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V

Les variations administratives.

A cette jurisprudence judiciaire si ferme et si constante peut-on tout au moins opposer une jurisprudence administrative persistante? Nous avons vu que les avis du Conseil d'Etat de 1881 appliquant avec la dernière rigueur le système de la spécialité ont déclaré que les fabriques et consistoires n'ayant reçu expressément d'aucune loi le droit d'entretenir des écoles ou de recevoir pour secourir les pauvres, ces établissements ne pouvaient être autorisés à recevoir des dons et legs faits à ces fins et que la capacité leur faisait défaut. Cette opinion a-t-elle toujours été celle du Conseil ? il est intéressant de se le demander et de voir comment la question a été résolue aux différentes époques.

Pendant le premier tiers de ce siècle la question de capacité des établissements ecclésiastiques paraît n'avoir donné lieu à aucune controverse sérieuse. En présence des termes de l'article 1er de la loi du 2 janvier 1817 et de l'article 3 de l'ordonnance du 2 avril de la même année, le Conseil d'Etat n'hésita point à reconnaître aux évêques, fabriques, curés, desservants et consistoires, le droit de recevoir des libéralités destinées à des écoles. Il en fut ainsi jusqu'en 1837. A cette époque, le conseil royal de l'instruction publique saisi de la question au sujet de la donation faite à la fabrique de Courtheson, conclut dans le sens de la validité par un avis en date du 10 février :

« Ce qui est donné à la fabrique, dit l'avis, ne peut être considéré comme donné au préjudice de la commune. Les établissements publics étant des personnes aptes à recevoir ou posséder, sous toutes conditions qui n'ont rien de contraire aux lois ni aux mœurs, et aucune loi n'interdisant aux fabriques de recevoir et de posséder sous la condition de fonder des écoles, on ne paraît pas légalement fondé à établir à cet égard, d'une manière générale, cette sorte d'incapacité.

Dans certains cas particuliers, l'incapacité pourra être

de fait appliquée par l'exercice du pouvoir laissé au gouvernement d'autoriser ou de ne pas autoriser l'acceptation des dons et legs faits aux fabriques et autres établissements publics... Cette intervention discrétionnaire de l'autorité. supérieure paraît devoir suffire pour prévenir les inconvénients signalés dans la délibération du Conseil d'Etat. >>

Le ministre de l'instruction publique, M. Guizot, avait adopté l'opinion du conseil royal :

« Je ne vois en ce qui concerne les intérêts de mon ministère, écrivait-il le 9 mars 1837, aucune difficulté à ce que les fabriques soient autorisées à accepter les libéralités qui ont pour objet le service de l'instruction publique. C'est une heureuse idée que celle de réunir, par un lien aussi étroit que possible, l'intérêt de la religion et celui de l'éducation populaire; c'est elle qui inspire les donations qui se font assez fréquemment aux fabriques catholiques et aux consistoires des cultes dissidents. L'autorité doit protection et encouragement à ces dispositions, qui assurent l'instruction primaire par la double surveillance de la fabrique et de la commune, du pasteur et des maires... J'estime d'ailleurs que toutes les fois qu'il sera fait une donation en faveur des fabriques, des évêchés ou des congrégations religieuses enseignantes à la charge de fonder des écoles publiques, il convient que l'ordonnance autorise l'établissement religieux donataire et l'autorité municipale à accepter simultanément la libéralité. »

Toutefois, quelques jours plus tard, le Conseil d'Etat se prononçant en sens contraire, appliquait pour la première fois aux fabriques la théorie de la spécialité des établissements publics et leur refusait la faculté d'accepter des libéralités destinées à des œuvres charitables ou à des écoles, tout en reconnaissant ce droit relativement aux écoles, aux consistoires protestants.

<< Les fabriques, portait l'avis du 12 avril 1837, n'ont été reconnues comme établissements publics et autorisées à recevoir et posséder, que dans l'intérêt de la célébration du culte et dans les limites des services qui leur sont confiés à cet égard par les lois et décrets;

« Les fabriques ne peuvent, en dehors de ces limites,

invoquer leur qualité d'établissements publics pour recevoir des donations à l'effet d'établir des écoles ou former toutes autres entreprises étrangères à leurs attributions. »

L'avis ne mentionnait que les fabriques, mais il était applicable et fut appliqué, en effet, par identité de motifs aux autres établissements ecclésiastiques. Chaque libéralité, pour être autorisée, devait donc consentir à venir se placer dans la case qui lui était réservée par l'administration.

