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était initié au complot. Il était l'un des agents sur lesquels les conjurés avaient fait reposer le plus d'espé

rances.

« Dans le domicile de Persigny, on a trouvé, soit que celui-ci n'ait pas eu le temps de faire disparaître la pièce, soit qu'il ait voulu la conserver dans l'intérêt de sa comptabilité, soit enfin qu'il ait voulu punir l'agent, dont peut-être il avait à se plaindre, on a trouvé un écrit de la main de de Bruc. Il est ainsi conçu : « J'ai « reçu de M. le comte de Persigny la somme de 4,500 fr., « que je tiens à sa disposition pour la fin de notre af<< faire. »

« Quand on met cette pièce sous les yeux de de Bruc, il nie tout d'abord qu'elle soit de sa main; puis, convaincu par l'évidence, il annonce qu'il est troublé, qu'il

désirerait que son interrogatoire fût remis au lendemain. On obtempère à son désir : il paraît au jour dit; il reconnait alors son écriture, et il cherche à expliquer le contenu du billet par cette circonstance qu'il aurait médité la conquête de Tripoli, et que Persigny aurait versé entre ses mains une somme de 10,000 fr., comme garantie de son concours à l'opération. Les 4,500 fr. mentionnés au billet formaient le restant dû de cette somme.

<< Mais il arriva à de Bruc ce qui arrive à tout homme qui nie d'abord un fait évident, et ensuite lui donne une explication dont l'invraisemblance frappe tous les regards, c'est que les inductions premières prennent une force nouvelle; ces inductions, la conduite de de Bruc pendant les trois mois qui ont précédé l'attentat, les

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change bientôt en certitude. On le rencontre partout: tantôt il est à Baden, à Strasbourg; tantôt il se dirige, avec Persiguy, vers Schaffouse; tantôt on le retrouve à Aarau, où il voit Louis Bonaparte; il lui est impossible d'assigner un but à ces voyages, qui ne s'expliquent d'ailleurs ni par sa position de fortune, ni par ses anciennes habitudes.

Puis on le rencontre à Paris le 20 octobre; il ne se rend point à son domicile: il habite un hôtel garni. Il est entouré de mystère, il se cache sous le nom de Bayard; il est porteur de deux lettres : la première est de Persigny à la femme Gordon; elle parle, dans les termes les plus formels, du complot; elle prouve l'initiation de de Bruc, puisque Persigny l'avait chargé de dire bien des choses, verbalement, à cette femme, sur

Paris-Imp. Simon Raçon & Cie, rue d'Erfurth, 4.

les affaires de la fabrique. La deuxième lettre est de Louis Bonaparte; elle est adressée au général Exelmans.

«De Bruc voit, en effet, le général Exelmans; il s'acquitte de son message; il joint ses instances à celles de Louis Bonaparte, pour entraîner le général dans la conspiration; il lui offre de le conduire, dans sa voiture, à Arenemberg. Ce n'est qu'alors qu'il est convaincu de l'inutilité de ses efforts, et qu'il se décide à quitter Paris. Il part de cette ville le 23 octobre, toujours sous le nom de Bayard; puis on le rencontre, le 27 et le 28, à Neufbrisach. On l'entend, dans un café, parler avec enthousiasme de l'Empire; il se plaint aussi de la conduite du gouvernement à l'égard des sous-officiers, dont il voudrait voir le sort amélioré.

« Le 29 octobre, on le trouve à Fribourg; il y arrive

trois jours après le rendez-vous que lui avait donné Persigny. C'est de cette ville qu'il écrit à celui-ci une lettre qui parvient à Strasbourg le 31 octobre, et ajoute encore un poids considérable aux charges qui pèsent sur lui. Enfin, le 31 octobre, il revient à Strasbourg, descend à l'hôtel de la Fleur, et se rend au domicile de Persigny; mais, apprenant, chez ce dernier, qu'il est en fuite, que la police est à sa recherche, de Bruc se hâte de quitter l'hôtel de la Fleur; il fait transporter ses effets chez un ami. Il part, dans l'après-midi du même jour, pour Bâle On sait qu'il a été arrêté à Saint-Louis.

