Page images
PDF
EPUB

sation! Le pouvoir a séparé violemment ce qui devait rester uni; mais s'il a jeté son influence dans l'un des plateaux de la balance, vous jetterez dans l'autre, messieurs les jurés, un verdict d'acquittement. »>

Entrant dans les faits relatifs au colonel Vaudrey, Mc Ferdinand Barrot prouve que c'est un homme qui doit ses grades, non pas, comme on l'a dit, à la bonté du roi, mais à son courage; il le suit dans ses campagnes, sous l'Empire, à partir de 1804; il le montre en Italie, en Autriche, dans le Tyrol et dans cette campagne d'Allemagne, en 1813, où il conquit la croix au prix de son sang. « A ceux qui ont dit que ce n'était pas un brave officier, s'écrie le défenseur, à ceux-là il peut répondre par cette glorieuse activité dont il a donné de si belles preuves; il peut leur dire : J'ai acquis trois grades en six ans ; à vingt-huit ans, j'avais la poitrine décorée de la croix et couverte de blessures. Non, colonel, vos enfants n'auront pas à rougir de vous; non, l'accusation de félonie n'entachera pas leur nom: ce nom, qu'ils tiennent de vous, sera leur plus noble héritage. »>

Me Barrot continue de raconter la vie du colonel. Il était chef d'escadron en 1814; au retour des Bourbons, il se tient en repos; Napoléon revient de l'île d'Elbe en 1815, il court reprendre du service. En 1830, il se trouvait à Strasbourg, où il organisa l'insurrection contre le pouvoir auteur des ordonnances de Juillet. Le colonel dut subir la participation qu'il avait prise à la révolution de 1830: il demanda un commandement à la nouvelle royauté. « Le serment politique, dit l'avocat, est tombé dans le domaine des transactions humaines. Nous sommes fachés de n'avoir pas plus d'éloges à en faire. Si un homme n'avait jamais prêté qu'un serment, je lui permettrais de venir insulter le colonel Vaudrey. » L'avocat raconte les ennuis que le colonel eut à subir de la part du comité d'artillerie; il parle de mécontentements qui durent le préparer à entendre les propositions du prince; il rapporte les circonstances de l'entrevue, décrit les irrésistibles séductions auxquelles le colonel céda; et, pour montrer qu'en s'engageant il n'agit pas en ambitieux avide, le défenseur ajoute que, le prince lui ayant montré un papier par lequel il assurait 10,000 francs de rente à chacun de ses enfants, le colonel déchira ce papier en disant : « Je donne ma «vie, mon sang; je ne les vends pas. >>

Me F. Barrot revient, en terminant, sur la situation singulière que l'absence du prince fait aux accusés.

«Messieurs les jurés, dit-il, permettez-moi de vous le dire, je me suis trouvé, dans le cours de ce procès, sous le poids d'une impression pénible. Au moment où j'arrivais, le prince touchait au sol de l'Amérique, pour lui le sol de l'espérance, pour lui le bonheur. Déjà son esprit est plus calme et plus paisible, il respire en paix; déjà une mère peut aller le consoler... Mais regardez de ce côté : les chagrins, les angoisses de la prison; de ce côté tant de malheurs... Mais, pour eux, toutes les voix ne seront pas muettes; tout à l'heure la voix d'un frère (Me Parquin, frère du commandant) vous demandera justice...

«Messieurs, il y avait ici un prince parmi les accusés, et, pour parler comme l'accusation, la bonté royale l'a mis en liberté; elle vient d'ajouter une noble action à notre histoire. Mais vous, citoyens, vous, les organes de la loi, et non pas les soutiens de la force, vous vous montrerez dignes de la mission qui vous est confiée. Vous acquitterez, et votre décision s'inscrira dans les plus belles pages de nos annales judiciaires,

car il est un principe établi dans nos mœurs; ce principe, c'est justice pour tous! »

Les avocats des autres défenseurs prennent successivement la parole. Il serait fastidieux d'analyser leurs discours. Nous remarquerons seulement qu'ils se terminent tous par des considérations identiques sur le fait de l'absence du prince.

La Cour royale de Colmar avait la première protesté contre l'acte du gouvernement dans cette circonstance. La même question, soulevée à la Chambre des dépu tés dans la séance du 19 janvier, attira un blâme énergique sur le ministère, non-seulement de la part des meinbres de l'opposition, mais aussi de la part de M. Dupin aîné, protestant, au nom des principes dont il est, dit-il, l'inébranlable défenseur, contre la violation que l'on a faite de la loi, dans cette circonstance, en osant soustraire un accusé au jugement qu'il avait en

couru.