Aux fabriques le culte, aux hospices et bureaux de bienfaisance les pauvres, à l'Université les écoles; c'est correct, symétrique, c'est l'idéal de l'arrangement légal. Malheureusement, outre les difficultés de bien poser la limite entre des choses et des institutions morales qui ne se mesurent pas géométriquement, on s'aperçut que le vide se faisait dans ces cellules si bien disposées. La règle s'impose, on ne commande pas la confiance. La plus grande partie des donateurs sont mus par la charité religieuse et leur désir est que les institutions religieuses exécutent leurs volontés; en les gênant à cet égard on éloignait le don, et le règlement tuait l'oeuvre (1). »

La doctrine de l'avis du 12 avril souleva de si vives protestations que le ministère de l'intérieur s'en émut. Le directeur de l'administration départementale et communale chargé d'étudier la question conclut qu'il fallait autoriser les fabriques à accepter les libéralités et les communes à accepter le bénéfice des dispositions. Le Conseil d'Etat adopta ces conclusions dans un avis du 4 mars 1841 et admit qu'il fallait autoriser conjointement l'établissement institué et celui dans les attributions duquel rentrait le service qui devait profiter de la libéralité. On reconnaissait donc : 1° que l'établissement légalaire n'étant pas légalement appelé au service indiqué ne pouvait être autorisé à accepter et exécuter seul le legs; 2o que l'établissement dans le service duquel rentrait le legs était par cela seul et bien que le testateur n'y eût pas songé investi d'un droit au bénéfice du legs; 3° comme conséquence l'un des établissements

(1) S. Migneret, 1. c., p. 313.

adoptait le legs, l'autre le bénéfice du legs. Cette intervention de la commune pouvait paraitre singulière, mais enfin la nouvelle interprétation violait moins complètement l'intention du donateur.

Sur qui reposait donc la propriété? On n'y avait pas songé; il fallut un avis du 30 décembre 1846 pour déclarer qn'on n'avait pas entendu transporter les droits de propriété résultant pour le législateur des dispositions du testament.

Jusqu'en 1863, la doctrine du Conseil d'Etat, formulée dans les avis de 1841 et 1846, resta sans variation. A cette époque, revenant en arrière, il inaugura une jurisprudence restrictive et antilibérale qu'il devait parfois heureusement oublier dans la pratique, mais dont les conséquences étaient graves. Il distingua entre les établissements ecclésiastiques et les communautés religieuses enseignantes dûment autorisées. Il déclara que les premiers « devraient être réputés incapables d'accepter des libéralités faites dans un but étranger à leurs attributions; » mais il émit l'opinion qu'il y avait lieu de valider la disposition en faisant intervenir la commune comme le prescrivait déjà l'avis du 4 mars 1841. Seulement cette double acceptation devait avoir pour conséquence l'immatriculation du titre et sous le nom de l'institué et sous le nom de la commune. Quant aux congrégations enseignantes, les mêmes formalités étaient exigées, si l'école devait être communale; s'il ne s'agissait que d'une école libre, la double immatriculation cessait d'être imposée, et il suffisait de la double acceptation. (Avis du 10 juin 1863.)

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Au point de vue juridique, cette jurisprudence prêtait à des critiques d'une singulière gravité. Comment! voilà des établissements que le conseil déclare incapables : les libéralités scolaires ou charitables qui leur sont faites doivent par suite tomber, et au lieu de cela, le conseil les valide en créant lui-même un bénéficiaire capable! c'est lui qui se fait donateur de biens qui ne lui appartiennent pas, et non content de disposer de la chose d'autrui, il l'attribue à ceux que le véritable propriétaire entendait ne jamais gratifier! Il y avait là une usurpation de propriété des plus caractéri4

XXI-II

sées, et au détriment du donateur et au détriment des établissements donataires déclarés ainsi incapables, contrairement au principe que les incapacités sont de droit étroit, comme les pénalités, et qu'il n'est jamais permis de suppléer en pareil cas au silence du législateur. Détail curieux également l'immatriculation était faite au nom des deux établissements, et celui qui gardait le titre ce n'était pas le légataire, c'était celui auquel le testateur n'avais jamais songé ou qu'il avait formellement exclu.

Une violation aussi manifeste des volontés des donateurs devait amener des résistances; voyant les dispositions de leurs auteurs gravement modifiées par les décrets d'autorisation, des héritiers ou des exécuteurs testamentaires se refusèrent à délivrer les legs, et demandèrent qu'ils fussent déclarés nuls pour inexécution des conditions sous lesquelles ils étaient faits: la jurisprudence des cours d'appel, ainsi que nous l'avons vu, leur donna raison, en reconnaissant aux établissements ecclésiastiques la pleine capacité d'accepter et d'exécuter les libéralités qui leur étaient destinées.

Cette lutte entre les héritiers et le Conseil d'Etat, très préjudiciable aux intérêts généraux, amena le Conseil à étudier de plus près la question litigieuse. Dès 1871, sur un rapport très complet de M. Le Vavasseur de Précourt, la section de l'instruction publique de la commission provisoire chargée en septembre 1870 de remplacer le Conseil d'Etat, tout en ajournant l'examen de l'ensemble de la question, fut d'avis qu'on ne pouvait tout au moins maintenir la disposition qui enlevait aux établissements institués légataires la garde des titres de propriété et le soin de toucher les revenus. Le 6 mars 1873, un important avis reconnaissait aux établissements religieux la capacité de recevoir des libéralités charitables, de les administrer et distribuer sans l'intervention du maire ou du bureau de bienfaisance. Le 24 juillet, faisant droit aux observations présentées par M. Jules Simon, alors ministre de l'instruction publique et des cultes, dans une lettre adressée le 25 avril au président du conscil, un avis reconnaissait à ces mêmes établissements et en particulier aux fabriques et consistoires la capacité de recevoir seuls des dons et legs destinés à fonder ou entretenir des écoles. On lit notamment dans cet avis:

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