« Tous les antécédents de de Bruc, gentilhomme de la chambre de Charles X, le signalent comme appartenant au parti légitimiste : il a été commandant d'un corps de cavalerie dans la Vendée, en 1845; chef d'escadron lors des événements de 1830, il a été mis en disponibilité sur sa demande; toutefois, on ne saurait donner aux divers actes dont ressort sa participation au complot d'autre mobile qu'un intérêt d'argent. Sa position de fortune était embarrassée, et il cherchait à pressurer la conspiration. Il était d'ailleurs d'une prudeuce qui se rencontre rarement avec les habitudes de la vie militaire: il voulait atteindre son but en évitant, autant qu'il était en lui, les chances que pouvait avoir à courir sa personne.

« Ainsi, tantôt il met un haut prix à des démarches qu'il n'a point faites, ou au concours de personnes qu'il n'a point vues; tantôt, pour excuser son défaut d'activité ou son absence à un rendez-vous donné, et cependant recevoir sa récompense, le cas échéant, il annonce qu'il s'est cassé le bras, et il le porte en écharpe, lorsqu'il est notoire qu'il n'y a jamais eu qu'une écorchure. Ainsi, enfin, la veille du jour fixé pour la mise à exécution, lorsque le danger allait commencer et la source du lucre se tarir, il écrit qu'il est d'avis de tout remettre au mois de mars; qu'il en écrit au prince et qu'il s'occupe de la confection d'un nouveau plan, qui offre plus de chances de succès.

« Du reste, cet accusé soutient n'avoir eu aucune connaissance du projet d'attentat, ni de la tentative d'exécution qu'il a reçue. Il prétend aussi être demeuré entièrement étranger au complot qui l'a précédé. Quant au reçu du 15 avril 1836 qu'il a délivré à Persigny, et à la lettre qu'il a écrite au même le 29 octobre dernier, il cherche à les expliquer par son projet de descente et de conquête à Tripoli. Selon lui encore, il ignorait le contenu du billet qu'à son départ pour Paris il devait remettre à la dame Gordon de la part de Persigny; et celui-ci ne l'aurait chargé de dire verbalement autre chose à cette femme, sinon qu'elle devait répondre à | plusieurs lettres restées sans réponse.

« Enfin il soutient que la lettre qu'il a remise au général Exelmans, de la part de Louis Bonaparte, n'avait rien de politique, et était conséquemment relative à des affaires de famille. >>

Après avoir ainsi fait la part des accusés présents, l'organe du ministère public passe en revue les accusés contumaces. Ici son imagination est forcée de se renfermer dans des limites assez resserrées. Il croit cependant avoir des faits très-nombreux à la charge de M. de Persigny, dont il s'occupe avant les autres,

« Des six accusés qui sont parvenus, jusqu'à ce jour, à se soustraire aux recherches de la justice, Persigny, dit-il, est celui dont la fuite est le plus à regretter. Dévoué, depuis longtemps, aux intérêts de Louis Bonaparte, actif, intelligent, homme de tête et de résolution,

il possédait mieux que tous le secret des ressorts sur lesquels reposait la conspiration. Présent dans tous les lieux où il s'agit soit d'activer le complot, soit de gagner des adhérents, la preuve de son concours sort de tous les documents: elle se rattache à la preuve de la culpabilité de chacun des conjurés, et il arrive que la tâche que l'accusation a, dans ce moment, à remplir à son égard, est. en quelque sorte, déjà terminée.

« On a déjà signalé la part active que Persigny a prise aux événements du 30 octobre par l'arrestation de M. le préfet du département, de la personne duquel il s'est emparé, à la tête d'un détachement d'artilleurs dont le commandement lui avait été remis par Vaudrey. « On a signalé aussi son séjour à Arenemberg au moment de l'attentat Fieschi, les rapports qu'il a eus successivement avec Parquin, Gricourt, de Querelles, de Bruc et la femme Gordon, et les missions diverses, mais toutes ayant pour objet l'accomplissement de ses plans, qu'il leur a confiés. On a parlé aussi de propositions faites par lui au vicomte de Geslin.

