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voyez, dit-il à Beker, les populations me savent gré du bien que j'ai fait. Partout où je passe, je reçois les témoignages de leur reconnaissance1. »>>

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Depuis quatre jours, le préfet maritime était informé, par des dépêches de Decrès, de la très prochaine arrivée de Napoléon. Decrès lui avait prescrit de faire aménager les frégates la Saale et la Méduse pour y embarquer l'empereur et sa suite à destination des Etats-Unis. Ces bâtiments devaient être prêts à appareiller douze heures après que l'empereur serait à Rochefort2, « si toutefois la situation des croisières ennemies permettait de le faire sans compromettre les frégates3. » Bonnefoux avait aussi

1. Beker, 79. Cf. Gourgaud, II, 560; les traditions locales rapportées par J. Silvestre (La Malmaison, Rochefort, Sainte-Hélène, 72), et la note de Mme Caffarelli citée par Sismondi (Notes sur les Cent-Jours, 22).

2. Decrès à Bonnefoux, préfet maritime de Rochefort, Paris, 27 juin. Le même au même, 28 juin. Le même au même, 27 juin [dépêche expédiée dans la nuit du 28 au 29]. Instructions très secrètes de Decrès pour les capitaines Philibert et Ponée, Paris 27 juin [expédiées dans la nuit du 28 au 29.] (Arch. de la Marine, BB 3, 426.)

Dans la dépêche du 27 juin et dans la première dépêche du 28 juin, Decrès ne parle pas de l'empereur. Il dit : « Un ambassadeur et sa suite. Mais dans sa troisième dépêche [expédiée dans la nuit du 28 au 29, bien que portant la date du 27] il révèle que ce prétendu ambassadeur « est celui qui naguère était notre empereur ».

Dans sa première dépêche (du 27 juin) Decrès donne cet ordre formel: Les frégates ne devront mettre à la voile que sur de nouveaux ordres de moi. » On a vu (1815, III, 205-206) que le 27 juin le gouvernement subordonnait encore le départ de l'empereur à la décision des Alliés, d'où le refus de Napoléon d'aller s'embarquer à Rochefort pour s'y trouver prisonnier à bord d'une frégate.

3. Decrès à Bonnefoux, 27 juin [dépêche expédiée dans la nuit du 28 au 29 juin]. (Arch. de la Marine, BB3. 426.)

Dans les instructions aux commandants des frégates, Decrès dit : « On évitera tous les bâtiments de guerre que l'on pourrait rencontrer. Si l'on est obligé de combattre, la frégate sur laquelle ne sera pas embarqué Napoléon se sacrifiera pour retenir l'ennemi et pour donner à celle sur laquelle il se trouvera le moyen de s'échapper.

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Il ne faut pas conclure de cela, comme quelques-uns l'ont fait bien à tort, que les frégates devaient forcer le blocus. Si elles étaient attaquées en pleine mer, elles devaient se défendre; mais elles ne devaient nullement attaquer la croi

tôt donné des ordres aux commandants de la Saale et de la Méduse, les capitaines Philibert et Ponée. Des vivres pour quatre mois et demi avaient été apportés à bord, on avait complété les équipages, embarqué les canots, envergué les voiles. Le 3 juillet, à huit heures du matin, quand Napoléon descendit de voiture devant la préfecture maritime, tout était disposé pour appareiller1.

Impatient de partir, l'empereur voulait s'arrêter seulement quelques instants à Rochefort et aller s'embarquer en rade. 2. Il s'informa si les frégates étaient prêtes. Bonnefoux l'en assura, mais il dit, comme il l'avait écrit la veille, que les pertuis étaient bloqués et les vents contraires3. Sur le désir de Napoléon, Beker réunit en conseil à la préfecture plusieurs officiers supérieurs de la marine et le vice-amiral Martin. En disponibilité depuis 1810, Martin s'était retiré à la campagne, près de Rochefort; apprenant l'arrivée de l'empereur, il avait

sière en position devant Rochefort. Les instructions de Decrès sont à cet égard précises et formelles. Dans sa première dépêche, il ordonne d'attendre pour appareiller de nouveaux ordres de lui. Dans sa troisième dépêche, il écrit : « Les frégates appareilleront si la situation des croisières ennemies permet de le faire sans compromettre les frégates. » Dans ses instructions aux capitaines Philibert et Ponée, il écrit derechef: « Les frégates devront appareiller dans les vingt-quatre heures si les croisières ennemies ne s'opposent pas au départ. Il est clair que les frégates ne doivent pas tenter une sortie de vive force.

