Page images
PDF
EPUB

En tout cela, la rancune et la vengeance avaient plus de part que la justice. On ne pardonnait pas à Clausel d'avoir contraint la duchesse d'Angoulême à quitter Bordeaux, à Delaborde d'avoir arrêté Vitrolles, à Gilly d'avoir fait prisonnier le duc d'Angoulême, à Grouchy de s'être constitué le geôlier de ce fils de France. On reprochait à Soult le mauvais succès de ses mesures contre Napoléon aussitôt après le débarquement au golfe Jouan. Déjà au premier retour du roi, Vandamme était suspect. Pendant son court passage à la préfecture de police, aux derniers jours de la Commission exécutive, Courtin avait surpris des secrets. On en voulait à Harel de ses articles du Nain Jaune. Méhée était un septembriseur, Barrère, Garreau, Garnier de Saintes étaient régicides, Hullin était un des juges du duc d'Enghien. Bouvier-Dumolard avait fait condamner comme calomniateur l'écrivain royaliste Alphonse de Beauchamp. Durbach, un des chefs de l'opposition parlementaire sous la première Restauration, avait prononcé dans la Chambre des Cent Jours une philippique contre les Bourbons. Félix Desportes avait combattu les motions de Manuel, porte-paroles du duc d'Otrante. Arnault s'était déclaré pour les mesures de sûreté générale et pour la prise en considération de l'adresse des fédérés. Félix Lepelletier avait demandé à la Chambre de proclamer Napoléon sauveur de la Patrie. En pleine tribune, enfin, Bory Saint-Vincent avait dénoncé Fouché.

Autant que les actes on incriminait les opinions, la vie passée, les contingences. On saisissait l'occasion pour frapper les gens que l'on haïssait et pour se déli

lorgne d'Ideville et Cluys pourraient chercher vainement la cause de la peine qui les frappe: qu'a leur conduite de particulier et quelle suprème raison d'état a porté le duc d'Otrante à les arracher de l'obscurité de leurs emplois ? »

vrer des gens que l'on redoutait, bonapartistes déterminés, libéraux gênants, révolutionnaires dangereux. Mais à ce compte-là, cette liste de mort et de bannissement était bien courte. C'est par centaines qu'il y aurait fallu inscrire des noms. Pourquoi Barrère et pas Cambon, pourquoi Carnot et pas Cambacérès, pourquoi Garreau et pas Drouet, pourquoi Clausel et pas Decaen, pourquoi Delaborde et pas Travot, pourquoi Gilly et pas Chartran? Mais la proscription n'était pas close.

V

Le bruit que l'on projetait ces mesures se répandit le 20 juillet dans les états-majors de l'armée de la Loire. Davout refusa d'y croire et fut confirmé dans son optimisme par un aide de camp de Gouvion Saint-Cyr. Celui-ci l'assura, au nom du ministre de la guerre, « que les nouvelles qui couraient sur des proscriptions étaient tout à fait fausses, qu'aucune persécution n'aurait lieu, que quelques personnes seraient seulement privées de la faculté de rester à Paris, et d'approcher le roi. » Davout fit connaître officiellement ces paroles dans les divers états-majors pour y calmer les alarmes. Drouet d'Erlon qui, dès le 22 juillet, avait écrit au prince d'Eckmühl qu'il quittait son commandement afin de se mettre en sûreté, resta à la tête de ses troupes 1.

On en était là, le 27 juillet, quand des exemplaires imprimés de l'ordonnance de proscription parvinrent fortuitement à Davout. Il n'y avait plus à douter. Le maréchal ressentit une douleur profonde et d'au

1. Circulaire de Davout aux commandants de corps d'armée, Bourges, 25 juillet. Davout à Gouvion Saint-Cyr, Bourges, 21 juillet; à Vandamme, 28 juillet (Arch. Guerre.) Davout à d'Erlon, 23 et 24 juillet; à Gouvion Saint-Cyr, 27 juillet; à Lamarque, 28 juillet. (Davout, Corresp., IV, 616, 620, 629, 633.)

tant plus amère qu'il ne pouvait s'affranchir de tout remords. Ces officiers voués au supplice ou au bannissement et dont il avait charge comme général en chef, c'était lui qui dupe de Vitrolles, de Fouché et de Gouvion Saint-Cyr, les avait amenés d'abord à déserter la défense de Paris, ensuite à faire leur soumission au roi; c'était lui qui les avait deux fois désarmés et les livrait maintenant à la vindicte des tribunaux militaires. Indigné, désespéré, il écrivit sur-le-champ à Gouvion Saint-Cyr une protestation où se retrouvaient sa grandeur et sa fermeté passées. Sa lettre commençait par cette déclaration de la plus offensante ironie: « Si je devais ajouter quelque foi, monsieur le ministre, à tout ce que vous avez dit, je devrais supposer que cette liste de proscription est fausse. » Davout revendiquait noblement la responsabilité des actes imputés aux généraux sous son commandement : « Ils n'ont fait qu'obéir aux ordres que je leur ai donnés en ma qualité de ministre de la guerre. Il faut donc substituer mon nom aux leurs... Puissé-je attirer sur moi seul tout l'effet de cette proscription! C'est une faveur que je réclame dans l'intérêt du roi et de la patrie... Je vous somme, monsieur le maréchal, sous votre responsabilité aux yeux du roi et de toute la France, de mettre cette lettre sous les yeux de Sa Majesté 1. »

