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parte n'avait plus le droit ni le pouvoir d'exciter1 ». Déjà mis en garde par Fouché et ses émissaires contre le prétendu projet de l'empereur de dissoudre la Chambre pour prendre la dictature, La Fayette eut la confirmation de ces desseins par Regnaud luimême qui venait de quitter le conseil des ministres2. Il fallait gagner Napoléon de vitesse. La Fayette se concerta avec Lanjuinais qui, bien qu'il ne fût encore que midi et quart, se pressa d'ouvrir la séance.

Pendant la lecture du procès-verbal, les députés assis à leurs bancs ou debout sur les degrés de l'hémicycle continuaient de parler avec la même véhémence que dans les couloirs. Un bruit confus et assourdissant emplissait la vaste salle. Soudain il se fit un grand silence. La Fayette montait à la tribune".

1. La Fayette, Mém., V, 441-442. Cf., Esquisse sur les Cent Jours, 13-14 et la lettre de La Fayette du 9 juin (Mém., V, 509).

2. La Fayette à Mme d'Hénin, Paris, 29 juin (Mém., V, 523).

Il est difficile de révoquer en doute cette assertion précise d'une lettre écrite par La Fayette huit jours après les événements et où il n'avait aucun intérêt à accuser ni à proner Regnaud. Sans doute Regnaud, persuadé que l'empereur était condamné de toute façon et s'imaginant que l'abdication assurerait la couronne au Prince impérial tandis qu'une tentative contre la Chambre perdrait Napoléon II avec Napoléon Ier, crut devoir employer tous les moyens pour paralyser son souverain. C'était lout de même une singulière façon d'entendre le dévouement. Napoléon a dit à Sainte-Hélène que Regnaud manqua de courage ». Il a dit une autre fois : " Regnaud m'a trahi un des premiers. » (Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, I, 135, 578).

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Que Regnaud eût quitté l'Elysée en plein conseil pour venir à la Chambre, cela s'explique par sa qualité de député et ses fonctions de ministre d'État. Il pouvait y avoir avantage pour l'empereur que ses ministres d'État, dont la présence n'était plus absolument nécessaire au conseil où ils avaient déjà exprimé leur avis, assistassent, selon la coutume, à la séance de la Chambre. C'est ainsi que Merlin, ministre d'Etat comme Regnaud, et qui avait dû comme lui assister au conseil, put prendre la parole dans cette séance (Moniteur, 22 juin). Il est possible que leurs deux collègues, Ginoux et Boulay, soient aussi venus à la Chambre, et nous savons que Cambacérès quitta le conseil pour aller présider la Chambre des pairs. 3. Moniteur, 22 juin.

4. Lettre précitée de La Fayette à Mmo d'Hénin.

Dans son Mémoire justificatif, (12), Lanjuinais se prévalut à bon droit « d'avoir été un des provocateurs de la déchéance de Napoléon A remarquer qu'il avait été créé comte par l'empereur et qu'il tenait furieusement à ce titre (voir sa lettre à Barante du 22 juillet. Arch. Nat. F. I, c. 47.)

5, Villemajn, Souv., II, 272-273, Villemain assistait à cette séance,

D'une voix grave et calme, que l'on écouta avec une attention qui tenait du recueillement, il dit: «Lorsque, pour la première fois depuis bien des années, s'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie que vous seuls à présent avez le pouvoir de sauver... Permettez, messieurs, à un vétéran de la cause sacrée de la liberté de vous soumettre quelques résolutions préalables dont vous apprécierez, j'espère, la nécessité : Article Ier. La Chambre des représentants déclare que l'indépendance de la nation est menacée. Article II. La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison; quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera traître à la patrie et jugé comme tel. Article III. L'armée et la garde nationale ont bien mérité de la patrie. Article IV. Le ministre de l'intérieur est invité à porter au plus grand complet la garde nationale parisienne, cette garde citoyenne dont le patriotisme et le zèle éprouvés depuis vingt-six ans offrent une sûre garantie à la liberté, aux propriétés, à la tranquillité de la capitale et à l'inviolabilité des représentants de la nation. Article V. Les ministres de la guerre, des relations extérieures, de l'intérieur et de la police sont invités à se rendre sur-le-champ dans le sein de l'Assemblée1 ».

On applaudit. La motion répondait aux sentiments de la Chambre, à ses colères comme à ses craintes. Mais pour proposer publiquement cet attentat à la constitution, il fallait un homme qui eût le passé et l'autorité de La Fayette. Nul autre n'aurait pu

1. Moniteur, 22 juin.

raisonnablement l'oser. C'est pourquoi Napoléon ne s'est pas trompé en écrivant dans son testament que sa seconde abdication est due à La Fayette.

Les trois premiers articles furent votés sans discussion. Des bonapartistes, s'il en était encore, les uns gardaient un lâche silence, les autres cédaient à l'entraînement général : ils hurlaient avec les loups. Aucun d'eux n'osa ou ne voulut protester contre ce coup d'État parlementaire. Pour les libéraux qui pendant la Restauration s'étaient posés en apôtres de la loi, en champions de la légalité, ils passèrent sans nul scrupule sur l'illégalité de la mesure. Que Napoléon, dans la plénitude de ses droits constitutionnels, décrétât la prorogation ou la dissolution de la Chambre, ils estimaient, comme l'avait dit La Fayette, que ce serait « un crime de haute trahison ». Mais que la Chambre se mît en insurrection contre l'empereur et usurpât le pouvoir exécutif, c'était, à leurs yeux, l'acte le plus naturel et le plus légitime.