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1. Bonnefoux à Philibert, 28 juin; à Decrès, Rochefort, 29 juin et 7 juillet, (Arch. de la Marine, BB3, 426); à Decrès, Rochefort, 4 juillet. (Arch. Nat. AF., IV, 1940.) Gourgaud, I, 27. Beker, 79. Journal de bord de la Saale, 28, 29. 30 juin, 1er juillet. (Arch. de Rochefort.)

Le registre BB3 4:6, des Archives de la Marine, contient des pièces de comptabilité qui donnent tous les détails sur les vivres embarquées pour la table de Napoléon et de sa suite. Le total en montait à 25 000 francs. Pour les curieux des « infiniment petits » de l'Histoire, je citerai 100 bouteilles de cognac (150 fr.), 192 bouteilles de Bordeaux rouge (320 fr.), 10 paniers d'huile d'olive (300 fr.), 6 barils de bœuf en daube (108 fr.), 24 jambons (230 fr.), 75 douzaines d'œufs (35 fr.), << six paires de dindonneaux dont un mort » (42 fr.), etc., etc., etc. On sait que

2. Rovigo, VIII, 215, 217. Mémoires manuscrits de Marchand. Rochefort, situé sur la Charente, est à dix kilomètres, à vol d'oiseau, de la rade où

se trouvent l'île d'Aix, l'île Madame, l'ile d'Oléron et l'île de Ré.

3. Bonnefoux à Decrès, Rochefort, 4 juillet (Arch. Nat., AF. IV, 1940.)

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incontinent quitté sa retraite pour venir le saluer1. Le conseil, à qui le préfet maritime fit partager ses vues troublées, reconnut qu'il était impossible aux frégates de tromper la vigilance de la croisière 2. L'amiral Martin ouvrit l'avis que l'empereur gagnât Royan à cheval ou sur un canot. Il trouverait à l'embouchure de la Gironde la corvette la Bayadère, commandée par le capitaine Baudin. « — Je connais Baudin, dit l'amiral. C'est le seul homme capable de conduire l'empereur sain et sauf en Amérique 3. >>

1. Beker, 84, et lettre de Beker à la Commission de gouvernement, Rochefort 4 juillet (cité par Beker, 85). Montholon, I, 66.

