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bord du vaisseau-amiral, où l'on avait des instructions pour disposer de sa personne. » Et, le 10 juillet, au moment même où il causait avec Rovigo et Las Cases, Maitland avait reçu et lu, en se gardant de leur en rien révéler, ce troisième ordre de Hotham, apporté par le Falmouth : « Il vous est enjoint de faire les plus strictes recherches sur tout bâtiment que vous rencontrerez. Si vous êtes assez heureux pour prendre Bonaparte, vous devez le transférer sur le vaisseau que vous commandez, l'y tenir sous bonne garde et revenir avec toute la diligence possible au port d'Angleterre le plus voisin 2. » Si, enfin, Maitland écrivait au GrandMaréchal qu'il allait demander des ordres à l'amiral Hotham, c'était, il l'a avoué lui-même dans sa Relation, « parce que, jugeant les forces qu'il avait à sa disposition insuffisantes pour garder tous les passages, il voulait engager Napoléon à attendre la réponse de l'amiral, ce qui donnerait le temps à des renforts de rallier le Bellerophon3. »

Est-il donc besoin d'ajouter que ces mots d'une des lettres de Hotham : « C'est à vous d'employer tous les moyens d'intercepter le fugitif de la captivité duquel paraît dépendre le repos de l'Europe », étaient faits pour éclairer et pour inspirer le capitaine Maitland, et qu'ainsi, quand il insinua l'idée d'un asile en Angleterre, dans sa bouche de mensonge et de perfidie, asile voulait dire captivité.

1. Lettres de Hotham, baie de Quiberon, 6 et 7 juillet, reçues les 7 et 8 juillet (cités par Maitland, 14-23).

2. Lettre de Hotham, baie de Quiberon, 8 juillet, reçue le 10 juillet dans la matinée (citée par Maitland, 27-29).

3. Maitland, Relation, 31.

4. Lettre de Hotham, baie de Quiberon, 7 juillet (citée par Maitland, 18-23).

IV

Le bruit que l'empereur en allait être réduit à se livrer aux Anglais avait provoqué, dans les équipages comme dans les états-majors des frégates, l'indignation et la douleur, On commençait enfin à reconnaître que la croisière ennemie ne comprenait qu'un seul vaisseau avec un ou deux petits bâtiments. Le capitaine Ponée, commandant la Méduse, alla trouver Montholon, qui était embarqué à son bord,' et le conjura de transmettre à l'empereur une nouvelle proposition « J'ai consulté, dit-il, mes officiers et mon équipage. Je parle donc en leur nom comme au mien... Voici ce qu'il faut faire. Cette nuit, la Méduse, marchant en avant de la Saale, surprendra, grâce à l'obscurité, le Bellerophon qui est venu mouiller dans la rade des Basques. J'engagerai le combat bord à bord, j'élongerai ses flancs, je l'empêcherai de bouger... Je pourrai toujours bien lutter deux heures. Après, ma frégate sera en bien mauvais état. Mais, pendant ce temps, la Saale aura passé en profitant de la brise qui chaque soir s'élève de terre. Ce n'est pas le reste de la croisière, une méchante

1. Montholon était le seul des officiers généraux de la suite de l'empereur qui fût embarqué sur la Méduse. Tous les autres, Rovigo, Bertrand, Lallemand, Gourgaud, se trouvaient avec Napoléon à bord de la Saale.

2. L'après-midi du 10 juillet, le Bellerophon avait quitté, avec le Myrmidon, son mouillage du pertuis d'Antioche pour venir s'embosser dans la rade des Basques. Il avait suivi à pleines voiles, pour ainsi dire escorté, la mouche qui ramenait Rovigo et Las Cases. (Bonnefoux à Decrès, Rochefort, 11 juillet. Arch. Marine, BB 3 426.) Journal de bord de la Saale.