M. Martin (du Nord), ministre des travaux publics, répond à ces reproches que le gouvernement a cru devoir respecter les sympathies populaires pour la mémoire de Napoléon; il n'a pas voulu exposer à la flétrissure d'un jugement le nom que l'Empereur avait illustré. M. LAFFITTE. C'est violer la loi!

LE MINISTRE.

Je sais que l'acte commis par le cabinet est illéga!; il en doit compte à la Chambre : il ne recule pas devant la responsabilité qu'il a encourue. En disant que nous avons violé la loi, vous ne dites rien de nouveau, et que je n'aie dit moi-même le premier. La question est de savoir si nous avons eu des motifs suffisants pour la méconnaître. (Très-bien! très-bien!)

« Rappelez-vous, messieurs, continue M. Martin, ce que vous et le gouvernement avez fait depuis 1830. A une époque antérieure, on s'effrayait du nom de l'Empereur, des souvenirs qu'il avait laissés; on effaçait les traces et les enseignes qui rappelaient ses victoires; les compagnons de sa gloire étaient délaissés. Qu'avezvous fait ? Vous les avez rappelés, vous leur avez rendu leurs honneurs. Les monuments que Napoléon avait commencés, vous les avez achevés; vous y avez inscrit le nom des braves qui l'avaient accompagné dans toutes ses victoires. Et, lorsque vous avez tant fait pour honorer et conserver les souvenirs de l'Empereur, vous nous reprochez aujourd'hui un acte de reconnaissance pour sa mémoire! (Vive adhésion au centre.)

<«< Il appartenait à un gouvernement fort comme le nôtre, dit encore le ministre, de donner un grand exemple de son respect et de son admiration pour des souvenirs dont il n'a rien à craindre.

« Les prétendants, quels qu'ils soient, dit-on, seront encouragés à venir porter le désordre en France. (A gauche : Oui! oui!) Non, messieurs, c'est là une véritable erreur. Celui qui joue sa tête grandit de toute l'étendue du péril auquel il s'expose, et je conçois qu'il trouve des partisans; mais, quand un conspirateur, quand un prétendant veut recruter des soldats, et que chacun peut lui dire qu'il ne partage pas leurs dangers, je dis que personne ne marchera à sa suite, et que votre générosité l'a rendu impuissant à l'avance. »

Ainsi, dans l'opinion du gouvernement, si l'on en ! croit M. Martin (du Nord), le moyen d'empêcher un chef de conspiration de se faire des prosélytes, ce serait de l'excuser sans cesse, de lui pardonner toujours, mais de poursuivre sévèrement ses complices,

[blocks in formation]

blir, l'égalité devant la loi, soit qu'elle permette, soit qu'elle punisse, veut-on substituer cet autre principe, qu'il ne faut pas juger les hommes par leurs actes, mais par le mérite de leurs aïeux, même en collatérale?... (Réclamations au centre. A gauche: C'est cela!) Qu'il faut moins avoir égard au crime actuel qu'à la gloire passée, et que d'avance le descendant d'un grand homme ne peut être jugé par le pays? >>

[ocr errors]

On comprendra qu'un acte ainsi controversé ait pu faire impression sur le jury de Strasbourg. L'avocat gé néral, qui sent que c'est là le point capital des débats, insiste longuement pour justifier la mesure ministérielle; mais Me Parquin, chargé de la réplique, n'a pas de peine à pulvériser ses raisonnements. En terminant, il s'élève avec force contre la manière dont on a traité le prince absent. « Et comment n'a-t-il pas répugné, dit-il, au ministère public, de prononcer la moindre parole qui pût retentir au dehors de cette enceinte et affliger le prince au delà des mers? Si la presse recueillait les paroles malveillantes de l'accusation, le prince ne pourrait-il pas dire: Qu'est-ce qu'un gouvernement semblable? Il refuse de m'entendre, il refuse de me laisser asseoir au banc des accusés et présenter ma justification, et, lorsque j'ai dû m'expatrier, on me frappe, on me déchire!

