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dique, vous n'aurez plus d'armée. Les soldats n'entendent rien à vos subtilités. Croit-on que des déclarations de droits, des discours de tribune arrêteront une débandade ?... On ne veut pas voir que je ne suis que le prétexte de la guerre, que c'est la France qui en est l'objet. Ils disent qu'ils me livrent pour sauver la France; demain, en me livrant, ils prouveront qu'ils n'ont voulu sauver qu'eux-mêmes... Me repousser quand je débarquai à Cannes, je l'aurais compris, mais maintenant je fais partie de ce que l'ennemi attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l'audace du vainqueur... Ce n'est pas la liberté qui me dépose, c'est la peur1. »

Ces paroles d'une éloquence pénétrante comme l'acier et brûlante comme la flamme galvanisèrent les ministres. Leur dévouement se ranimait avec l'espérance. Ils semblaient prêts à faire tout ce que voudrait l'empereur. Fouché devint très inquiet: Ce diable d'homme! dit-il quelques heures plus tard à un royaliste de ses amis, il m'a fait peur ce matin. En l'écoutant, je croyais qu'il allait recommencer. Heureusement, on ne recommence pas2 ! »

1. Fleury de Chaboulon, II, 203. Villemain, Souv., II, 266-268. Benjamin Constant, Mém. sur les Cent Jours, II, 137-138, 144. Rovigo, VIII, 142.

2. Fleury de Chaboulon, II, 203, Notes de Saint-Cricq, citées par Villemain, II, 266,

CHAPITRE II

LA FAYETTE ET LES CHAMBRES LE 21 JUIN

I. La motion de La Fayette à la Chambre des députés.

des pairs.

II. Le premier message de l'empereur. La séance de la Chambre
Manifestations populaires devant l'Elysée.
III. Le second message de l'empereur. La Chambre en comité
secret. La séance de nuit aux Tuileries.

I

Pendant que l'on discourait à l'Élysée, la Chambre agissait.

Les séances commençaient généralement à deux heures, mais dès le matin, ce jour-là, les députés étaient venus en foule au palais du Corps législatif. Ils remplissaient les salles et les couloirs, formant des groupes effarés et bourdonnants où se mêlaient des membres de la Chambre des pairs, des journalistes, des gardes nationaux, des gens de toute espèce qui entraient, sortaient et rentraient tour à tour. « C'était l'aspect d'une ruche d'abeilles en anarchie, » dit le général Thiébault. On se communiquait des détails sur le désastre de Mont-SaintJean, on en exagérait encore l'étendue. L'armée entière était détruite; pas un homme n'avait échappé; déjà la cavalerie anglaise était à Saint-Quentin. On fulminait contre l'empereur1. Le matin, Siéyès avait dit à Lanjuinais qui se trouvait avec lui chez le prince

1. Le Nain Jaune, 23 juin. Villemain, Sour., II, 269-270. Thiébault, Mém., V, 359. Barante à sa femme, Paris, 21 juin [22 juio] (Souv,, 154.)

Joseph: «< Napoléon a perdu une bataille, il a besoin de nous. Marchons avec lui. C'est le seul moyen de nous sauver. Le danger passé, s'il veut ètre despote, nous nous réunirons pour le pendre. Aujourd'hui sauvons-le pour qu'il nous sauve1. » Mais dans les Chambres, nul ne raisonnait comme Siéyès. On pensait non pas à sauver la France par l'empereur, mais à perdre l'empereur quitte à perdre la France. Chaque parole était une accusation : Napoléon était la seule cause de la guerre. On ne s'était rallié à lui, malgré les menaces de son despotisme latent, que par un reste de confiance dans ses talents militaires. Et vieilli, usé, devenu à demi fou, il n'était plus même capable de commander. Il ne savait plus que faire massacrer ses soldats et s'enfuir. Il avait abandonné son armée comme en Égypte et en Russie. Il arrivait à Paris pour exiger du pays de nouveaux sacrifices qui lui permissent de mener encore cent mille Français à la boucherie. Que n'était-il resté à l'île d'Elbe ! Que n'avait-il été tué à Mont-Saint-Jean! Et maintenant l'abdication n'étaitelle pas l'unique parti qu'il eût à prendre? Les députés criaient d'autant plus fort qu'ils avaient peur. On avait colporté parmi eux les fausses confidences de Fouché, que Napoléon voulait se proclamer dictateur; et d'instant en instant, des émissaires, dépêchés secrètement de l'Élysée par le même Fouché, rapportaient d'une façon plus alarmante qu'exacte tout ce qui se disait au conseil. A les en croire, Lucien et Davout poussaient l'empereur à dissoudre la Chambre. Sa décision était prise; déjà stationnaient dans la cour de l'Élysée les voitures de parade où Napoléon allait monter pour venir en personne déclarer la Chambre des repré

1. Lettre de Joseph, citée par Meneval, Souv., III, 401.

sentants dissoute et la Chambre des pairs prorogée. Ces rapports évoquaient à l'esprit troublé des députés la vision des grenadiers de brumaire 1.