Un léger débat s'étant élevé sur la rédaction de l'article IV, Merlin de Douai en fit ajourner le vote jusqu'après la comparution des ministres. On adopta ensuite l'article V, puis l'ensemble de la motion. A la demande de l'ancien préfet de police Dubois, que l'empereur, deux mois auparavant, n'avait pas voulu réintégrer au conseil d'Etat, la Chambre vota l'affichage dans Paris et les départements. On décida enfin que cette résolution serait à l'instant transmise sous forme de message « aux deux autres branches de l'autorité représentative', » ce qui signifiait, en jargon parlementaire, la Chambre des pairs et l'empe

reur.

1. Moniteur, 22 juin.

II

Napoléon aurait pu sans doute détourner ce coup si au lieu de laisser parler longuement ses ministres et d'entreprendre de les convaincre en se grisant de ses paroles, il leur eût imposé sa volonté et se fût rendu avant midi à la Chambre dans son uniforme terni par la poudre. Mais il cherchait précisément dans son conseil l'énergie qu'il n'avait plus. Brisé de fatigue, ses forces physiques épuisées, il retardait le moment d'agir. Loin de brusquer la décision des ministres, il différait d'en prendre une luimême1. On ne s'était donc arrêté à aucun parti et l'empereur continuait d'exposer ses plans pour sa nouvelle campagne de France, quand on fut informé, probablement par Regnaud, de la motion de La Fayette et du vote de la Chambre. En une seule pensée, rapide comme l'éclair, Napoléon mesura toutes les conséquences de cet acte. «J'aurais dû congédier ces gens-là avant mon départ, dit-il. C'est fini. Ils vont perdre la France! » L'impression est la même chez les ministres. Un instant gagnés par son éloquence fascinatrice aux grands desseins de l'em

1. Montholon, II, 203. Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, II, 320. 2. Fleury de Chaboulon, II, 203-204. Fleury commet une inexactitude en disant que l'empereur fut informé de l'événement par le message de la Chambre. Davout, dans ses Souvenirs manuscrits, et Boulay (284) précisent bien que ce message arriva à l'Elysée quand on y connaissait déjà l'adoption de la motion faite par La Fayette. En effet, d'après le Moniteur du 22 juin, le message des représentants adressé à la Chambre des pairs n'y parvint que vers deux heures. Le message à l'empereur, envoyé officiellement au duc de Bassano, ministre secrétaire d'Etat, ne dut donc pas arriver beaucoup plus tôt à l'Elysée. Or, à deux heures, Carnot avait déjà fait à la Chambre des pairs la communication dont il sera parlé plus loin et qui avait été suggérée à l'empereur par la nouvelle de la motion de La Fayette.

Il est donc certain que cette grave nouvelle avait été apportée à l'Elysée par un des ministres d'État présents à l'ouverture de la séance, et il est très probable que ce ministre était Regnaud, puisque La Fayette aflirme qu'il le vit à la Chambre à midi et puisque vers une heure l'empereur le chargea verbalement, à l'Elysée, d'une communication pour la Chambre.

pereur, ils les jugent maintenant impraticables'. Davout lui-même, qui a parlé avec ardeur pour les mesures énergiques, violentes au besoin, s'intimide. Il lui vient des scrupules de légalité. S'il faut dissoudre la Chambre par la force, c'est lui, ministre de la guerre, qui sera chargé de cette exécution. Il a peur de la responsabilité. « Le moment d'agir est passé, dit-il. La résolution des représentants est inconstitutionnelle, mais c'est un fait consommé. Il ne faut pas se flatter, dans les circonstances présentes, de refaire un 18 brumaire. Pour moi, je me refuserais d'en être l'instrument. » Le droit passait du côté de ceux qui avaient violé la loi. Napoléon, une heure auparavant en possession de tous les pouvoirs légaux, était constitutionnellement désarmé.

Après un instant de rêverie, l'empereur dit : « —— Je vois que Regnaud ne m'avait pas trompé. J'abdiquerai s'il le faut. » Mais s'apercevant, au visage de ses ministres qui se détendait, bien qu'ils s'efforçassent de garder leur mine contrite, qu'il s'était en quelque sorte condamné par cet aveu d'impuissance, il ajouta vivement : «<- Cependant, avant de prendre un parti, il faudra voir ce que tout ça deviendra. » Puis il enjoignit à Regnaud de retourner à la Chambre pour calmer les représentants et se rendre compte de leur esprit. «< Vous leur annoncerez que l'armée, après de grands succès, a été prise de panique; qu'elle se rallie; que je suis venu à Paris pour me concerter avec mes ministres et avec les Chambres sur les moyens de rétablir le matériel de l'armée et sur les mesures législatives qu'exigent

1. Mémoires manuscrits de Davout. Fleury de Chaboulon, II, 203-204. Thibaudeau, X, 396. Boulay. 284-286. Esquisse sur les Cent Jours, 38.

2. Mémoires manuscrits de Davout. Cf., dans le Moniteur du 22 juin, la déclaration que le prince d'Eckmühl fit à la Chambre le 21 juin.

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