<< Maintenant, continue le défenseur, voulez-vous connaître celui qu'on a traité si peu généreusement? Voici une lettre qu'il a adressée à son avocat. Cette lettre, commencée le 11 novembre à Paris, a été close, le 15, à Lorient. J'en lirai quelques passages:

«Malgré mon désir de rester avec mes compagnons « d'infortune et de partager leur sort, le roi, dans sa « clémence, a ordonné que je fusse transporté en Amé«rique. J'apprécie, comme je le dois, la bonté du roi; «mais je regrette bien vivement de ne pouvoir compa<raître à la barre des tribunaux pour expliquer les « démarches à la suite desquelles j'ai entraîné mes « amis à leur perte... Certes, nous sommes tous cou«pables; mais le plus coupable, c'est moi. >>

« C'est ainsi, continue maître Parquin, que s'exprime ce jeune homme, qu'on traitait d'ingrat et d'égoïste. Il est reconnaissant des bontés du roi ! Le jury resterait-il en arrière de cette générosité ? »

Eh bien! non; les jurés avaient entendu ces voix généreuses; ils avaient vu dans l'action des accusés de l'entraînement et non pas un crime. Aux vingt-quatre questions qui leur furent posées, ils répondirent unanimement Non, les accusés ne sont pas coupables.

:

Ainsi se termina l'affaire de Strasbourg, l'un des épisodes importants de la vie du prince Louis-Napoléon. Cette entreprise fut-elle un crime, ou du moins une faute? Ce pouvait être un acte répréhensible au point de vue du gouvernement qu'elle attaquait; mais le verdict du jury a prouvé que ce n'était pas un crime. Etait-ce une faute au point de vue du prince lui-même ? Nous ne le pensons pas. La pire des situations, pour un prétendant, c'est l'obscurité. Louis Napoléon le comprenait; aussi ne négligeait-il aucune occasion de donner signe d'existence. Quelque grand que soit le nom qu'on porte, il est essentiel de ne pas le faire oublier. Louis-Napoléon sentait bien qu'un jour ou l'autre le sien produirait son effet, sa fascination sur les masses; il se serait cru coupable de le laisser tomber dans l'oubli. La tentative de Strasbourg l'éleva, pour ainsi dire, sur un premier piédestal; et comme, en définitive, le résultat de cette affaire fut parfaitement honorable pour lui, il y gagna une

célébrité dont la France eut lieu, plus tard, de s'enor gueillir.

[ocr errors]

CHAPITRE V.

[ocr errors]

Lettre de Louis-Napoléon à sa mère. Son opinion sur l'affaire de Strasbourg. Il raconte lui-même les événements. Sa lettre à M. Odilon Barrot. Journal de son voyage. - En vue de Madère.-En vue des Canaries. - Le 29 décembre. Le 1er janvier 1857.-Le 5 janvier.-Le 10 janvier. Lettre à M. Vieillard. Maladie de la reine Hortense. - Elle écrit à son fils. - Son testament. Sa fin. La comtesse de Lipona et sa pension. M. Liadières. M. Salverte. M. Las Cases. M. Molé. M. Dupin. Brochure sur les événements de Strasbourg. Procès Laity. Le président Pasquier. général Frank-Carré.

1

ment.

[ocr errors]
[ocr errors]

Les dynasties.

[blocks in formation]

Programme du gouvernement. - Péroraison du Discours de l'accusé. Défense de procureur général. Michel (de Bourges). - Condamnation. - Récompense.

[ocr errors]

[graphic][merged small]

Dans une lettre qu'il adresse à sa mère, il retrace lui-même ses impressions douloureuses, fait un récit détaillé de tout ce qui s'est passé, et raconte ensuite les aventures de son voyage.

«Ma mère, dit-il en commençant, vous donner un récit détaillé de mes malheurs, c'est renouveler vos peines et les miennes, et cependant c'est en même temps une consolation pour vous et pour moi que de vous mettre au fait de toutes les impressions que j'ai ressenties, de toutes les émotions qui m'ont agité depuis la fin d'octobre. Vous savez quel est le prétexte que je donnai à mon départ d'Arenemberg; mais ce que vous ne savez pas, c'est ce qui se passait alors dans mon cœur. Fort de ma conviction, qui me faisait envisager la cause napoléonienne comme la seule cause nationale en France, comme la seule cause civilisatrice en Europe; fier de la noblesse et de la pureté de mes intentions, j'étais bien décidé à relever l'aigle impériale ou à tomber victime de ma foi politique.

« Je partis, faisant dans ma voiture le même chemin que j'avais suivi, il y a trois mois, pour me rendre à Unkirch et à Baden; tout était de même autour de moi, mais quelle différence dans les impressions qui m'agitaient! J'étais alors gai et serein comme le jour qui m'éclairait; aujourd'hui, triste et rêveur, mon esprit avait pris la teinte de l'air brumeux et froid qui m'entourait. On me demandera ce qui me forçait d'abandonner une existence heureuse pour courir tous les risques d'une entreprise hasardeuse. Je répondrai qu'une voix secrète m'entraînait, et que, pour rien au monde, je n'aurais voulu remettre à une autre époque une tentative qui me semblait présenter tant de chances de succès.

