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petit papier, pensaient-ils, suffirait à les dégager de toute responsabilité !

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Le jour même, Napoléon décida d'envoyer des parlementaires à bord de la croisière anglaise '. Il semble qu'il n'avait attendu pour cela que l'autorisation du gouvernement. Il chargea de cette mission Rovigo et Las Cases; celui-ci savait l'anglais, mais il devait dire qu'il l'ignorait afin de surprendre les propos que pourraient échanger en leur langue les officiers de l'escadre'. Le lendemain, 10 juillet, les envoyés de l'empereur s'embarquèrent au point du jour, pour profiter du jusant, sur l'aviso-mouche n° 24. Ils portaient une lettre du Grand-Maréchal au commandant des croisières; Bertrand demandait en termes très brefs si l'on avait connaissance des saufconduits qui devaient être expédiés de Londres pour l'empereur Napoléon et si, dans le cas contraire, l'escadre s'opposerait au départ des frégates destinées à le conduire aux États-Unis. C'était le pré

1. Bertrand à Beker, la Saale, 9 juillet (citée par Beker, 105): « L'empereur me charge de vous demander d'envoyer un parlementaire à bord de la croisière anglaise... Pour se conformer aux instructions du gouvernement provisoire, l'empereur faisait faire cette demande par écrit.

Gourgaud rapporte que lui, Rovigo, Bertrand, Lallemand, Montholon, ouvrirent divers avis devant l'empereur, les uns conseillant d'entrer en pourparlers avec les Anglais, les autres proposant d'autres projets. Mais du contexte de la phrase, il semble que Napoléon n'avait point provoqué ces conseils et qu'il les écouta sans attention. Sa Majesté se renfermait », dit-il. L'empereur avait déjà fixé sa détermination. Les moyens d'évasion qu'on lui proposait lui semblaient indignes de

lui.

2. Rovigo, VIII, 222-224. Las Cases, I, 40, 42.

3. Bonnefoux à Decrès, Rochefort, 11 juillet. (Arch. Marine BB3 426.) Journal de bord de la Saale (comm. par J. Silvestre). Rovigo, VIII, 224. Cf. Maitland, Rela tion concernant l'embarquement de Napoléon, 23.

4. Lettre de Bertrand à l'amiral commandant les croisières, la Saale, 9 juillet (citée par Maitland, 29).

texte de la démarche. Le but en était de savoir quel accueil l'empereur recevrait à bord de la croisière s'il se déterminait à y venir, et quelles étaient les dispositions du gouvernement anglais à son égard.

Le commandant du Bellerophon, le capitaine Maitland, reçut avec convenance les parlementaires. Il lut la lettre du Grand-Maréchal, mais avant d'y faire une réponse par écrit il s'entretint assez longtemps avec eux'. Aux diverses questions qu'il lui posèrent, il répondit qu'il ne savait rien encore des événements, sinon le résultat de la bataille de Waterloo; qu'il n'avait aucun avis de sauf-conduits demandés pour Napoléon, mais qu'il allait s'informer auprès de son chef, l'amiral Hotham, stationné dans la baie de Quiberon, si on les avait reçus; qu'en attendant cette réponse, il attaquerait les frégates si elles sortaient de la rade; enfin qu'il visiterait les bâtiments de commerce français et les bâtiments neutres, et que, s'il y trouvait Napoléon, il le retiendrait prisonnier jusqu'à la décision de l'amiral 2. Au cours de cet entretien, le brick Falmouth, qui arrivait de la station anglaise de Quiberon, accosta le vaisseau. Le capitaine avait des dépêches de l'amiral Hotham. Maitland les ouvrit, mais ces dépêches ne se rapportaient pas, sans doute, à l'objet de la mission des parlementaires; du moins, il ne leur en dit rien3. On déjeuna;

1. Rovigo, VIII, 223-229. Las Cases. 40-41. Cf. La lettre de Maitland à Bertrand. Bellerophon, 10 juillet, qui concorde bien avec les paroles que lui attribuent Rovigo et Las Cases.