Tandis que la foule consternée et avide de nouvelles s'amassait au dehors, les privilégiés commencèrent de prendre place dans les tribunes, et nombre de députés s'assirent à leur banc. Tous les yeux convergeaient vers un groupe que formaient au bas de l'hémicycle Flaugergues, le général Sébastiani, Roy, Manuel et La Fayette qui les dominait de sa haute taille restée encore svelte 2.

Parmi tous les députés qui clamaient contre l'empereur avec tant de colère, La Fayette, sous sa froideur apparente, était le plus animé. Bien qu'il eût à Napoléon l'obligation assez sérieuse d'avoir imposé sa mise en liberté comme condition particulière du traité de Campo-Formio (en 1797, La Fayette

1. Villemain, II, 270-272. Thiébault, V, 359-360. Thibaudeau, X, 393-394. (Cf. 399). Lettres de La Fayette à Mme d'Hénin, 20 juin (Mém., V, 522-523) et Mém., V, 450-451. Rovigo, VIII, 139-140, 142-143. Esquisse sur les Cent Jours, 34-36. Cf. Benjamin Constant, Mém. sur les Cent Jours, 132-133. Miot de Mélito, III, 438. Lavallette, II, 191.

Le fait que des rapports (d'ailleurs assez inexacts) sur ce qui se passait au conseil de l'Elysée arrivaient à tout instant à la Chambre est mentionné par Villemain et confirmé par la lettre de La Fayette à Mme d'Hénin.

2. Villemain, II, 272-273. La Bretonnière, Souv. 270.

3. S'il est vrai que Bonaparte agit en cela d'après les instructions du Directoire, il est vrai aussi qu'il prit à cœur la mise en liberté de La Fayette à laquelle s'opposait très vivement le cabinet autrichien, et qu'il l'obtint par son ardente persévérance. Voici d'ailleurs en quels termes La Fayette, dans une lettre du 6 octobre 1797, (Moniteur du 11 novembre, 1797), exprimait sa reconnaissance à Bonaparte : « Les prisonniers d'Olmütz aiment à rendre hommage à leur libérateur... le héros qui a mis notre résurrection au nombre de ses miracles... Nous allons tâcher de rétablir les santés que vous avez sauvées. Nous joindrons aux vœux de notre patriotisme pour la République l'intérêt le plus vif à l'illustre général auquel nous sommes encore plus attachés pour les services qu'il a rendus à la cause de la liberté et à notre patrie que pour les obligations particulières que nous nous glorifions de lui avoir et que la plus vive reconnaissance a gravées à jamais dans notre

cœur..

Le 6 mars 1798, La Fayette écrivait encore à Bonaparte. (Lettre citée dans les Mémoires de La Fayette, V, 151-152): «... Je vous dois plus que ma liberté et ma vie, puisque ma femme, mes filles, mes camarades de captivité vous reconnaissent

languissait depuis cinq ans dans les casemates des forteresses allemandes) il ne lui avait jamais pardonné de s'être fait proclamer consul à vie, puis empereur. Le retour de l'île d'Elbe, malgré le rétablissement de la cocarde « qu'il avait instituée », ne lui avait inspiré, selon son expression encore, que des « vœux contre le destructeur de toutes les idées libérales1 ». Élu député sur son refus d'accepter la pairie que lui faisait offrir Napoléon 2, il s'était mis à la tête de l'opposition parlementaire; et il y a des indices que peu de jours avant le Champ de Mai, il avait été du groupe de députés qui firent des ouvertures à Fouché et à Carnot en vue de profiter de cette << ridicule cérémonie » pour déposer l'empereur 3. Après Waterloo, l'entreprise était plus facile. La Fayette s'y dévoua. Bien entendu, il croyait avec une naïveté imbécile que les Alliés «< qui ne faisaient la guerre qu'à Napoléon, >> rentreraient chez eux à la première nouvelle de la déchéance et laisseraient la France libre d'installer le meilleur des gouvernements constitutionnels sous le sceptre du souverain qui agréerait le plus à lui, La Fayette. Pour le cas où l'Europe s'aviserait de continuer la guerre, La Fayette avait d'autres illusions à son service. Il s'imaginait que la chute de l'empire « rendrait son élasticité à la nation qui repousserait alors la coalition des rois avec cette énergie populaire que Bona

aussi pour leur libérateur... J'espère n'avoir pas besoin de vous assurer que ma gratitude durera, comme mon attachement, autant que ma vie. »

La Fayette rentra en France grâce au 18 Brumaire, qu'il fut bien loin de blâmer. Le 20 mai 1802, il écrivit au Premier Consul (Mémoires, V, 199): « Le 18 Brumaire sauva la France. »

1. La Fayette. Mém., V, 370-372.

2, La Fayette, Mém., V, 417-418, 432.

3. Esquisse littéraire sur les Cent Jours (d'après les notes de La Fayette et de Lanjuinais), 13-14.

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