«Et, ce qu'il y a de plus pénible à penser pour moi, c'est qu'actuellement que la réalité est venue remplacer

mes suppositions, et qu'au lieu de ne faire qu'imaginer | j'ai vu, je puis juger, et je reste dans mes croyances d'autant plus convaincu que, si j'avais pu suivre le plan que je m'étais d'abord tracé, au lieu d'être maintenant sous l'équateur, je serais dans ma patrie. Que m'importent les cris du vulgaire? qui m'appellera insensé parce que je n'aurai pas réussi, et qui aurait exagéré mon mérite si j'avais triomphé? Je prends sur moi toute la responsabilité de l'événement, car j'ai agi par conviction et non par entraînement. Hélas! si j'étais la seule victime, je n'aurais rien à déplorer! J'ai trouvé dans mes amis un dévouement sans bornes, et je n'ai de reproche à faire à qui que ce soit. »

Ce qui frappe dans ce début, c'est, indépendamment d'une conviction inébranlable, une générosité de sentiments, un langage de cœur qu'on est habitué du reste à retrouver dans l'expression des pensées intimes du fils de la reine Hortense.

Il entre alors dans les détails les plus circonstanciés des faits de l'entreprise.

« Le 27, dit-il, j'arrivai à Lahr, petite ville du grand duché de Baden, où j'attendis des nouvelles. Près de cet endroit, l'essieu de ma calèche s'étant cassé, me força de rester un jour dans la ville. Le 28 au matin, je partis de Lahr; je retournai sur mes pas; je passai par Fribourg, Neufbrisach, Colmar, et j'arrivai le soir à onze heures à Strasbourg, sans le moindre embarras. Ma voiture alla à l'hôtel de la Fleur, tandis que j'allais loger dans une petite chambre qu'on m'avait retenue rue de la Fontaine.

« Là, je vis, le 29, le colonel Vaudrey, et je lui soumis le plan d'opération que j'avais arrêté; mais le colonel, dont les sentiments nobles et généreux méritaient un meilleur sort, me dit : « Il ne s'agit pas ici d'un conflit en armes; votre cause est trop française et trop pure pour la souiller en répandant du sang français; il n'y a qu'un seul moyen d'agir qui soit digne de vous, parce qu'il évitera toute collision. Lorsque vous serez à la tête de mon régiment, nous marcherons ensemble chez le général Voirol; un ancien militaire ne résistera pas à votre vue et à celle de l'aigle impériale, lorsqu'il saura que la garnison vous suit. » J'approuvai ses raisons, et tout fut décidé pour le lendemain matin. On avait retenu une maison dans une rue voisine du quartier d'Austerlitz, où nous devions nous retirer tous pour nous porter de là à cette caserne dès que le régiment d'artillerie serait rassemblé.

« Le 29, à onze heures du soir, un de mes amis vint me chercher, rue de la Fontaine, pour me conduire au rendez-vous général. Nous traversâmes ensemble toute la ville; un beau clair de lune éclairait les rues : je prenais ce beau temps pour un favorable augure pour le lendemain; je regardais avec attention les endroits par où je passais. Le silence qui y régnait faisait impression sur moi; par quoi ce calme sera-t-il remplacé demain? «Cependant, dis-je à mon compagnon, il n'y aura pas de désordre si je réussis : car c'est surtout pour empêcher les troubles qui accompagnent souvent les mouvements populaires que j'ai voulu faire la révolution par l'armée; mais, ajoutai-je, quelle confiance, quelle profonde conviction il faut avoir de la noblesse d'une cause, pour affronter tous les dangers que nous allons courir! mais l'opinion publique, qui nous déchirera, qui nous accablera de reproches. si nous ne réussissons pas ! Et cependant je prends Dieu à témoin que ce n'est pas pour satisfaire à une ambition personnelle, mais parce que je crois avoir une mission à remplir, que je risque

ce qui m'est plus cher que la vie, l'estime de mes concitoyens ! »

« Arrivé à la maison, rue des Orphelins, je trouvai mes amis réunis dans deux chambres au rez-de-chaussée. Je les remerciai du dévouement qu'ils montraient à ma cause, et je leur dis que dès ce moment nous partagerions ensemble la bonne comme la mauvaise fortune. Un des officiers apporta une aigle : c'était celle qui avait appartenu au 7 régiment de ligne. « L'aigle de Labédoyère! » s'écria-t-on, et chacun de nous la pressa sur son cœur avec une vive émotion... Tous les officiers étaient en grand uniforme; j'avais mis un uniforme d'artillerie, et sur ma tête un chapeau d'état-major.