Certain désormais que l'empereur était à Rochefort, Maitland s'était avancé vers sa proic, pour la mieux guetter. Le Bellerophon et le Myrmidon restèrent dans la rade des Basques jusqu'au 11 dans la soirée; ils quittèrent alors ce mouillage : le Myrmidon pour aller observer la passe de Maumusson, le Bellerophon pour se tenir sous voiles devant le pertuis d'Antioche où il fut rejoint le soir par le Slaney. Le Bellerophon accompagné du Slaney rentra le 12 au soir dans la rade des Basques. (Maitland. 37-39.)

corvette et un aviso, qui arrêtera la Saale, frégate de premier rang, portant du 24 en batterie et des caronades de 36 sur le pont'. »

La Méduse se vouait à la destruction. Mais la Chambre avait déclaré que « la personne de Napoléon était sous la sauvegarde de l'honneur français ». Ces braves gens pensaient que l'honneur français valait bien le sacrifice de leur bâtiment et de leur vie.

L'offre héroïque du capitaine Ponée fit tressaillir l'empereur. Elle lui touchait le cœur en même temps qu'elle ranimait ses instincts de bataille. Mais des scrupules l'arrêtèrent. Il se demandait, lui qui avait toujours compté à rien la vie des hommes, s'il avait le droit, maintenant qu'il n'était plus empereur que de nom, d'engager un combat sanglant à son seul profit et sans utilité pour le pays. Aurait-il fini par s'y déterminer? On ne peut le savoir, car un avis du commandant de la Saale vint brusquement mettre un terme à ses hésitations. Ce commandant, le capitaine Philibert, avait aussi, comme chef de la division navale, le commandement supérieur de la Méduse. Il s'était d'abord, semble-t-il, laissé entraîner au projet de Ponée. Ses instructions pour le branlebas de combat et l'appareillage étaient même données. Mais soit que Beker, consulté, l'eût rappelé à

1. Montholon, 1, 78-79. Mémoires manuscrits de Marchand. Beker, 108. Mme de Montholon, Souv., 11-12. Cf. Las Cases, I, 57.

2. Montholon, I, 79. Mémoires manuscrits de Marchand, Cf. Beker, 109.

3. Journal de bord de la Saale, en date du 10 juillet : «De six heures à minuit, bonne brise du N.-N.-E. ; à neuf heures un quart, on fait le branle-bas de combat et on se dispose à appareiller. » Cf. La Relation de Jourdan de la Passardière (Nouvelle Revue rétrospective, 1er octobre 1897): « Le 10 juillet, à minuit, ordre du capitaine Philibert de me disposer à mettre à la voile et à combattre. Le 11, à trois heures du matin, ordre de mettre la batterie du brick à fond de cale et d'enIl résulte de voyer toutes mes petites armes et les poudres à bord de la Saale.

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ce dernier témoignage que si l'on avait donné suite au projet de Ponée, le brick l'Épervier, que commandait Jourdan, serait sorti pour combattre avec la Saale et la Méduse.

l'exécution des ordres formels du gouvernement, soit que de lui-même, à la réflexion, il eût compris que le devoir militaire lui défendait d'enfreindre si gravement ces ordres1, il s'était ravisé. Il déclara à Bertrand que, « par égard pour l'empereur, il ne regarderait pas la proposition du capitaine Ponée et des officiers de la Méduse comme un acte de rébellion, mais qu'il s'opposait à ce qu'il en fût parlé davantage. »>

Napoléon n'avait plus rien à espérer des frégates. Il décida de quitter la Saale pour l'île d'Aix dès le lendemain matin. Le général Lallemand fut envoyé dans la Gironde afin de s'informer si le capitaine Baudin, commandant la Bayadère, était toujours en disposition d'appareiller; il devait aussi voir par luimême si l'empereur pourrait gagner facilement la rade du Verdon où les corvettes étaient mouillées 3. Dans cette journée du 11 juillet, on reçut des journaux du 5, annonçant la capitulation de Paris. « Ce fut la seule fois, dit Beker, que l'empereur, qui subissait sa destinée avec un calme imposant, sans manifester ni émotion ni abattement, ne put réprimer