2. Beker, 84. Montholon, I. 66.

Si j'avance que Bonnefoux fit partager au conseil ses vues troublées (vues troublées dont j'ai déjà parlé p. 353), c'est en me fondant sur ce fait que ce qui détermina l'opinion du conseil fut l'avis que « depuis le 29 juin la croisière avait doublé le nombre de ses bâtiments. » Ce renseignement était faux. Le 29 juin, il y avait devant les pertuis le Bellerophon, la corvette Myrmidon et le brick Céphalus ; le 3 juillet il n'y avait devant ces mêmes pertuis que le Bellerophon seul. (Le Céphalus avait été envoyé devant la Teste et le Myrmidon détaché au large de Bordeaux). Quant à la Phœbé, qui avait mouillé dans la nuit du 1er au 2 près du Bellerophon, Maitland l'avait envoyée, le 2, stationner à l'embouchure de la Gironde avec l'ordre pour le commandant du Myrmidon de revenir devant Rochefort. (Voir la Relation du capitaine Maitland, 4, 8, 13-14.) Or, qui avait pu communiquer au conseil et le lui certifier exact ce faux renseignement, sinon Bonnefoux qui en qualité de préfet maritime centralisait toutes les dépêches des sémaphores et des guetteurs de La Coubre, de Chassiron, de Saint-Pierre, de La Chaume, de la Tour des Baleines. Ces rapports, il semble, lui troublaient l'esprit. Pour peu qu'un bâtiment passât au large, se dirigeant des îles d'Ouessant vers l'embouchure de la Gironde, chaque vigie le signalait, et Bonnefoux, épouvanté, voyait quatre ou cinq navires, quand, en réalité, il n'y en avait qu'un seul. A lire les rapports des sémaphores de l'arrondissement de Rochefort, du 28 juin au 15 juillet (Arch. de la Marine BB 3 424 et BB 3 426), on croirait que toutes les escadres de l'Angleterre croisaient en vue de Rochefort. Un jour, on signale la présence de six vaisseaux et de cinq frégates; un autre jour, de cinq vaisseaux et de huit frégates! Or, les états précités des Archives de l'Amirauté anglaise, la Relation du capitaine Maitland et les lettres de l'amiral Hotham, citées dans cette Relation, témoignent que ce dénombrement est de la fantasmagorie.

Pour conclure, il n'était point plus impossible de sortir de la rade de Rochefort où l'on avait trois accès différents sur la mer et que surveillaient un vaisseau et un ou deux bricks qu'il ne l'était de sortir de la Gironde dont l'embouchure était gardée par une frégate et trois bricks et sloops. Or, le capitaine Baudin allait s'offrir à sortir de la Gironde avec sa corvette en répondant du succès de l'entreprise. Maitland, d'ailleurs, reconnaît dans sa lettre à l'amiral Keith, du 18 juillet 1815, Relation (109-110, cf. 106), qu'il n'y avait pas impossibilité de sortir de la rade de Rochefort.

3. Beker, Relation, 86-87.

Cette proposition acceptée en principe, Bonnefoux envoya un courrier à Royan. Le lendemain, dans la soirée, on reçut la réponse de Baudin. Il se faisait fort de mener l'empereur en Amérique soit sur l'une de ses deux corvettes la Bayadère et l'Infatigable, soit à bord du Pike, bâtiment américain, d'une extraordinaire rapidité de marche, qu'il convoierait avec ses corvettes. « En cas de rencontre, écrivait le futur amiral, je me dévouerai avec la Bayadère et l'Infatigable pour barrer le passage à l'ennemi. Quelque supérieur qu'il puisse être, je suis sûr de l'arrêter1.

Napoléon agréa ce projet, mais il ne se hâta point de s'y prêter. Si les frégates avaient eu la mer libre et le vent favorable, il se fût embarqué sur l'heure. Son ferme dessein était d'aller vivre une vie nouvelle en Amérique, et il lui paraissait conforme à sa dignité de quitter la France sur un bâtiment de l'Etat avec les honneurs impériaux. Mais son départ dans ces conditions se trouvant empêché ou ajourné, il temporisa. Avant que de s'évader à bord d'un navire américain, ne fallait-il pas attendre quelques jours? Les vents pouvaient tourner, la surveillance de la croisière pouvait être déjouée, l'Angleterre pouvait

1. Lettre de Baudin à Bonnefoux, en rade du Verdon, 5 juillet, quatre heures du matin. (Citée par J. Silvestre, 96-97.) - Toute cette lettre de Baudin est simplement admirable. En voici les dernières lignes : « L'empereur peut se fier à moi. J'ai été opposé de principes et d'action à sa tentative de remonter sur le trône, parce que je la considérais comme devant être funeste à la France, et certes les événements n'ont que trop justifié mes prévisions. Aujourd'hui, il n'est rien que je ne sois disposé à entreprendre pour épargner à notre patrie l'humiliation de voir son souverain tomber entre les mains de notre plus implacable ennemi. Mon père est mort de joie en apprenant le retour d'Egypte du général Bonaparte. Je mourrais de douleur de voir l'empereur quitter la France, si je pensais qu'en y restant il pût encore quelque chose pour elle. Mais il faut qu'il ne la quitte que pour aller vivre honoré dans un pays libre, et non pour mourir prisonnier de ses ennemis. >>