Toute généreuse qu'elle était, la lettre de Davout ne pouvait avoir comme effet que de le compromettre sans sauver aucun de ses compagnons d'armes 2. Pour toute réponse, il reçut de Gouvion l'avis que le maréchal Macdonald était nommé à sa place commandant

1. Davout à Gouvion Saint-Cyr, Bourges, 27 juillet. (Corresp., IV, 629-632). 2. Je n'espère pas beaucoup de la lettre que j'ai écrite au ministre; mais il était de mon devoir de le faire... » Davout à Vandamme, Bourges, 29 juillet (Arch. Guerre.)

des divers corps d'armée stationnés au delà de la Loire. Le duc de Tarente avait poussé son dévouement pour le roi jusqu'à accepter la tâche difficile et douloureuse et l'honneur peu enviable de dissoudre l'armée. Il avait, dit-il, mis comme condition «< qu'il ne serait point l'instrument des mesures qui pourraient être prises contre les individus. » C'est possible, mais des instructions de Gouvion Saint-Cyr, postérieures à l'entretien qu'il avait eu à ce sujet avec Louis XVIII, lui prescrivaient cependant « d'éloigner les généraux compris dans la seconde liste et de les faire remplacer, et d'exécuter la teneur de la première liste2. » Macdonald arriva à Bourges le 31 juillet. Le lendemain, Davout et les officiers généraux dont les troupes occupaient la ville ou les environs immédiats lui firent une visite de corps. Il leur dit : «< Que ceux qui ont le malheur d'être portés sur les fatales ordonnances songent à leur sûreté. Ils n'ont pas un instant à perdre. D'un moment à l'autre, il peut arriver des porteurs de mandats dont je ne serai pas maître d'arrêter l'exécution. » Le soir même, en effet, des gardes du corps en habits bourgeois se présentèrent secrètement au quartier-général, munis d'ordres d'arrestations à remettre aux commandants de gendarmerie. Ils exhibèrent leurs instructions au maréchal. «Gardez-vous de vous montrer, leur dit-il, car dans la disposition actuelle des esprits, je ne répondrais pas de vous. Laissez-moi les calmer. Demain nous verrons. En attendant restez ici; je vais vous faire don

[ocr errors]

1. Davout à Gouvion Saint-Cyr, Bourges, 1er août. (Corresp., IV, 635.) Ordre du jour de Davout, Bourges, 1er août (Arch. Guerre). Dès le 25 juillet, Macdonald avait reçu les premières ouvertures pour le commandement de l'armée de la Loire (Gouvion Saint-Cyr à Macdonald, 25 juillet, Arch. Guerre).

2. Macdonald, Souv., 403-404. Gouvion Saint-Cyr à Macdonald, 30 juillet. (Arch. Guerre.)

ner à manger et préparer à coucher. » Les gardes du corps protestèrent qu'ils devaient exécuter incontinent les ordres du roi, et qu'ils ne craignaient rien. «< Alors, répliqua Macdonald en riant, pourquoi êtes-vous déguisés ? » Ils se résignèrent à l'hospitalité du maréchal qui, pour plus de sûreté, les mit sous clé. Il accourut chez Davout et l'engagea à envoyer dans les cantonnements pour avertir les officiers menacés ; ils pourraient ainsi fuir pendant la nuit1.

Lefebvre - Desnoëttes ayant coupé ses moustaches de général de cavalerie légère partit sous le nom d'un commis-voyageur. Ameil, également rasé, se déguisa en marchand forain. Delaborde, qui torturé par la goutte pouvait à peine se traîner, trouva asile dans une ferme des environs de Bourges où de braves paysans le cachèrent jusqu'au jour où il put quitter la France. « C'est mon grand-père qui dort après bien des nuits de douleur », dit la fermière aux gendarmes. Exelmans, Brayer, Lallemand jeune, Fressinet, Marbot se hâtèrent aussi de quitter l'armée. D'autres, comme La Bédoyère, Drouet d'Erlon, Allix, Piré, Dejean fils, Lamarque, étaient partis dès la veille ou l'avant-veille. Malgré tous les conseils, Drouot alla se constituer prisonnier à Paris. De tous les généraux proscrits, il ne restait le 6 août, à l'armée de la Loire que Vandamme. Fort de sa conscience et des services qu'il avait rendus, il ne voulut se démettre de son commandement que sur un ordre exprès de Macdonald. Il reçut cet ordre le

1. Macdonald, Souv., 404-405, 409-410. Macdonald trouva Davout occupé à des préparatifs de départ. Le prince d'Eckmühl partit le lendemain, 2 août, pour une petite maison de campagne des environs, en attendant de revenir à son château de Savigny-sur-Orge. (Davout à sa femme, Bourges, 2 août, cité par Mme de Blocqueville, le maréchal Davout, IV, 272.) D'abord interné à Savigny, Davout fut plus

tard envoyé en surveillance à Louviers.

« PreviousContinue »