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marquer son irritation, il s'abstint de se rendre chez le roi. C'est en vain que Jaucourt, Chateaubriand, Ricé, Beugnot, accourus dans la petite maison où il avait pris gîte, l'engageaient à aller voir Louis XVIII. Il leur répondait avec le ton d'un homme sûr d'avoir son heure: « Je ne suis jamais pressé. Il sera temps demain1. »

Le roi n'était pas pressé non plus de revoir M. de Talleyrand à qui il devait beaucoup mais qui n'oubliait pas assez les grands services qu'il avait rendus. Ses airs d'omnipotence, ses propos que c'était lui qui avait fait la première restauration et que c'était encore lui qui ferait la seconde avaient blessé le roi au vif2. Grâce à Wellington, Louis XVIII comptait rentrer aux Tuileries sans l'aide de Talleyrand. Précisément, Clarke venait de recevoir du général anglais une nouvelle dépêche invitant le roi à passer la frontière, « sa présence en France étant importante 3. >> Quand Chateaubriand dit au roi que Talleyrand un peu souffrant aurait l'honneur de se présenter le lendemain, Louis XVIII répondit avec une indifférence qui n'était nullement simulée : « Comme il voudra. Je pars à six heures du matin *. »

Talleyrand n'en crut rien et se mit au lit. Mais le lendemain, de très bon matin, on vint l'avertir que les troupes du duc de Berri se mettaient en marche et que les voitures royales étaient attelées. Il se vêtit

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1. Chateaubriand, Mém. d'outre-tombe, VII, 40-41. Note de la duchesse de Lévis. citée Sismondi, Notes sur les Cent Jours, 26-27.)

par

2. Chateaubriand, VII, 42-44.

3. Wellington à Clarke, le Cateau, 22 juin (Dispatches, XII, 495).

4. Chateaubriand, Mém., VII, 44.

5. La petite armée d'Alost avait rejoint le roi à Mons. De Mons à Cambrai, Louis XVIII marcha militairement, avec sa Maison militaire et les volontaires royaux. (Reiset, Soun. III, 218-219. Guillemin, Le Patriotisme des volontaires royaur, 179-185.)

à la hâte et accourut. Le roi montait en berline; il fit pourtant l'effort de rentrer, en se traînant, dans son appartement1. Talleyrand parla avec une certaine vivacité. «Votre Majesté, dit-il, gâte sa cause en se présentant aux Français dans les rangs des étrangers... Je conseillerai au roi de gagner par un point des frontières où les Alliés n'ont point encore pénétré quelque ville du midi et d'y établir son gouvernement. Lyon conviendrait à tous égards. Vous y ferez appel à vos fidèles sujets, vous y convoquerez les Chambres; on aura le temps d'y faire toutes les lois organiques avant que l'esprit de parti vienne apporter des entraves. De Lyon, vous pourrez protéger la France; de Paris, vous ne le pourrez pas. Votre Majesté ne doit rentrer dans la capitale que quand elle pourra y régner sans partage et que Paris sera également délivré des factieux et de toute force étrangère 2. »

Le conseil était au moins bizarre. Toutes les frontières (Talleyrand qui était au courant des plans d'invasion ne pouvait l'ignorer) allaient être attaquées. Or, que le roi rentrât en France par le nord derrière les Anglais ou par le sud-est derrière les Autrichiens, il n'y rentrerait pas moins à la suite des étrangers victorieux. Lyon où s'agitaient les fédérés et où le drapeau blanc n'allait être arboré (au milieu de quelles colères!) que huit jours après le retour de Louis XVIII aux Tuileries, était très mal choisi pour y établir le gouvernement royal. Très vraisemblablement, le roi n'aurait pu y pénétrer, et s'il l'avait fait il aurait couru grand risque d'y être écharpé avec ses mousquetaires et ses gardes du corps. Enfin, si

1. Chateaubriand, Mėm. VII, 44-45. Note de la duchesse de Lévis (citée par Sismondi, Notes sur les Cent Jours, 27). Cf. Reiset, Souv. III, 219: 25 juin : << Le roi est parti de Mons ce matin à sept heures. >>

2. Talleyrand, Mém. III, 194-195.

Louis XVIII, pendant de trop longs mois, allait se trouver, même régnant à Paris, presque dénué de pouvoir, encore moins en aurait-il eu dans la position d'un « roi de Bourges. >>

Guidé par un instinct très supérieur aux raisonnements de Talleyrand, Louis XVIII était ardemment déterminé à rentrer à Paris le plus tôt possible, d'une façon ou d'une autre. Il fit sentir à son ministre que le conseil n'était pas de son goût. Talleyrand essaya de l'intimidation : «<< Si Votre Majesté, persistait dans ses projets, il me serait impossible de continuer à diriger ses affaires et je demanderais la permission d'aller aux eaux de Carlsbad. » « Ces eaux sont excellentes, dit tranquillement le roi; elles vous feront du bien. Vous nous donnerez de vos nouvelles. » Et il regagna sa voiture accompagné jusqu'au bas du perron par le prince de Talleyrand ébahi, muet, étouffant de colère1.

