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mesures propres à fournir des hommes et de l'argent et à contenir les ennemis de l'intérieur. On approuva à l'unanimité cette vague déclaration bien qu'elle fût loin de répondre à l'attente de La Fayette et de ses collègues. Pour eux, le seul << moyen de salut public » était l'abdication. On arriva à en parler, d'abord implicitement. Thibaudeau demanda qu'il fût posé en principe que l'on sacrifierait tout pour la patrie, sauf la liberté constitutionnelle et l'intégrité du territoire. Cette motion, qui impliquait que l'on était prêt à sacrifier l'empereur, fut votée à une voix de majorité. L'un des députés proposa ensuite d'envoyer au quartier-général ennemi des négociateurs au nom des Chambres, puisque les puissances ne voulaient pas traiter avec Napoléon. Seul de ses collègues du cabinet, Fouché appuya cette motion. Les autres ministres, retenus par un reste de pudeur, objectèrent que ce serait prononcer de fait la déchéance. La proposition fut repoussée, puis reprise et votée par seize voix contre cinq, grâce à ce correctif illusoire que les plénipotentiaires des Chambres seraient nommés avec le consentement de l'empereur1.

La discussion avait échauffé les esprits. La Fayette jugea le moment opportun pour aborder explicitement la question de l'abdication. Lucien l'interrompit : «Si les amis de l'empereur avaient cru son abdication nécessaire au salut de la France, ils auraient été les premiers à la lui demander. » C'est parler en vrai Français, reprit La Fayette. J'adopte cette idée. Je demande que nous allions tous chez l'empereur lui dire que son abdication est deve

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1. Rapport à la Chambre du général Grenier sur la séance des Tuileries (Moniteur, 23 juin). Esquisse hist. sur les Cent Jours, 47-48, Thibaudeau, X,

401-402.

nue nécessaire aux intérêts de la patrie. » Malgré l'insistance de Flaugergues et de Lanjuinais, Cambacérès se défendit de mettre aux voix « une motion de cette espèce ». On se sépara à trois heures du matin, avec la certitude que le jour qui se levait verrait la chute de Napoléon 1.

1. Esquisse sur les Cent Jours, 48-49. Thibaudeau, X, 402-403; et, sur les paroles de Lucien que La Fayette attribue à « un des ministres », F. de Chaboulon, II, 212.

I.

CHAPITRE III

L'ABDICATION

Nouveau conseil à l'Elysée (matinée du 22 juin).

II. La séance de la Chambre des députés. Les derniers conseils de résistance donnés par Lucien. - L'acte d'abdication. III. Constitution du gouvernement provisoire. Election de Carnot, de Fouché et du général Grenier à la Commission de gouvernement.

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IV. Le discours du maréchal Ney à la Chambre des pairs. La séance de nuit. Motion de Lucien pour la reconnaissance

de Napoléon II. Discours de Pontécoulant et de La Bédoyère. Election de Caulaincourt et de Quinette à la Commission de gouvernement (nuit du 22 juin).

I

Dans la nuit, l'empereur avait encore longuement réfléchi. Se résoudrait-il à abdiquer ou fort de ses droits constitutionnels dompterait-il le parlement ? Un instant, il arrêta dans sa pensée les mesures pour la prorogation de la Chambre. De bon matin, il irait avec ses ministres au palais des Tuileries où serait convoqué le conseil d'État et dont toutes les troupes de la garde et de la ligne présentes à Paris, les tirailleurs fédérés et quelques bataillons de garde nationale occuperaient les abords. C'est aux Tuileries que serait rendu le décret de prorogation, qui serait aussitôt communiqué aux Chambres par les ministres d'Etat. En cas de résistance, on emploierait la force 1.

1. Gourgaud, Campagne de 1815, 143-144. - On sait que cette relation fut dictée à Gourgaud par Napoléon pendant sa captivité à Sainte-Hélène.