«La nuit nous parut bien longue. Je la passai à écrire mes proclamations, que je n'avais pas voulu faire imprimer d'avance, de peur d'indiscrétion. Il était convenu que nous resterions dans cette maison jusqu'à ce que le colonel me fit prévenir de me rendre à la caserne. Nous comptions les heures, les minutes, les secondes. Six heures du matin étaient le moment indiqué. Qu'il est difficile d'exprimer ce qu'on éprouve dans de semblables circonstances! Dans une seconde on vit plus que dans dix années; car vivre, c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-même qui nous donnent le sentiment de notre existence; et, dans ces moments critiques, nos facultés, nos organes, nos sens, exaltés au plus haut degré, sont concentrés sur un seul point : c'est l'heure qui doit décider de toute notre destinée. On est fort quand on peut se dire: Demain, je serai le libérateur de ma patrie, ou je serai mort. On est bien à plaindre lorsque les circonstances ont été telles qu'on n'a pu être ni l'un ni l'autre !

« Malgré mes précautions, le bruit que devaient faire un certain nombre de personnes réunies éveilla les propriétaires du premier étage; nous les entendimes se lever et ouvrir les fenêtres. Il était cinq heures : nous redoublâmes de prudence, et ils se rendormirent.

<< Enfin six heures sonnèrent! Jamais les sons d'une horloge ne retentirent si violemment dans mon cœur ; mais, un instant après, la trompette du quartier d'Austerlitz vint encore en accélérer les battements. Le grand moment approchait. Un tumulte assez fort se fit aussitôt entendre dans la rue; des soldats passaient en criant, des cavaliers couraient au grand galop devant nos fenêtres. J'envoyai un officier s'informer de la cause de ce bruit était-ce l'état-major de la place qui était déjà informé de nos projets? avions-nous été découverts? Il revint bientôt me dire que le bruit provenait des soldats que le colonel envoyait prendre leurs chevaux, qui étaient hors du quartier.

« Quelques minutes s'écoulèrent encore, et l'on vint me prévenir que le colonel m'attendait. Plein d'espoir, je me précipite dans la rue; M. Parquin, en uniforme de général de brigade, un chef de bataillon portant l'aigle en main, sont à mes côtés; douze officiers environ me suivent.

« Le trajet est court: il fut bientôt franchi. Le régiment était rangé en bataille dans la cour du quartier, en dedans des grilles; sur la pelouse stationnaient quarante canonniers à cheval.

«Ma mère, jugez du bonheur que j'éprouvais dans ce moment-là! Après vingt ans d'exil, je touchais enfin le sol sacré de la patrie; je me trouvais avec des Français que le souvenir de l'Empereur allait encore élec

triser.

« Le colonel Vaudrey était seul au milieu de la cour.

Je me dirigeai vers lui. Aussitôt le colonel, dont la belle figure et la taille avaient, dans le moment, quelque chose de sublime, tira son sabre et s'écria : « Soldats du 4° régiment d'artillerie! une grande révolution s'accomplit en ce moment; vous voyez ici, devant vous, le neveu de l'empereur Napoléon; il vient pour reconquérir les droits du peuple; le peuple et l'armée peuvent compter sur lui. C'est autour de lui que doit venir se grouper tout ce qui aime la gloire et la liberté de la France. Soldats! vous sentirez, comme votre chef, toute la grandeur de l'entreprise que vous allez tenter, toute la sainteté de la cause que vous allez défendre. Soldats! le neveu de l'empereur Napoléon peut-il compter sur vous ? >>

«Sa voix fut couverte à l'instant par des cris unanimes de Vive Napoléon! vive l'Empereur! Je pris alors la parole en ces termes : « Résolu à vaincre ou à mourir pour la cause du peuple français, c'est à vous les premiers que j'ai voulu me présenter, parce qu'entre vous et moi il existe de grands souvenirs; c'est dans votre régiment que l'empereur Napoléon, mon oncle, servit comme capitaine; c'est avec vous qu'il s'est illustré au siége de Toulon, et c'est encore votre brave régiment qui lui ouvrit les portes de Grenoble au retour de l'île d'Elbe. Soldats! de nouvelles destinées vous sont réservées. A vous la gloire de commencer une grande entreprise! à vous l'honneur de saluer les premiers l'aigle d'Austerlitz et de Wagram! »