« On a également fait connaître que, le 26 octobre, il se trouvait à Fribourg au rendez-vous donné à Vaudrey et à la femme Gordon, et que, le lendemain, il se dirigeait vers l'auberge du Val-d'Enfer, où étaiť descendu Louis Bonaparte. On a dit qu'il avait donné un souper à Louis Bonaparte et à plusieurs conjurés, qu'il a passé avec eux la nuit du 29 au 30, et que, dans la matinée de ce jour, il a suivi le cortége jusqu'à la caserne du 4o régiment d'artillerie, où il a reçu une mission spéciale. Sans avoir été militaire, il portait un uniforme d'officier d'état-major.

« Enfin, on a dit que, dans les courts instants qui ont séparé la fin des événements et la visite faite dans son domicile, il est parvenu à faire disparaître des papiers qui se trouvaient chez lui, et qu'il a eu le temps de se procurer une ceinture garnie d'or et un passe-port déposés dans la chambre occupée par Louis Bonaparte.

« Parmi les pièces qui ont échappé au feu se trouvaient une certaine quantité d'exemplaires de la biographie de Louis Bonaparte, une feuille de parchemin destinée à une correspondance en chiffres, et un cachet armorié, dont l'empreinte se retrouve sur l'enveloppe d'une lettre adressée par Persigny à la femme Gordon. C'est dans cette lettre qu'était incluse celle que Louis Bonaparte écrivait à Vaudrey sous le nom de Louise Wernert. Plus tard, la justice a été saisie d'une pièce trouvée dans un habit de Persigny et écrite de sa main; elle renferme le plan que l'on aurait suivi dans le cas où le mouvement aurait réussi. L'organisation est toute militaire. Elle est mise sous la protection d'un grand prévôt. »

Tels sont les chefs d'accusation portés contre M. de Persigny. On voit que le procureur du roi est forcé de rendre hommage aux qualités qui distinguent cet accusé; il énumère scrupuleusement les circonstances où sa présence se manifeste; mais il n'a pas un mot de blame pour les motifs qui font agir l'habile conjuré; il semble, cette fois, comprendre et respecter un noble caractère; le fiel de l'accusateur public qui s'est, plus d'une fois, exhalé en injures contre d'autres accusés, s'arrête ici devant la grandeur du dévouement.

Le procureur général passe légèrement sur les autres contumaces; il revient incidemment sur un des accusés présents, qui mérite d'être remarqué à raison de la célébrité qu'il acquerra plus tard; nous parlons de M. Laity. Voici, au surplus, la fin du réquisitoire :

« Le concours actif de Lombard est également ac

quis. Le 30 octobre au matin, il faisait partie du cortége qui accompagna Louis Bonaparte à la caserne du régiment de Vaudrey; il était couvert d'un uniforme d'aide de camp, qu'il avait sans doute revêtu, à l'instar de plusieurs de ses coaccusés, chez Louis Bonaparte, rue des Orphelins. On a déjà dit qu'il avait pris le commandement de l'un des détachements fournis par le colonel Vaudrey, et qu'à la tête de ce détachement il s'était rendu dans les ateliers du sieur Silbermann. Il hâtait de toutes ses forces l'impression des proclamations, quand il apprit que le mouvement venait de trouver sa fin dans la caserne de la Finckmatt, et qu'il s'agissait pour lui de chercher son salut dans la fuite.

« Les faits qui sont à la charge de Gros sont entièrement identiques à ceux qui sont reprochés à Laity. Lieutenant au bataillon des pontonniers, il s'est rendu avec Laity à la caserne occupée par les six dernières compagnies de son corps; il a secondé tous les efforts de Laity, il a ordonné au poste de prendre les armes, il a distribué de l'argent, il a cherché à ébranler la fidélité de la troupe, il s'est mis en marche avec elle, il en occupait le centre; il n'a disparu que quand il s'est trouvé seul.

« Le mouvement que Laity et Gros effectuèrent dans la caserne occupée par les six dernières compagnies, les lieutenants Petri et Dupenhouat le tentèrent dans la caserne occupée par les six premières : tous deux ont proclamé Napoléon II; tous deux ont excité les soldats à prendre les armes et à suivre l'exemple du 4 régiment d'artillerie. « Aujourd'hui, vous êtes adjudant, di<< sait Dupenhouat à l'adjudant Gillard, qui lui faisait des « observations; demain, vous pouvez être lieutenant; les «sous-officiers ont tout à gagner à une révolution. »>

« La participation active de Schaller est également établie chargé par Vaudrey d'arrêter le colonel Leboul, dans le régiment duquel il servait, il a rempli la tâche qui lui était confiée. Il s'est rendu de suite à la Finckmatt. Il n'a quitté la scène que lorsque tout était terminé.

