélats d'ancien régime, c'est le faste, l'appareil un peu mondain dont ils entouraient leur existence. Nous l'avons dit, la vie retirée, modeste, presque recluse de nos évêques, ne rappelle en rien l'éclat, le luxe de leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle. Grands par leur naissance, par leur rang social, par leurs revenus, ils croyaient devoir mener un train en rapport avec leur situation spirituelle et temporelle.

Il était un temps dans l'année où ces châteaux, ces maisons de campagne dont nous avons décrit les splendeurs 1, s'ouvraient à une société choisie, brillante, empressée à jouir de la généreuse hospitalité, de la table somptueuse d'un prélat gentilhomme. Les femmes de la noblesse pouvaient d'autant mieux s'y rendre que le plus souvent les honneurs étaient faits par une sœur, une belle sœur, une nièce de l'évêque. Elles y venaient en effet. Deux dessins faits pendant l'épiscopat de Clermont-Tonnerre, évêque de Châlons, représentent le magnifique parc de Sarry, dessiné par le Nôtre, avec des Messieurs, des dames décolletées selon le goût de l'époque .Tout s'y passait avec une parfaite convenance. Les conversations délicates, la musique, des délassements innocents, occupaient les heures de réunion.

Les prélats n'éprouvaient aucun embarras à se mouvoir au milieu de cet entourage un peu profane. Ils n'avaient eu qu'à grandir dans leur propre famille pour connaître tous les

1. Cf. Les évêques avant la Révolution, p. 86-106

raffinements de la bonne compagnie. Parfois ils avaient suivi quelques années la carrière des armes avant d'entrer dans l'Eglise. Certains même avaient été mariés avant d'ètre prêtres. Pisani de la Gaude, évêque de Vence, fut poussé dans les ordres par la mort de sa fiancée,la belle d'Entrecasteaux. On comprend que des hommes ainsi élevés gardassent une parfaite aisance dans des réunions qui nous paraîtraient aujourd'hui un peu mondaines, qu'ils eussent pour les femmes ces égards de société dont leur éducation, leur monde leur faisait un devoir et leur donnait l'exemple. Un jour, M. de Bourdeilles, évêque de Soissons, revenait de Compiègne en calèche. A la poste de Jaulzy, ayant voulu, avec un empressement de gentilhomme, aider une dame de la compagnie à descendre de voiture, il manqua le marchepied et se cassa la jambe, ce qui le rendit boîteux le reste de sa vie1. Belsunce, évêque de Marseille, apprend que le gouverneur de la ville donne un grand bal. Il s'y rend au moment où la réunion est complète, fait le tour de la salle pour quêter danseurs et danseuses, et se retire avec une ample recette pour ses pauvres. Cette démarche, qui aujourd'hui paraîtrait risquée, n'étonna personne. La séparation entre le monde. ecclésiastique et le monde laïque était alors moins tranchée que de nos jours. L'opinion, en particulier, ne demandait pas aux prélats un divorce complet avec la société

1. Pecheur, Annales du diocèse de Soissons, t. VII, p. 46't.- Les Mémoires du temps racontent que le carrosse de M. Couet du Vivier de Lorry, alors évêque de Tarbes, depuis évêque d'Angers en 1789, brisa un jour à Paris la voiture où se trouvait une dame. Le prélat crut devoir lui offrir, puisqu'il était cause de l'accident, de la faire conduire avec ses chevaux là où elle comptait se rendre. Elle donna l'adresse de M. Beudet, secrétaire de la marine, lequel était connu justement de M. Vivier de Lorry. A leur arrivée, stupéfaction des domestiques et du secrétaire de la marine de voir la dame arriver ainsi dans l'équipage et en compagnie d'un évêque: c'était la Gourdan. L'anecdote courut la ville; mais on conviendra qu'elle ne peut point charger la mémoire de M. de Lorry.

brillante où ils avaient vécu1, où ils trouvaient leurs sœurs, leurs parentes et comme une extension de leur propre famille. Le fait même d'avoir grandi dans un tel entourage en atténuait le péril. Ces relations, sans être pour eux un grand danger, entretenaient cette exquise urbanité de manières, cette noble aisance, cette fleur de bonne compagnie qui distinguaient cet épiscopat.

Cette habitude du monde n'offrait rien d'incompatible avec une conduite régulière ni avec des goûts simples. M. de Lauzières-Thémines, par exemple, évêque de Blois, alliait une vie irréprochable à ses allures de grand seigneur, à son train de gentilhomme. Il affichait, dit un contemporain et un témoin, « une grande sévérité de mœurs. » Il « vivait exemplairement », donnant la confiance à ceux de ses prêtres « qu'il croyait les plus dévots et instruits. » Au moment de la constitution civile du clergé, ses adversaires eux-mêmes lui rendirent, sous ce rapport, un éclatant témoignage. Tandis que les catholiques redemandaient Thémines comme « l'évêque qu'il leur fallait, » le procureur général du Loir-et-Cher, dans son réquisitoire, disait de lui, qu'il s'était rendu « recommandable par ses talents, par ses lumières et par la pureté de ses mœurs 2.»

1. Certains ecclésiastiques abusaient de ces tolérances de l'opinion. L'abbé de Périgord (Talleyrand) ne se contente pas de réunir chez lui les Lauzun, les Mirabeau, les Chamfort, les Rulhière, les Choiseul-Gouffier, les Narbonne, et autres brillants sujets qui n'étaient pas des modèles de foi ni de vertu, il se fait admettre aux réunions de M. de Brienne, de M. de Montesson, de Mme de Boufflers, de M de la Reynière. Il nous raconte dans ses Mémoires la répartie qui lui voulut un grand succès dans un souper chez la duchesse de Grammont. Talleyrand paraissait surtout se complaire dans « la maison de M. de Montesson, qui se tenait tout à l'extrémité de la décence... Sur son théâtre il y avait, dit-il, pour le clergé un peu dissipé une loge dans laquelle M. l'archevêque de Toulouse, M. l'évêque de Rodez, M. l'archevêque de Narbonne, M. l'évêque de Comminges m'avaient fait admettre. » Mémoires de Talleyrand, I, 36, 37, 42, 43, 49.

2. Memoires de Dufort, comte de Cheverny, I, p. 428-430; II, 111.-Ber

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