« Je saisis alors l'aigle que portait un de mes officiers, M. de Querelles, et, la leur présentant : « Soldats! continuai-je, voici le symbole de la gloire française, destiné à devenir aussi l'emblème de la liberté. Pendant quinze ans, il a conduit nos pères à la victoire, il a brillé sur tous les champs de bataille, il a traversé toutes les capitales de l'Europe. Soldats! ne vous rallierez-vous pas à ce noble étendard que je confie à votre honneur et à votre courage? ne marcherez-vous pas avec moi contre les traîtres et les oppresseurs de la patrie, au cri de: Vive la France! vive la liberté ! »

« Mille cris affirmatifs me répondirent. Nous nous mimes alors en marche, musique en tête; la joie et l'espérance brillaient sur tous les visages. Le plan était de courir chez le général, de lui mettre, non le pistolet sur la gorge, mais l'aigle devant les yeux, pour l'entraîner. Il fallait, pour se rendre chez lui, traverser toute la ville. Chemin faisant, je dus envoyer un officier avec un peloton chez l'imprimeur, pour publier mes proclamations; un autre chez le préfet, pour l'arrêter; enfin six reçurent des missions particulières, de sorte qu'arrivé chez le général, je m'étais ainsi défait volontairement d'une partie de mes forces. Mais avais-je besoin de m'entourer de tant de soldats? ne comptais-je pas sur la participation du peuple? Et, en effet, quoi qu'on en ait dit, sur toute la route que j'ai parcourue, je reçus les témoignages les moins équivoques de la sympathie de la population: je n'avais qu'à me débattre contre la véhémence des marques d'intérêt qui m'étaient prodiguées, et la variété des cris qui m'accueillaient me montrait qu'il n'y avait pas un parti qui ne sympathisât avec mon cœur.

«Arrivé à la cour de l'hôtel du général, continue le prince, je monte, suivi de MM. Vaudrey, Parquin, et de deux officiers. Le général n'était pas encore habillé ; je lui dis : — « Général, je viens vers vous en ami; je serais désolé de relever notre vieux drapeau tricolore sans un brave militaire comme vous la garnison est pour moi, décidez-vous et suivez-moi. »

-

<«< On lui montra l'aigle; il la repoussa en disant : << Prince, on vous a trompé; l'armée connaît ses

[ocr errors]

devoirs, et je vais à l'instant vous le prouver. » Alors je m'éloignai, et donnai l'ordre de laisser un piquet pour le garder. Le général se présenta plus tard à ses soldats pour les faire rentrer dans l'obéissance; les artilleurs, sous les ordres de M. Parquin, méconnurent son autorité, et ne lui répondirent que par les cris réitérés de Vive l'Empereur! Plus tard, le général parvint à s'échapper de son hôtel par une porte dérobée.

« Lorsque je sortis de chez le général, je fus accueilli par les mêmes acclamations de Vive l'Empereur !!! Mais déjà ce premier échec m'avait vivement affecté ; je n'y étais pas préparé, convaincu que la seule vue de l'aigle devait réveiller chez le général de vieux souvenirs de gloire, et l'entraîner... >>

Bien que plusieurs passages de cette lettre présentent, à peu près, une répétition de quelques faits déjà connus, comme ils se trouvent racontés d'une manière différente, que la narration a ici tous les caractères d'authenticité désirables, et qu'elle est d'ailleurs concisc et rapide, nous n'hésitons pas à reproduire ces passages, qui sont, du reste, peu nombreux, la plus grande partie de la lettre embrassant principalement, comme on l'a vu, des détails nouveaux pour le lecteur. Nous continuons donc de laisser parler le prince :