2. Bonnefoux, selon Silvestre (La Malmaison, Rochefort, Sainte-Hélène, 97), écrivit au capitaine Baudin que « l'empereur approuvait ses propositions et qu'il n'avait qu'à l'attendre ».

accorder des sauf-conduits. Suprême espérance, enfin, où l'empereur s'obstinait contre toute raison, le gouvernement, contraint par les circonstances, un soulèvement du peuple, un tumulte militaire, n’allait-il point le rappeler à la tête de l'armée? Si rien de tout cela n'arrivait, il serait toujours temps de s'échapper par la Gironde 1. Et si même il était trop tard, resterait la ressource de demander asile à l'Angleterre 2. Napoléon avait conçu ce dessein dès le jour de l'abdication; il y trouvait « de la grandeur. »

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1. Sur les espérances persistantes de l'empereur à Rochefort, cf. les lettres de Beker au gouvernement provisoire, 4 juillet, et à sa famille, 6 juillet (citées dans sa Relation, 85-86 et 89). Gourgaud, 1, 30, et Rovigo, VIII, 220. On a dit que l'empereur hésitait. Il hésitait» à quoi faire? à s'emprisonner sur ces frégates dont on lui représentait le départ comme impossible? à aller s'embarquer sur la Bayadère, expédient qu'il ne regardait que comme un pis aller. L'empereur n'hésitait pas il attendait.

2. Dès l'ile d'Elbe, Napoléon avait dit au commissaire anglais Campbell que peutêtre il irait finir ses jours en Angleterre, et lui avait demandé s'il ne serait pas lapidé par la populace de Londres. (1815, I, 158.)

Il y a aux Archives des Affaires étrangères (vol. 1802) une lettre de Londres que peut-être Napoléon ne lut pas, mais que, peut-être aussi, il put lire, et qui était de nature à influer sur sa détermination. Cette lettre, datée du 16 juin 1815, ne porte point de signature; elle est adressée à une dame de l'intimité de l'empereur, et même apparemment, de sa famille, peut-être à la princesse Hortense. En voici les passages essentiels :

Madame, votre silence semble assez m'indiquer que la vérité vous déplaît et que vous suspectez ma véracité. N'importe ! Je connais l'étendue de mes devoirs envers vous et votre famille. Je les remplirai. Avant-hier, j'ai appris que la réunion de personnes, diverses par leur rang mais réunies par leur grand caractère et leurs lumières, avaient été d'opinion que si l'empereur Napoléon demandait l'hospitalité en Angleterre, elle lui serait accordée; que dès lors sa personne y serait sacrée ; que, relativement au séjour plus ou moins éloigné de la capitale, il y aurait peutètre les mêmes arrangements que ceux pris lors du débarquement de Louis XVIII en Angleterre. Vous allez, Madame, ou, pour mieux dire, vous avez déjà taxé de pusillanimité mes sollicitations prévoyantes. Je n'en tiens pas moins à mon système. L'Angleterre est la plus puissante ennemie du présent monarque français, mais ce pays est le seul port sûr et hospitalier pour le prince malheureux. Si tout était perdu pour vous, et si vous adoptiez la résolution de paraître en Angleterre, il serait instant qu'une dépêche ou une simple lettre fût adressée d'avance, de la manière la plus secrète au principal ministre, le secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, à Londres, et qu'elle lui fùt remise en personne, sans formes et démarches préliminaires...

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Je répète qu'il est possible que Napoléon n'ait pas cu connaissance de cette lettre, que peut-être même la destinataire ne l'ait point reçue. Je trouve cependant que cette lettre a un rapport au moins singulier avec les instructions secrètes de Napoléon à Gourgaud, du 14 juillet, que je citerai plus loin.

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