« Peu de détails ont pu être recueillis sur les cir. constances dans lesquelles Lombard et les quatre derniers accusés ont promis leur coopération; toutefois, il est établi que, gênés d'argent pour la plupart, et en proie, tous, à une ambition effrénée, ils ont saisi avec avidité un projet qui, quelque coupable qu'il fût, leur offrait en perspective le moyen de satisfaire leurs passions et d'acquérir une position meilleure. C'est mus par des motifs de ce genre qu'ils se sont déterminés à prendre part, avec les autres accusés, à un attentat qui pouvait compromettre l'existence politique de la France, et troubler la tranquillité de l'Europe entière.

« En conséquence, sont accusés, savoir : 4o Vaudrey, Laity, Parquin, de Querelles, de Gricourt, de Persigny, Lombard, Gros, Dupenhouat et Schaller,

« D'avoir, dans la matinée du 30 octobre dernier (1836), commis un attentat dans le but soit de détruire, soit de changer le gouvernement ou l'ordre de successibilité au trône, soit d'exciter les citoyens ou habitants à s'armer contre l'autorité royale;

«Et, dans tous les cas, d'avoir pris part, par une résolution d'agir concertée et arrêtée entre eux, à un complot dont cet attentat a été l'exécution;

2" Vaudrey, Laity, Parquin, Persigny, Lombard, Gros et Schaller, d'avoir pris, ledit jour, le commandement d'une troupe, sans droit ou motif légitime, et uniquement dans le but d'arriver à l'accomplissement de leurs coupables desseins;

« 3° Parquin, d'avoir, ledit jour, arrêté et détenu M. le lieutenant général commandant la division militaire; de Persigny, d'avoir arrêté, détenu et séquestré M. le préfet du département du Bas-Rhin; de Schaller, d'avoir fait arrêter et détenir M. le colonel Leboul; et Vaudrey, de s'être rendu l'auteur de ces faits en mettant à la disposition de ceux qui les ont commis une partie des soldats placés sous ses ordres;

« 4o Eléonore Brault, veuve Gordon, de s'être rendue complice du premier fait, en y provoquant par des machinations ou artifices coupables et en assistant les auteurs dans les actes qui l'ont préparé on facilité;

«5° Ladite Eléonore Brault et Frédéric de Bruc, d'avoir, par une intention d'agir arrêtée et concertée entre plusieurs personnes, pris part au complot dont les attentats du 30 octobre ont été l'exécution;

«6° Frédéric de Bruc, d'avoir fait au général Exelmans une proposition non agréée de prendre part audit complot;

«7° Parquin, de Querelles, de Gricourt, de Persigny et Lombard, d'avoir, ledit jour, porté publiquement un uniforme qui ne leur appartenait point... »

Ce réquisitoire est signé du nom de RossÉE, procureur général près la cour royale de Colmar.

On a pu remarquer que le prince Louis-Napoléon ne figure point comme accusé dans les conclusions de ce factum. Le gouvernement l'avait affranchi de toute espèce de poursuites eu l'embarquant pour l'Amérique. Nous n'avons pas à examiner jusqu'à quel point le droit de faire grâce, qui était l'un des attributs de la royauté, pouvait s'étendre jusqu'à enlever un accusé à des débats et à un jugement d'où pouvait jaillir la preuve de son innocence tout aussi bien que la déclaration de sa culpabilité; nous rappelons seulement ce fait, que le chef principal du complot, l'âme, pour ainsi dire, de la conspiration, avait disparu; celui dont la présence et les paroles auraient pu peut-être justifier, ou du moins excuser ses complices, avait été soustrait à l'action de la loi les instruments restaient, l'homme qui les avait fait mouvoir était loin d'eux et à l'abri de toute condamnation.