« Nous nous remîmes en marche; nous quittâmes la grande rue, et entrâmes dans la caserne de Finckmatt par la petite ruelle qui y conduit du faubourg de Pierre. Cette caserne est un grand bâtiment construit dans une espèce d'impasse; le terrain en avant est trop étroit pour qu'un régiment puisse s'y ranger en bataille. En me voyant ainsi resserré entre le rempart et le quartier, je m'aperçus que le plan convenu n'avait pas été suivi. A notre arrivée, les soldats s'empressent autour de nous; je les harangue; la plupart vont chercher leurs armes et reviennent se rallier à moi, en me témoignant leurs sympathies par leurs acclamations. Cependant, voyant se manifester parmi eux une hésitation soudaine, causée par les bruits que répandaient quelques officiers, qui s'efforçaient de leur inspirer des doutes sur mon identité; et comme, d'ailleurs, nous perdions un temps précieux dans une position défavorable, au lieu de courir sur-le-champ aux autres régiments qui nous attendaient, je dis au colonel de partir; il m'engage à rester encore; je me range à son avis; quelques minutes plus tard, il n'était plus temps. Des officiers d'infanterie arrivent, font fermer les grilles, et tancent fortement leurs soldats. Ceux-ci hésitent encore; je veux faire arrêter les officiers : leurs soldats les délivrent; alors la confusion se met partout. L'espace était tellement resserré, que chacun de nous fut perdu dans la foule; le peuple, qui était monté sur le mur, lançait des pierres sur l'infanterie; les canonniers voulaient faire usage de leurs armes, mais nous les en empêchâmes; nous vîmes tout de suite que nous aurions fait tuer beaucoup de monde. Je vis le colonel tour à tour arrêté par l'infanterie et délivré par ses soldats; moi-même j'allais succomber au milieu d'une multitude d'hommes qui, me reconnaissant, croisaient sur moi leurs baïonnettes. Je parais leurs coups avec mon sabre, en tâchant de les apaiser, lorsque les canonniers vinrent me tirer d'entre leurs fusils, et me placer au milieu d'eux. Je m'élançai alors, avec quelques sous-officiers, vers les canonniers montés, pour me saisir d'un cheval; toute l'infanterie me suivit; je me trouvai acculé entre les chevaux et le mur, sans pouvoir bouger. Alors les soldats arrivèrent de toutes

parts, se saisirent de moi, et me conduisirent dans le corps de garde. En entrant, j'y trouvai M. Parquin; je lui tendis la main; il me dit en m'abordant d'un air calme et résigné : « Prince, nous serons fusillés, mais nous mourrons bien!-Oui, lui répondis-je, nous avons échoué dans une belle et noble entreprise! »>

[ocr errors]

« Bientôt après, le général Voirol arrive; il me dit en entrant: «Prince, vous n'avez trouvé qu'un traitre dans l'armée française. Dites plutôt, général, que j'avais trouvé un Labédoyère. » Des voitures furent amenées et nous transportèrent dans la prison neuve. Me voilà donc entre quatre murs, avec des fenêtres à barreaux, dans le séjour des criminels. Ah! ceux qui savent ce que c'est que de passer tout à coup de l'excès du bonheur que procurent les plus nobles illusions à l'excès de la misère qui ne laisse plus d'espoir, et de franchir cet immense intervalle sans avoir un moment pour s'y préparer, comprendront ce qui se passait dans mon cœur !

<«< Au greffe, nous nous revimes tous. M. de Querelles, en me serrant la main, me dit à haute voix :- - Prince, malgré notre défaite, je suis encore fier de ce que j'ai fait. » On me fit subir un interrogatoire; j'étais calme et résigné; mon parti était pris. On me fit les questions suivantes : :-« Qu'est-ce qui vous a poussé à agir comme vous l'avez fait? - Mes opinions politiques, répondis-je, et mon désir de revoir ma patrie, dont l'invasion étrangère m'avait privé. En 1830, j'ai demandé à être traité en simple citoyen, on m'a traité en prétendant. Eh bien! je me suis conduit en prétendant. Vous vouliez établir un gouvernement militaire? Je voulais établir un gouvernement fondé sur l'élection populaire. Qu'auriez-vous fait vainqueur? J'aurais assemblé un congrès national. >>

« Je déclarai ensuite que, moi seul ayant tout organisé, moi seul ayant entraîné les autres, moi seul aussi je devais assumer sur ma tête toute la responsabilité. Reconduit en prison, je me jetai sur un lit qu'on m'avait préparé, et, malgré mes tourments, le sommeil, qui adoucit les peines en donnant du relâche aux douleurs de l'âme, vint calmer mes sens; le repos ne fuit pas le malheur, il n'y a que le remords qui n'en laisse pas. Mais comme le réveil fut affreux! Je croyais avoir cu un horrible cauchemar: le sort des personnes compromises était ce qui me donnait le plus de douleur et d'inquiétude. J'écrivis au général Voirol pour lui dire que son honneur l'obligeait à s'intéresser au colonel Vaudrey, car c'était peut-être l'attachement du colonel pour lui, et les égards avec lesquels il l'avait traité, qui étaient cause de la non réussite de mon entreprise; je terminais en priant que toute la rigueur des lois s'appesantit sur moi, disant que j'étais le plus coupable et le seul à craindre.

