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vait se faire à cette idée que la Chambre l'eût renversé parce qu'il avait perdu une bataille. Plus tard, il disait encore à Montholon : « Si j'avais été l'homme du choix des Anglais, comme je l'étais du choix des Français, j'aurais pu perdre dix batailles de Waterloo sans perdre une seule voix dans les Chambres 1. »

Bien que la nuit fut venue depuis longtemps, Napoléon continuait sa promenade dans le parc, sous le ciel profond, scintillant d'étoiles. Ses paroles embrassaient le présent et l'avenir. Il semblait moins affecté de sa position que Beker ne l'était lui-même et paraissait avoir oublié son empire. Quand il parlait de lui, c'était pour causer de sa retraite projetée en Amérique, des moyens de gagner les Etats-Unis, des prétentions que les Alliés devaient avoir sur sa personne. «Il me tarde, disait-il, de quitter la France pour échapper à cette catastrophe dont l'odieux retomberait sur la nation. » En rentrant au château ses derniers mots furent : «< Qu'on me donne les deux frégates que j'ai demandées, et je pars à l'instant pour Rochefort. Encore faut-il que je me rende convenablement à ma destination sans tomber aux mains de mes ennemis 2. »

L'empereur, inoccupé et sans espoir, passa la journée du lendemain dans la rêverie et le souvenir. La Malmaison était encore telle qu'il l'avait habitée pendant le Consulat. C'était la même distribution des appartements, le même décor néo-grec, les mêmes meubles, les mêmes statues, les mêmes tableaux, et, dans le parc, les vastes pelouses, les corbeilles de fleurs, les arbres exotiques, les taillis de sureaux et

1. Note de Montholon (publiée dans le Carnet historique et littéraire, 15 mars, 1898).

2. Lettre de Beker à Davout, La Malmaison, 26 juin (5 heures du matin), citée par Beker, Relation, 28-29, et Beker, Relation, 22-27.

de lilas, les futaies d'ormes, d'acacias et de hêtres, les sources nombreuses, les petites rivières, l'impression de fraîcheur et de calme. L'empereur retrouvait les sites et les intérieurs qui lui étaient familiers, l'allée de tilleuls, l'étang aux cygnes, le temple antique, la salle du conseil avec des trophées d'armes peints en trompe-l'œil, le salon décoré de scènes d'Ossian par Gérard et par Girodet, son cabinet de travail où tout était religieusement conservé dans l'état où il l'avait laissé, cartes déployées, livres ouverts, enfin sa petite chambre, attenante à celle de Joséphine. Chaque point de vue, chaque lieu, chaque objet le reportait à ses belles années du Consulat où les éclatantes faveurs de la Fortune séduite lui donnaient la croyance qu'il l'avait pour jamais asservie.

En 1815, aux mois d'avril et de mai, l'empereur était venu plusieurs fois à la Malmaison avec la princesse Hortense. Mais il était encore dans la lutte et dans l'espérance; les souvenirs avaient moins d'action sur son esprit. Maintenant, ils le reprenaient tout entier. Il s'absorbait dans ces douces et mélancoliques évocations, oublieux du présent, revivant le passé. Tantôt il restait silencieux, ranimant et suivant dans sa pensée des ressouvenirs lointains. Tantôt il rappelait à Hortense, à Mme Caffarelli, à Bassano, avec une certaine volubilité, des scènes et des incidents domestiques qui s'étaient passés à la Malmaison. La vue d'une allée, d'une peinture, d'un guéridon, du moindre objet lui en donnait l'occasion en ravivant sa mémoire. Il redisait des paroles de Joséphine, répétait des plaisanteries de Lannes, de Rapp, de Junot, de Bessières, contait des épisodes des fètes de nuit et des parties de barres. Pendant une promenade dans le parc, avec Hortense, il s'arrêta devant un massif de rosiers en pleine floraison,

et dit, comme se parlant à lui-même : « — Cette pauvre Joséphine! je ne puis m'accoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d'une allée et cueillir une de ces fleurs qu'elle aimait tant... C'était bien la femme la plus remplie de grâce que j'aie jamais vue!1»

II

Trois fois depuis trois jours, Napoléon avait fait la demande formelle d'aller s'embarquer à Rochefort pour les Etats-Unis. Aux deux premières demandes, transmises verbalement par Bertrand, le 23 et le 24 juin, au ministre de la marine Decrès et communiquées par celui-ci à Fouché, le duc d'Otrante avait différé de répondre 2. Puis, le 25 juin, sans d'ailleurs donner à Decrès aucune instruction touchant l'appareillage des frégates, il avait fait demander par le ministre des affaires étrangères, dans une lettre officielle au duc de Wellington, des saufconduits pour Napoléon 3.