:

L'opinion publique se préoccupait fortement de la situation particulière faite aux accusés de Strasbourg par le départ, ou plutôt par l'enlèvement du véritable chef de l'entreprise, et, si l'on ne blåmait pas le gouvernement de son indulgence pour un jeune prince dont l'âge expliquait la témérité, et qui, par cette entreprise, avait fait preuve d'une ardeur chevaleresque que les Français sont assez disposés à excuser, on eritiquait les ministres de vouloir livrer à la vengeance des lois les humbles instruments de cette affaire.

C'est sous l'influence des réclamations soulevées chaque jour à ce sujet par la presse indépendante que s'ouvrit, le 6 janvier 1837, la cour d'assises de Strasbourg, appelée à prononcer sur le sort des accusés. Ce procès excitait vivement la curiosité.

L'ouverture de l'audience avait été fixée à neuf heures; mais, dès sept heures du matin, malgré les rigueurs du froid, une foule considérable, au milieu de laquelle se trouvaient quelques dames, se pressait aux abords du palais de justice; et pourtant la salle, fort exiguë, ne pouvait permettre l'entrée qu'à très-peu de personnes.

Eufin les sept accusés présents sont introduits; tous les regards se portent avidement sur eux; leur tenue est calme et pleine de dignité. Voici les divers portraits qu'en ont publiés les journaux du temps:

Le colonel Vaudrey, en grand uniforme, portant la décoration d'officier de la Légion d'honneur, est d'une belle taille; ses cheveux, noirs et courts, laissent à découvert un front élevé, mais un peu fuyant; sa moustache, qui retombe, couvre la lèvre supérieure ; une royale assez longue descend en pointe sous sa lèvre inférieure. Il est dans toute la vigueur de l'âge, ses traits sont mâles et décidés. Il promène sur l'auditoire un coup d'œil assuré.

M. Laity est revêtu de l'uniforme de lieutenant d'artillerie; il est petit, blond, et porte moustache; ses traits sont graves et réguliers.

Le commandant Parquin est vêtu d'une redingote bleue, et porte à sa boutonnière la décoration d'officier de la Légion d'honneur; il est d'une très-haute taille. M. de Querelles a l'uniforme de lieutenant d'infanterie légère; il est grand, blond, et porte moustache; son nez est aquilin; ses traits, assez prononcés, n'ont rien de remarquable.

M. de Gricourt, qui est petit et assez frêle, est mis avec recherche. Il porte un habit bleu à boutons dorés et ciselés, un gilet noir à grandes fleurs bleues, et un jabot artistement plissé; malgré de longues moustaches blondes retroussées, sa figure, régulière et distinguée, a conservé une expression enfantine.

Madame Gordon, qui, à son entrée dans la salle, paraît légèrement émue, a bientôt recouvré un calme parfait. On s'aperçoit que, dans le premier moment, elle cherche, en baissant la tête, à éviter les regards qui, de toutes parts, sont dirigés sur elle; mais, peu à peu, elle s'enhardit, et quelques mouvements de tête, qui pourraient paraître empreints de coquetterie, permettent à l'auditoire de voir son visage. Ses traits sont réguliers, ses yeux noirs et vifs : deux bandeaux de cheveux noirs, soigneusement lissés, se dessinent sur un front élevé et bien fait; l'ensemble de ses traits est agréable, mais sa physionomie a quelque chose de dur et de trop prononcé. Elle porte un élégant chapeau de satin blanc, une robe de soie noire et un collet de dentelle à larges broderies.

M. de Bruc est revêtu d'un habit bleu, boutonné jusqu'au cou et orné d'un ruban rouge; il porte moustache comme les cinq autres accusés. Ses cheveux sont châtains, lissés avec soin, et une raie les sépare sur le côté de la tête. Ses traits sont réguliers, graves, et l'on y reconnaît aisément l'empreinte de la souffrance.