« Le général vint me voir et fut très-affectueux; il me dit en entrant : — « Prince, quand j'étais votre prisonnier, je n'ai trouvé que des paroles dures à vous dire; maintenant que vous êtes le mien, je n'ai plus que des paroles de consolation à vous adresser. » Le colonel Vaudrey et moi nous fumes conduits à la citadelle, où (moi du moins) j'étais beaucoup mieux qu'en prison; mais le pouvoir civil nous réclama, et, au bout de vingtquatre heures, on nous réintégra dans notre première demeure.

« Le geôlier et le directeur de la prison de Strasbourg faisaient leur devoir, mais tâchaient d'adoucir, autant que possible, ma situation, tandis qu'un certain M. Lebel, qu'on envoya de Paris, voulant montrer son

autorité, m'empêcha d'ouvrir mes fenêtres pour resplrer l'air, me retira ma montre, qu'il ne me rendit qu'à mon départ, et enfin avait même commandé des abatjour pour intercepter la lumière.

« Le 9 (novembre) au soir, on vint me prévenir que j'allais être transféré dans une autre prison. Je sors, et je trouve le général et le préfet qui m'emmènent dans leur voiture sans me dire où on me conduisait. J'insiste pour qu'on me laisse avec mes compagnons d'infortune; mais le gouvernement en avait décidé autrement. Arrivé dans l'hôtel de la préfecture, je trouvai deux chaises de poste; on me fit monter dans l'une avec M. Cuynat, commandant de la gendarmerie de la Seine, et le lieutenant Thiboulet; dans l'autre, il y avait quatre sous-officiers.

«Lorsque je vis qu'il fallait quitter Strasbourg, et que mon sort allait être séparé de celui des autres accusés, j'éprouvai une douleur difficile à peindre. Me voilà donc forcé d'abandonner des hommes qui se sont dévoués pour moi! me voilà donc privé des moyens de faire connaître, dans ma défense, mes idées et mes intentions! me voilà donc recevant un soi-disant bienfait de celui auquel je voulais faire le plus de mal! Je m'exhalai en plaintes et en regrets, je ne pouvais que protester!...

« Les deux officiers qui me conduisaient étaient deux officiers de l'Empire, amis intimes de M. Parquin; aussi eurent-ils pour moi toutes sortes d'égards : j'aurais pu me croire voyageant avec des amis. Le 11, à deux heures du matin, j'arrivai à Paris, à l'hôtel de la préfecture de police. M. Delessert fut très-convenable pour moi; il m'apprit que vous étiez venue en France réclamer pour moi la clémence du roi, que j'allais repartir dans deux heures pour Lorient, et que de là je passerais aux Etats-Unis sur une frégate française.

« Je dis au préfet que j'étais au désespoir de ne pas partager le sort de mes compagnons d'infortune; que, retiré ainsi de prison avant d'avoir subi un interrogatoire général (le premier n'avait été que sommaire), on m'ôtait les moyens de déposer de plusieurs faits qui étaient en faveur des accusés; mais, mes protestations étant restées infructueuses, je pris le parti d'écrire au roi, et je lui dis que, jeté en prison après avoir pris les armes contre son gouvernement, je ne redoutais qu'une chose, sa générosité, puisqu'elle devait me priver de la plus douce consolation: la possibilité de partager le sort de mes compagnons d'infortune; j'ajoutai que la vie était peu de chose pour moi, mais que ma reconnaissance envers lui serait grande s'il épargnait la vie à d'anciens soldats, débris de notre vieille armée, entrafnés par moi et séduits par de glorieux souvenirs.

« En même temps, j'écrivis à M. Odilon Barrot la lettre que je joins ici, en le priant de se charger de la défense du colonel Vaudrey.

A quatre heures, je me remis en marche avec la même escorte, et le 44 nous arrivâmes à la citadelle de Port-Louis, près Lorient. J'y restai jusqu'au 21 novembre, jour où la frégate appareilla. »

Le prince transcrit ensuite sa lettre à M. Odilon Barrot, par laquelle il le priait de prendre la défense des accusés, et en particulier du colonel Vandrey. Il regrette d'avoir été mis hors de cause: il aurait justifié ses coaccusés. « Certes, continue-t-il, nous sommes tous coupables, aux yeux du gouvernement établi, d'avoir pris les armes contre lui; mais le plus coupable, c'est moi; c'est celui qui, méditant depuis longtemps une révolution, est venu tout à coup arracher ces

« PreviousContinue »