Fouché ne pouvait douter du refus de Wellington. Aussi des contemporains mêlés aux événements, Boulay, Thibaudeau, Rovigo, Lavallette, l'ont-ils accusé d'avoir fait cette démarche uniquement pour avertir les Anglais du départ projeté de Napoléon et les mettre à même de s'y opposer en renforçant leurs croisières sur les côtes de France. Fouché ne sau

1. Mémoires manuscrits Mme de X. Note de Mme Caffarelli (citée par Sismondi, Notes sur les Cent Jours, 21).

2. 1815, III, 96.

3. Bignon à Wellington, Paris, 25 juin. (Arch. Affaires étrangères, 1802.) Ce même jour, 25 juin, Bignon écrivit à lord Castlereagh, à Londres, pour lu faire la même demande de passeports. (Arch. Affaires étrangères, 1802.)

4. Thibaudeau, X, 424, 446. Boulay, 312, 316. Rovigo, VIII, 182, 187, 193, 269. Lavallette, II, 197. Cf. Villemain, Souv., II, 417: « ..... Afin d'assurer ce départ difficile, on l'annonçait officiellement, on le soumettait au bon plaisir de l'ennemi! ».

rait être entièrement disculpé1; mais il semble que cet avis, au moins très imprudent sinon infâme, n'était pas le seul ni même le principal motif de la lettre à Wellington. Fouché comptait trouver dans l'attente des sauf-conduits un prétexte plausible aux retardements qu'il présumait devoir apporter au départ de Napoléon. Il voulait, par là, couvrir ses menées aux yeux des partisans et des amis que l'empereur avait conservés dans les Chambres et dans l'armée. Certes Fouché croyait que Wellington n'accorderait pas les sauf-conduits. Mais Napoléon et plusieurs personnes de son entourage, qui se faisaient comme lui beaucoup d'illusions sur la magnanimité britannique, n'étaient pas sans espoir. Le duc d'Otrante ne risquait donc point d'être incriminé pour une démarche qui, au sentiment même de l'empereur et de quelques-uns des plus fidèles bonapartistes, pouvait réussir. Et si, contre toutes ses prévisions, elle réussissait en effet, il serait heureusement dégagé par les Alliés eux-mêmes de la responsabilité de Napoléon, et il se proclamerait son sauveur. Chez Fouché, il y a toujours double jeu, trame superposée, lame à deux tranchants, masque de Janus bifrons.

Le général Tromelin, porteur de la lettre à Wellington, courait vers le quartier-général anglais, lorsque, le 26 juin, vers neuf heures du matin, Davout remit à Fouché la dépêche où Beker renouvelait, au nom de l'empereur, la demande des deux frégates. Lié implicitement par sa lettre à Wellington,

1. On peut alléguer à la décharge de Fouché que la lettre ne précisait pas le port d'embarquement, et que Bignon, qui rédigea cette lettre d'après les instructions de Fouché, était un honnète homme très dévoué à l'empereur. L'eùt-il écrite s'il avait cru qu'elle compromit le salut de Napoléon? Mais on peut penser aussi que dans le trouble d'esprit où le mettaient les événements, Bignon ne réfléchit pas aux conséquences possibles d'une demande de passeports.

2. Beker à Davout, la Malmaison, 26 juin (de grand matin), citée par Beker, 28-29, Cf. Beker, Relation, 32.

Fouché voulait moins que jamais consentir au départ de Napoléon. Mais Davout regardait la présence de l'empereur à la Malmaison comme un grand embarras et même comme un danger. Il appréhendait qu'il ne reprît le commandement de l'armée. Vraisemblablement, il convainquit Fouché, qui, lui aussi, savait les tentatives de plusieurs généraux pour entraîner l'empereur à en appeler aux soldats, et connaissait les sentiments persistants du peuple de Paris. Le duc d'Otrante fit donc prendre cet arrêté par la Commission de gouvernement: « Art. Ier. Le ministre de la marine donnera des ordres pour que les deux frégates du port de Rochefort soient armées pour le transport de Napoléon Bonaparte aux États-Unis. Art. II. Il lui sera fourni jusqu'au point de l'embarquement une escorte sous les ordres du général Beker, qui est chargé de pourvoir à sa sûreté... Art. V. Les frégates ne quitteront point la rade avant que les sauf-conduits demandés ne soient arrivés.1 » Fouché trouvait dans cette mesure le double avantage d'éloigner Napoléon de Paris et de le garder prisonnier à Rochefort.

Beker, incontinent mandé à Paris, revint, à la fin de l'après-midi, à la Malmaison avec l'ampliation de cet arrêté. L'empereur éventa le piège. « Je désire, dit-il, ne pas me rendre à Rochefort, à moins que je ne sois sûr d'en partir à l'instant même. » C'est ce refus, pourtant très raisonné et très explicite, qui a créé la légende des « tergiversations de Bonaparte. » Napoléon ne tergiversait pas. Il avait demandé trois fois de suite à s'embarquer pour les États-Unis. Au

1. Arrêté de la commission de Gouvernement, Paris, 26 juin. (Arch. de la Marine, BB3 426.)

2. Beker, 32-34, Cf. la déclaration de Decrès à la Chambre des pairs, le 29 juin (Moniteur, 30 juin).

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