II

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Presque tous les ministres, même Chateaubriand, restèrent à Mons avec Talleyrand. Quelques-uns partagaient son irritation, d'autres s'en amusaient un peu; mais tous regardaient sa retraite en une pareille occurrence comme déplorable et dangereuse. Le parti des princes triomphait. Le roi partait avec Dambray et Clarke qui dans le cabinet personnifiaient l'esprit de réaction. Il ne manquerait pas de candidats parmi les familiers du comte d'Artois pour former un nouveau ministère peu enclin aux prin

1. Talleyrand, Mém. III 195. Beugnot, Mém., II, 205-206. Chateaubriand, Mém. VII 44-46. Note de la duchesse de Lévis. (Sismondi, Notes sur les Cent Jours, 27.) Guizot, Mém. I, 90. Talleyrand, cela va sans dire, passe sous silence les paroles échangées à propos des eaux de Carlsbad; il dit simplement qu'il offrit sa démission.

cipes constitutionnels. On allait représenter au roi que la nation ayant rompu le pacte qui l'unissait à lui, il devait profiter de cette circonstance pour prendre l'autorité tout entière et l'exercer selon son bon plaisir 1.

Après avoir passé la frontière près de Bavay, le roi arriva dans la soirée à Cateau-Cambrésis. Depuis l'avant-veille, 22 juin, Wellington y avait établi son quartier-général. Il attendait Louis XVIII, mais il attendait aussi Talleyrand3. A ses yeux, l'un complétait l'autre. Instruit de la scène qui avait eu lieu à Mons, il parla le soir même au roi et obtint sans peine, car en bonne politique Louis XVIII ne pouvait rien lui refuser, le rappel immédiat de Talleyrand. Pour sauver l'amour-propre royal, le chancelier Dambray adressa à tous les ministres une brève circulaire portant simplement qu'il y aurait un jour très prochain conseil du roi à Cambrai. Si sec que fût l'avis, il aurait déterminé Talleyrand qui enrageait de s'être conduit, lui, prince de Talleyrand, « comme un sous-lieutenant mauvaise tête*. » Au reste, pour l'affermir contre toute hésitation, Wellington avait pris soin de lui écrire aussitôt après son entretien avec Louis XVIII: « J'ai regretté que Votre Altesse n'aît pas accom

1. Talleyrand à Wellington, Mons, 25 juin (Wellington, Supp. Dispatches, X, 586. Papiers de Beugnot (comm. par le comte Beugnot). Pozzo à Nesselrode, Cateau-Cambrésis, 26 juin. (Corresp. avec Nesselrode, 1, 173.) Guizot, Mém., I, 90-91. Chateaubriand, Mém., VII, 46-47. Beugnot, Mém., II, 266-269.

2. Reiset, Souv., III, 219-220.

3. Wellington à Vincent, Cateau-Cambrésis, 23 juin (Dispatches, XII, 492). 4. Chateaubriand, VII, 47-48, Guizot, I, 91-92. Beugnot, II, 268-272. Beugnot raconte que Talleyrand hésita longtemps à rejoindre le roi. Chateaubriand et Guizot disent au contraire qu'il se décida sur-le-champ, ce qui est la vérité. Talleyrand avait si grand désir de reprendre le ministère qu'il fut convenu entre lui et Pozzo, arrivé à Mons peu après la scène avec le roi, que l'ambassadeur russe se rendrait sans tarder à Cateau-Cambrésis pour demander à Wellington de faire une démarche auprès du roi. Quand Pozzo arriva à Mons, Wellington avait fait spontanément la démarche. (Pozzo à Nesselrode, Cateau-Cambrésis, 26 juin, Corresp. avec Nesselrode, 1, 172-174).

pagné Sa Majesté. C'est moi qui ai engagé le roi à entrer en France à présent... Je me flatte que si vous eussiez connu exactement l'état des affaires quand vous avez conseillé au roi de ne pas entrer en France, vous lui eussiez donné un avis tout différent et l'eussiez accompagné... Je pense que vous n'hésiterez plus à rejoindre le roi sans aucun retard. C'est un parti que je vous supplie de prendre, vous et les autres membres du conseil du roi. » Talleyrand répondit sur-le-champ qu'il partirait le lendemain pour rejoindre le roi à Cambrai1.

Les Anglais venaient de prendre cette ville presque sans coup férir, grâce à la connivence des royalistes. Le 23 juin, Wellington sachant la place abandonnée par une partie des gardes nationales actives2 avait fait sommer le gouverneur de capituler sous la seule condition « que les officiers et soldats passeraient au service de Sa Majesté le Roi de France; » si cette proposition était refusée, la ville serait traitée avec toutes les rigueurs de la guerre3. Malgré ses pauvres moyens de défense (une artillerie insuffisante, quelques centaines de gardes nationaux mobilisés, une compagnie de canonniers et la garde nationale sédentaire sur laquelle on ne pouvait pas compter), le gouverneur, fidèle à son devoir, éconduisit le parlementaire. Le lendemain, la division Colville et la brigade Grant prirent position devant la place, au grand plaisir de la belle société royaliste,

1. Wellington à Talleyrand, Cateau-Cambrésis, 24 juin (Dispatches, XII, 502). Talleyrand à Wellington, Mons, 25 juin. (Supplementary Dispatches, X, 586.)

2. Wellington à Colville, le Cateau, 26 juin (Dispatches, XII, 497). La majeure partie des gardes nationaux mobilisés avait vraisemblablement déserté aux nouvelles du désastre de Waterloo et de la déroute totale de l'armée française, apportées par des fuyards. Cf. Souvenirs d'un ex-officier, 304, 308, 309.

3. Wellington à Colville, le Cateau, 23 juin. Sommation au gouverneur de Cambrai, le Cateau, 23 juin. (Dispatches, X, 497-498.)

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