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AU SUJET DE LA CÉRÉMONIE DE LA FIERTE (1).

Rouen, le 1er juin 1730.

La cérémonie de la fierte s'est faite ici le jour de l'Ascension, comme à l'ordinaire, avec un grand concours de peuple et d'étrangers, que cette curiosité attire tous les ans pour voir ce qui se passe au sujet du prisonnier qu'on y délivre.

C'est un des plus anciens monumens de la piété de nos rois, et une concession des plus authentiques qu'ils aient jamais faite à aucune église de leur

royaume.

Ce privilége de la fierte (2), ou châsse de saint Romain, consiste dans l'absolution d'un criminel et de ses complices, à la fête de l'Ascension, pourvu qu'il ne soit pas accusé de crime de lèse-majesté, d'hérésie, de fausse monnaie, de viol, ou d'assassinat de guetà-pens. Dans le choix que le chapitre de l'église métropolitaine et primatiale de Rouen fait de celui qui doit jouir de ce privilége, il observe très-religieusement la forme ancienne de cette cérémonie.

(1) Extr. du Mercure de juillet 1730.

(2) Fierte, mot corrompu du latin, feretrum, cercueil, etc.

Le lundi, quinzième jour avant les Rogations, il députe au parlement, à la Cour des aides et au présidial, quatre chanoines pour vérifier et insinuer le privilége, afin que, depuis ce jour-là jusqu'à ce qu'il ait eu son effet, aucun criminel des prisons de la ville et des faubourgs ne soit transféré, mis à la question,

ni exécuté.

Pendant les trois jours des Rogations, le chapitre nomme deux chanoines - prêtres qui se transportent dans les prisons avec le greffier, pour y entendre les confessions des criminels qui prétendent au privilége, et pour recevoir leurs déclarations sur les cas dont on les accuse.

Le jour de l'Ascension, le chapitre, composé seulement des chanoines-prêtres s'assemble pour l'élection du criminel qui doit être délivré. Après avoir invoqué le Saint-Esprit, et fait serment de garder le secret, on fait la lecture des confessions des prisonniers, qui sont brûlées dans le même lieu, sitôt que la grâce du criminel est admise.

L'élection faite, le nom du criminel est porté au parlement, qui ordonne à deux huissiers d'aller, avec le chapelain de Saint-Romain, le prendre dans la prison. Ils le conduisent au parlement, où il est mis sur la sellette. Après qu'il a été interrogé, et que ses informations ont été rapportées, sa rémission est admise sur les conclusions du procureur-général. Ensuite le premier président lui fait une correction; et l'ayant déclaré absous, il le renvoie au chapitre, pour le faire jouir du privilége de saint Romain.

L'église métropolitaine va ensuite processionnellement à la vieille tour, ancien palais des ducs de Normandie. On y conduit le prisonnier, et il y reçoit une seconde correction du célébrant, qui lui fait porter la fierte, ou châsse de saint Romain, jusqu'à la grande église, où il se prosterne aux pieds de chaque chanoine. Il quitte ses fers à la chapelle de SaintRomain; et après avoir entendu la messe, qui est quelquefois différée jusqu'à six heures du soir, à cause des contestations qui surviennent touchant son élection, il va à la vicomté de l'Eau, où le prieur du monastère de Bonnes-Nouvelles, ordre de Saint-Benoît, lui fait encore une remontrance.

Le lendemain, il reçoit une dernière correction en plein chapitre, devant tout le peuple, tête nue, et à genoux. De là, il est conduit au confessionnal du grand-pénitencier, qui entend sa confession; et après cette espèce d'amende honorable, il est renvoyé.

Ce qui a donné lieu à ce privilége, selon la tradition, c'est que saint Romain, archevêque de Rouen, ayant été averti que dans la forêt de Rouvray, près des faubourgs de la ville, un serpent d'une grandeur monstrueuse faisait des dégâts horribles, il résolut de l'aller chasser, et demanda pour l'accompagner deux hommes retenus dans les prisons, l'un convaincu de meurtre, et l'autre de vol. Le voleur s'enfuit sitôt qu'il vit le serpent; le meurtrier demeura, et ne quitta point le saint prélat, qui jeta son étole au cou de la bête, la fit conduire par ce prisonnier jusqu'à la place publique de la ville, où elle se laissa attacher, et fut

brûlée; après quoi on fit grâce au meurtrier, qui ne s'était point épouvanté. Saint Ouen, successeur de saint Romain, pour conserver la mémoire de ce miracle, obtint du roi Dagobert, dont il était chancelier, le privilége en question, tel qu'il s'observe encore aujourd'hui (1).

(1) Richelet fait à ce sujet les observations suivantes : « Saint Ouen ayant succédé à saint Romain, obtint du roi Dagobert, dont il était chancelier, un privilége par lequel le chapitre aurait à l'avenir le pouvoir de délivrer tous les ans un prisonnier accusé de quelque grand crime, sans que l'on pût, dans la suite, l'en rechercher et le punir. Le chapitre a tâché de maintenir ce privilége, qui lui a été souvent contesté, parce que l'on n'en voit point l'origine ni le premier fondement. On lui oppose, en effet, que saint Romain n'a point occupé le siége épiscopal de Rouen dans l'année 520, où l'on prétend que le miracle est arrivé. Mais le chapitre ne pouvant pas répondre à cette objection, a prétendu dans la suite que le miracle était arrivé en 620. On lui a fait observer encore que les historiens n'en font point mention; qu'il n'y a enfin qu'une simple tradition soutenue par le chapitre, intéressé à conserver un privilége si considérable. On peut voir le détail des raisons que l'on a alléguées de part et d'autre sur cette question, dans un recueil imprimé en 1611, de plusieurs plaidoyers qui furent faits au grand conseil, dans la cause de Claude Pehu, sieur de la Mothe, et de dame Claude Dossonvillier, veuve du sieur Hallot. Pasquier a traité aussi ce sujet dans ses Recherches. Ce n'est pas sur la validité du privilége que l'on a plaidé, c'est sur son étendue; elle a été bornée par un édit d'Henrile-Grand, de l'année 1597, qui exclut de la grâce le crime de lèse-majesté, le guet-à-pens et quelques autres. C'était

autrefois un doute si cette grâce devait être accordée à des personnes qui n'étaient pas du ressort du parlement de Rouen; mais la question a été décidée par une déclaration de Louis XIV, qui a restreint le privilége aux seuls justiciables de ce parlement. » (Voyez Richelet, au mot fierte; les Recherches de Pasquier, l. 9, et les anciens Mercures.) (Edit. C. L.)

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