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1. Les ordres secrets de Decrès aux capitaines Philibert et Ponée leur défendaient d'appareiller si les croisières étaient dans le cas de s'opposer au départ des frégates. (Instructions secrètes de Decrès, 27 juin, et Decrès à Bonnefoux, 27 juin. Arch. Marine, BB3,426.) Ces instructions n'avaient été ni révoquées ni modifiées; elles avaient même été renouvelées dans l'arrêté gouvernemental du 6 juillet (Art. II). Le capitaine Philibert, commandant la division navale, devait s'y conformer à moins de se laisser entraîner à un magnanime acte d'indiscipline. La Commission de gouvernement avait consenti, et avec quelles difficultés que les frégates prissent la mer en trompant la vigilance de la croisière; mais elle ne voulait absolument pas une sortie par la force. Ce n'était point au moment où Fouché venait de conclure, grâce à Wellington, la convention de Paris, et quand il négociait avec lui son entrée comme ministre dans le conseil de Louis XVIII, qu'il pouvait permettre une agression contre un bâtiment de Sa Majesté Britannique !

2. Montholon, I, 79. Beker, 108-109. Mémoires manuscrits de Marchand. Cf. Rovigo, VIII, 233. Mme de Montholon, 12. — Selon Rovigo, ce fut à lui-même et non à Bertrand que Philibert déclara « avoir des ordres secrets qui lui défendaient d'appareiller si les bâtiments couraient quelque danger La version de Montholon paraît plus véridique.

3. Mémoires manuscrits de Marchand. Beker, 109, 112. Gourgaud, I, 32. Cf. Rovigo, VIII, 233.

une impression de douleur. Il jeta violemment le journal et rentra dans sa cabine'. »

La pensée de se livrer aux Anglais le possédait toujours. Au moment de quitter la Saale, dans la matinée du 12 juillet, il songea un instant, sans attendre le retour de Lallemand ni consulter personne, à se faire conduire immédiatement sur le Bellérophon et à dire au capitaine Maitland : « Comme Thémistocle, ne voulant pas prendre part aux déchirements de ma patrie, je viens vous demander asile2. » Mais il rejeta ou plutôt il ajourna encore ce projet et fit armer un canot qui le débarqua à l'île d'Aix avec Bertrand, Gourgaud et Beker. Les autres personnes de son entourage le suivirent sur le brick l'Épervier et sur une petite goélette 3. La désolation régnait à bord de la Saale et surtout de la Méduse. Des matelots se frappaient la face, jetaient leurs chapeaux sur le pont et les piétinaient de rage. Le brave Ponée jurait comme un furieux : « — Quel malheur, s'écriait-il, que l'empereur ne soit pas venu ici plutôt que sur la Saale! Je l'aurais passé malgré la croisière. Je voulais le sauver ou mourir... Il ne connaît pas les Anglais. En quelles mains va-t-il se mettre! Pauvre Napoléon, tu es perdu!»

1. Beker, 132. Cf. Montholon, I, 79. Gourgaud, I, 32.

2. Gourgaud, I, 37. Beker, 111. Cette phrase, qui devait devenir si fameuse, revint à la mémoire de l'empereur quand, le surlendemain, il écrivit au Prince Régent. A mieux dire, il semble bien qu'elle hanta sa pensée depuis le moment où il l'avait formulée jusqu'à l'heure où il la mit sur le papier.

3. Beker, 111. Gourgaud, I, 32-33. Montholon, I, 79. Las Cases, I, 43. Rovigo, VIII, 233. Mme de Monthon, 12. Selon Beker, Napoléon logea à l'ile d'Aix dans la maison du génie militaire. Selon les rapports oraux recueillis par le commandant de place Corties et consignés dans un procès-verbal en date du 20 septembre 1861, l'empereur prit gîte à l'hôtel de la Place, construit en 1809, et une partie de sa suite occupa la maison du génie.

Ce procès-verbal, conservé à l'ile d'Aix, à l'hôtel de la Place, n'apporte aucun renseignement nouveau et contient plusieurs erreurs. Rien de moins sûr que les témoignages oraux à un demi-siècle d'éloignement.

4. Mémoires manuscrits de Marchand. Cf. Gourgaud, I, 33. Mme de Montholon, 11.

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