2. Maitland, 24. Rovigo, VIII, 226.

3. Ici les récits de Maitland et de Rovigo diffèrent. Selon Maitland, il ne dit rien des dépêches. Et cela paraît vrai, car il n'avait aucun besoin d'en parler s'il ne lui convenait pas de le faire. Selon Rovigo, Maitland dit après les avoir lues : « — Il n'y a pas un mot là-dedans de ce que vous êtes venus m'apprendre. Je vois même qu'au départ de ce bâtiment, on ignorait en Angleterre tout ce que vous nous avez fait connaître. » C'eût été mentir pour rien, pour le plaisir, car il suffisait aux desseins de Maitland de continuer à affecter l'ignorance des instructions de son gouvernement, sans ajouter que la dépêche reçue le maintenait dans cette ignorance.

à table, la conversation reprit. Tout en causant, Rovigo et Las Cases s'efforçaient, sans vouloir y paraître, de démontrer au capitaine anglais que l'empereur n'était nullement réduit à la nécessité de quitter la France. Son parti, disaient-ils, était encore formidable. S'il voulait continuer la guerre, il pourrait résister longtemps; mais il ne pouvait se résoudre à faire couler le sang dans son seul intérêt. La conclusion de ces paroles était que pour empêcher une reprise des hostilités, l'Angleterre devrait laisser partir l'empereur. Maitland semblait incrédule. « — A supposer, objecta-il, que l'Angleterre se déterminât à accorder un sauf-conduit pour les États-Unis, quel gage Napoléon donnerait-il qu'il n'en reviendrait pas prochainement pour exposer mon pays et l'Europe aux mêmes sacrifices de sang et d'argent qu'ils ont déjà eu à supporter? » «< Les circonstances ont bien changé depuis l'an dernier, répliqua Rovigo. Alors, l'empereur a abdiqué contraint par une faction. Aujourd'hui, il a volontairement renoncé au pouvoir. L'influence qu'il exerçait sur la France lui paraît usée. C'est pourquoi il veut se retirer dans quelque retraite obscure où il finira tranquillement ses jours en vivant de ses glorieux souvenirs.» «S'il en est ainsi, dit tout à coup Maitland, pourquoi ne pas demander un asile en Angleterre?1»

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C'était la parole qu'attendaient Las Cases et Rovigo. Mais ils ne se livrèrent point. Afin de pénétrer la signification que Maitland donnait au mot asile, ils feignirent d'être surpris par cette ouverture et y opposèrent tout de suite de nombreuses objections. Le climat de l'Angleterre était trop humide et trop froid. En Angleterre, l'empereur serait trop près de

1. Maitland, 33-37. Cf. Rovigo, VIII, 230. Las Cases, I, 41. Je suis exactement le récit de Maitland qui me paraît, sauf sur quelques points, le plus véridique.

la France; on le soupçonnerait d'y vivre à l'affût des événements politiques. Enfin, Napoléon tenait les Anglais pour ses ennemis invétérés, et les Anglais, de leur côté, le regardaient « comme une espèce de monstre dépourvu de tout sentiment humain1. » Ne fût-ce que par simple politesse, Maitland ne pouvait pas laisser cette insinuation sans réponse. A coup sûr, il ne dit pas, comme le prétend Rovigo, que << Napoléon vivrait en Angleterre sous la protection des lois et à l'abri de tout. » Mais, sans nul doute, il protesta contre l'opinion attribuée à ses compatriotes à l'égard de l'empereur. Peut-être même dit-il que Napoléon « n'aurait à craindre en Angleterre aucun mauvais traitement3. » Au reste, cette parole, si elle fut prononcée, concernait le peuple anglais en général et n'impliquait en aucune façon que le gouvernement ne prendrait point envers Napoléon de rigoureuses mesures de sûreté.