Mais c'était moins une résolution ferme qu'un vague projet, moins un projet qu'un rêve. Pour ce coup d'état légal, bien du temps avait été perdu. Tout simple à faire dans la matinée de la veille, encore exécutable dans l'après-midi et surtout dans la nuit, où l'on aurait pu arrêter chez eux les principaux meneurs, Fouché, La Fayette, Lanjuinais, Manuel, Jay, Lacoste, il devenait plus hasardeux le 22 juin. Cependant, si l'empereur avait trop tardé d'agir, les moyens d'action ne lui manquaient pas encore. Il y avait à Paris 5 300 hommes de la garde2, 6 000 fantassins et cavaliers de la ligne, huit compagnies de vétérans, 700 gendarmes, huit compagnies des 2o et 4o d'artillerie, douze compagnies d'artillerie de la marine, deux bataillons de militaires retraités 3, enfin les tirailleurs fédérés qu'aurait soutenus tout le peuple des faubourgs. C'était suffisant pour imposer à la garde nationale censitaire", en majorité hostile à l'empereur mais peu combative de sa nature. Des ministres de l'intérieur, de la guerre et de la police,

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1. Pendant la nuit, a dit La Fayette lui-même, Bonaparte pouvait faire arrêter les membres influents de la Chambre, la dissoudre et prendre la dictature. Il manqua de résolution. »> Esquisse sur les Cent Jours, XXV-XXVI.

2. Dépôt de la vieille garde, grenadiers, chasseurs et troupes à cheval : 2283 hommes. Jeune garde, 4o, 5o et 7° tirailleurs, 5, 7 et 8e voltigeurs et dépôts : 3020 hommes. Situation des troupes de la garde présentes à Paris le 28 juin, signée d'Hériot. (Arch. Guerre, carton des situations.)

3. 4es bataillons ou dépôts des 1o, 2o, 11°, 23, 37°, 69° et 76° de ligne, et des 1er, 2e et 4° léger; 650 lanciers et hussards du dépôt de Versailles. (Procèsverbal de la séance du conseil de défense, 13 juin, papiers du général Valée, comm. par M. le général de Salle. Davout à Grenier, 22 juin. Bourcier à Davout, 24 juin. Arch. Guerre.)

4. 17 000 tirailleurs, choisis parmi les fédérés parisiens, étaient embataillonnés, mais 3 500 sculement étaient encore habillés et armés (Davout à Darricau, 10 juin, Arch. nat. AF. IV, 1940. Darricau à Davout, 29 juin. Arch. Guerre.)

5. Il y avait 36 000 gardes nationaux inscrits sur les contrôles, mais seuls les grenadiers et chasseurs, ensemble 20 245 hommes étaient habillés et armés. (Situation de la garde nationale de Paris au 1er juin. Arch. Nat. F. 9. 760.) C'était tout de même une force imposante. Mais il ne semble pas probable que la garde nationale aurait résisté à la troupe appuyée par les fédérés et la population ouvrière.

les seuls qui eussent à intervenir ce jour-là, Napoléon aurait entraîné aisément le premier et ramené, non sans quelque peine peut-être, le second à l'obéissance passive. Quant au troisième, il y avait, pour le remplacer sur l'heure Rovigo ou Réal. Napoléon comprenait tout cela. S'il hésitait, s'il reculait même devant l'entreprise, ce n'est pas qu'il doutât du succès immédiat, c'est qu'il envisageait avec inquiétude les conséquences de ce succès. En ajournant le parlement, il supprimerait un obstacle capital, mais en même temps il détruirait le point d'appui qu'il jugeait indispensable pour soulever tout le pays. « Je pourrai tout avec les Chambres, avait-il dit à Lucien ; sans elles, je ne pourrai sauver la patrie. » Et il continuait de penser qu'une mesure violente contre les Chambres, accréditant l'opinion que l'Europe s'était croisée contre lui seul, désintéresserait de la défense nationale, provoquerait la désunion jusque parmi les chefs de l'armée et paralyserait tous ses efforts1. En cette journée et cette nuit douloureuses, l'empereur eut des révoltes d'orgueil froissé et d'espérance déçue, des paroles de menace, des velléités de résislance; mais pas un instant, malgré les premiers conseils de Davout et les exhortations constantes de Lucien, il ne pensa sérieusement à dissoudre les Chambres. Et c'est précisément l'infamie de Fouché de lui en avoir attribué le dessein, et la mauvaise action de La Fayette d'avoir donné à cette imposture l'autorité de sa parole.

Caulaincourt, Regnaud, Rovigo, Lavallette vinrent au lever de l'empereur. Tous lui représentèrent la nécessité d'abdiquer. Il y était déjà résigné. Avec une profonde tristesse, il répéta ses paroles de la veille :

1. Gourgaud, Campagne de 1815, 146, 147.

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