Après que les accusés ont décliné leurs noms et leurs qualités, il est donné lecture de l'acte d'accusation; puis l'avocat général ajoute quelques réflexions tendantes à corroborer le manifeste qui vient d'être lu. « Messieurs les jurés, dit-il, l'acte d'accusation dont la lecture vient de vous être faite a déjà dû vous donner une idée exacte des faits qui amènent sept accusés devant vous. Cette lecture a dû vous convaincre qu'il ne s'agissait pas d'un crime vulgaire, et que l'attentat qui vous est déféré avait une plus haute portée. La révolte organisée, l'anarchie bouleversant le royaume, l'appel au trône d'un homme qui n'est pas même Français, malgré le nom qu'il porte, voilà quels étaient les projets des accusés... »

Nous ne voulons pas suivre M. l'avocat général (il se nommait Devaux) dans ses déblatérations; nous regrettons seulement qu'il n'ait pas expliqué comment il comprenait que le prince Louis-Napoléon n'était pas même Français. On conçoit que, pour cet habile magistrat, l'accusation est prouvée; tous les prévenus sont égale

ment coupables, le jury n'a plus qu'à les condamner : il le doit, le salut de la société l'exige.

Dès la première séance, un léger incident donne heu de remarquer que l'absence du principal chef de l'entreprise nuirait essentiellement à la défense des accusés. Les défenseurs, au surplus, se proposent bien, à ce qu'il paraît, de se faire de cette absence un argument en faveur de leurs clients.

Le lendemain eut lieu l'interrogatoire du colonel Vaudrey, et cet interrogatoire offrit quelques détails intéressants. Le président lui ayant demandé à quelle époque il avait reçu des propositions : « Le 29 juin, à Bade, dit-il, de la bouche du prince. Vous fit-il part de ses projets? Il me parla d'abord de la grandeur de l'Empire; il me dit qu'il croyait être accueilli par une grande partie de l'armée, et qu'il avait des intelligences dans plusieurs garnisons. Vous a-t-il signalé ces garnisons? Les garnisons de l'Est notamment; il comptait sur plusieurs généraux. Il m'a fait alors des propositions directes; je résistai d'abord et je lui fis diverses objections. Pourquoi n'avez-vous pas toujours résisté? Eh! monsieur le président, il est des circonstances où il est bien difficile de se conduire. Je

crois que le prince avait des sympathies acquises dans plusieurs régiments, et qu'il pouvait compter sur le concours de beaucoup de généraux. Et quelle devait être la marche qu'on aurait suivie? - Un appel au peuple. Quand vos projets ont été déjoués, qui a arrêté le prince? Je me suis rendu moi-même quand j'ai vu que tout était perdu. »

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Interrogé sur ses relations avec madame Gordon, le colonel répond avec une entière franchise. « A quelle époque, lui dit le président, avez-vous connu madame Gordon? Elle est arrivée à Strasbourg le 15 juin, je crois, à l'hôtel de la Ville de Paris; elle a donné un concert le 24 ou le 25 juillet. Mes relations avec elle remontent à peu de jours avant mon départ pour Bade. Il paraît, reprend le président, que votre intimité avec madame Gordon a été de jour en jour croissante, car on a saisi une lettre que vous lui écriviez, et où vous lui révéliez vos pensées, vos secrets les plus intimes. Pourriez-vous nous dire ce que signifiaient, dans cette lettre, les inquiétudes que vous éprouviez de la défiance qu'on avait en vous? Je n'ai rien à dire de mes relations avec madame Gordon. Quant à cette défiance, il s'en était, en effet, élevé entre nous deux par correspondance. >>

M. le président donne lecture de quelques passages de cette lettre, où le colonel Vaudrey proteste de sa fermeté dans l'action et du peu de fondement des défiances que lui manifestait madame Gordon, du courage qu'il montrerait quand il faudrait se produire en public. L'interrogatoire de Laity offre aussi des particularités remarquables.

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« Dans l'intérêt de l'honneur et de votre patrie, lui demanda le président, pouvez-vous dire qui vous a initié au complot? Dans l'intérêt de l'honneur, répondit l'accusé, je refuse de le dire. Le 25 juillet, on m'apprit les projets du prince; je demandai si ses intentions étaient démocratiques et républicaines (je suis démocrate et républicain), et, sur la réponse qu'on me fit, j'acceptai. Mais vous avez dû reconnaître votre erreur? Je crois encore que le prince aurait convenu à la France et à l'armée; il y a eu erreur, et voilà tout. Connaissiez-vous les moyens dont on pouvait disposer? Je savais quel était l'esprit du régiment du colonel Vaudrey; quant au colonel, c'est le 27 octobre

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