La conversation était épuisée. Maitland écrivit au Grand-Maréchal qu'il ne connaissait pas les intentions du gouvernement anglais, mais qu'avant d'avoir reçu des instructions de l'amiral Hotham, à qui il en référait, il ne laisserait sortir de la rade aucun navire de guerre ou de commerce. Rovigo et Las Cases se

1. Maitland, 36. Rovigo, VIII, 230.

2. Rovigo, VIII, 231.

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3. Las Cases, I, 41. Dans sa Relation, Maitland passe sous silence sa réponse, mais dans une lettre adressée à lord Keith, Plymouth, 8 août (Appendice à la Relation, 264), il écrit qu'il répondit : « Je ne connais pas du tout quelles sont les intentions du gouvernement anglais. Mais je n'ai aucune raison de supposer que Napoléon ne serait pas bien reçu. » Il est vrai que Maitland place cette réponse non lors de la première entrevuc avec Las Cases (le 10 juillet), mais pendant la seconde (le 14). Mais comme du 10 au 14 rien n'avait pu modifier les sentiments de Maitland, il y a tout lieu de croire que ses paroles du 10, dont il ne parle pas, étaient dans le même sens que celles du 14 qu'il prend soin de rapporter. Au reste, Maitland reconnait avoir prononcé le 10 des paroles bien autrement compromettantes pour lui : « Pourquoi Napoléon ne demanderait-il pas un asile à l'Angleterre ? »

4. Maitland à Bertrand, Bellerophon, 10 juillet (cité par Maitland, 31-33).

rembarquèrent. A deux heures, ils étaient de retour sur la Saale1.

Ils firent un rapport peu favorable 2. Malgré l'accueil courtois de Maitland, ils auguraient mal des suites de leur démarche. Et ils croyaient cependant que l'officier anglais avait parlé avec franchise. Quelle eût été leur impression s'ils avaient pu faire tomber son masque et pénétrer ses pensées !

Maitland avait dit qu'il ignorait tout ce qui s'était passé depuis la bataille de Waterloo. C'était faux. Depuis le 30 juin, il était informé par un rapport de Bordeaux que l'empereur avait abdiqué, qu'il avait quitté Paris et qu'il cherchait à s'échapper par mer3; depuis le 7 juillet, il savait par des dépêches de l'amiral Hotham que Napoléon s'acheminait vers Rochefort afin de s'y embarquer pour l'Amérique'. Maitland avait dit qu'il n'avait aucune connaissance d'une demande de sauf-conduits. C'était faux. Il savait depuis trois jours que ces sauf-conduits avaient été demandés et refusés". Maitland avait dit qu'il ignorait les intentions du gouvernement anglais à l'égard de Napoléon. C'était faux. Des ordres de Hotham, arrivés les 7 et 8 juillet, lui prescrivaient «< de faire tous ses efforts pour empêcher Bonaparte de s'échapper sur une frégate ou un navire marchand » et, « s'il venait à être pris, de l'amener à

1. Bonnefoux à Decrès, 11 juillet. (Arch. Marine, BB3 426.) Journal de bord de la Saale. Rovigo, VIII, 232. Las Cases, I, 41.

2. Beker. 107.

3. Lettre de Bordeaux, sans date ni signature, arrivée le 30 juin à bord du Bellérophon, (citée par Maitland, 5-7). Maitland prétend qu'il envoya cette lettre sans

la décacheter à l'amiral Hotham. C'est peu vraisemblable puisqu'il en a donné le texte dans sa Relation.

4. Lettre de l'amiral Hotham à Maitland, baie de Quiberon, 6 juillet, reçue le 7 j llet (citée par Maitland, 14-17).

.Lettre de Hotham à Maitland, baie de Quiberon, 7 juillet, reçue le 8 juillet (citée par Maitland, 18-19).

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