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le sommer officiellement d'abdiquer; mais il avait pensé au même moment à une démarche officieuse immédiate. Il s'en chargea lui-même avec deux autres membres de la Chambre 1. (Il fallait vraiment être enragé pour prendre la tâche d'une pareille mission sans y être contraint!) Admis en présence de l'empereur, Solignac et ses collègues lui exposèrent les prétendues raisons d'intérêt national qui devaient l'engager à se sacrifier à la France. Il est présumable qu'ils parlèrent avec respect, et qu'ils s'abstinrent de dire à l'empereur, qui l'avait déjà appris de Lucien, que l'Assemblée lui accordait une heure pour se déterminer. Après les avoir écoutés avec calme, Napoléon les congédia en les assurant qu'il allait envoyer un message qui donnerait satisfaction. à la Chambre 2.

Regnaud, qui faisait constamment la navette entre le Corps législatif et l'Elysée, revint peu après dans le cabinet de l'empereur, où se trouvaient réunis les ministres et les princes Joseph et Lucien. Il rapporta que la communication de Davout avait mécontenté la Chambre, que de minute en minute s'accroissaient l'impatience et l'irritation, qu'il avait entendu des propos menaçants. C'était rappeler un peu trop durement au général vaincu, au souverain abandonné, le délai d'une heure qui lui était concédé pour déférer au vœu impératif de l'Assemblée. Napoléon eut une dernière révolte. « Puisque l'on veut me violenter, s'écria-il d'une voix que faisait vibrer l'indignation, je n'abdiquerai point! La Chambre n'est

1. Thibaudeau (X, 405) nomme Durbach et Flaugergues. On a cité aussi d'autres noms (Pasquier, III, 241); et, à en croire Solignac, il serait venu seul à l'Elysée. 2. Lettre de Solignac, (Journal des Débats, 3 août 1815.) Lavallette, II, 194. Rovigo, VIII, 151-152. F. de Chaboulon, II, 216. Villemain, II, 301-302. Thibaudeau, X, 405. Pasquier, III, 241. La lettre de Solignac, qui a un caractère apologétique, contient plusieurs détails inexacts.

qu'un composé de jacobins, de cerveaux brûlés et d'ambitieux. J'aurais dû les dénoncer à la nation et les chasser... Le temps perdu peut se réparer... » Et il se promenait à grands pas dans son cabinet et sur le perron du jardin, se parlant à lui-même, prononçant des mots entrecoupés, inintelligibles.

Il s'arrêta, les yeux radoucis, ayant repris son calme. «Sire, dit alors Regnaud, ne cherchez pas, je vous en conjure, à lutter plus longtemps contre l'invincible force des choses. Le temps s'écoule, l'ennemi s'avance. Ne laissez pas à la Chambre, à la nation, le moyen de vous accuser d'avoir empêché la paix. L'an dernier, vous vous êtes sacrifié au salut de tous... » La colère, chez l'empereur, avait fait place à l'humeur. Il dit d'un ton bourru: « — Je verrai. Mon intention n'a jamais été de refuser d'abdiquer. Mais je veux qu'on me laisse y songer en paix. Dites-leur d'attendre. »

Dans la pensée de Regnaud, jouet aux mains de Fouché, l'abdication impliquait la reconnaissance de Napoléon II. C'est pourquoi il mettait tant d'ardeur et de fermeté à vaincre les dernières hésitations de l'empereur. Il redoutait que la Chambre irritée et inquiète à la fois de ces temporisations, ne proclamât la déchéance comme en 1814, auquel cas tomberaient les droits du Prince impérial. Derechef, il conjura l'empereur d'abdiquer sans plus tarder. Joseph et Caulaincourt firent les mêmes instances 2. Cambacérès, Bassano, Carnot étaient consternés; ils inclinaient plutôt vers la résistance, mais, pour prendre la responsabilité de la conseiller, celui-ci

1. Thibaudeau, X, 405, Fleury de Chaboulon, II, 214-215. Cf, Villemain, II, 302.

2. F. de Chaboulon, II, 216. Thibaudeau, X, 405. Pasquier, III, 241. Boulay, 295. Sur le découragement de Caulaincourt, cf. Rovigo, VIII, 149. F. de Chaboulon, II, 201.

avait trop de scrupules de légalité et ceux-là trop de doutes sur le succès final d'un coup de force1. Muet et impassible, Fouché cachait son triomphe sous son masque de glace. Les autres ministres gardaient un silence contraint comme s'ils ne voulaient pas ajouter à une si grande infortune l'humiliation de leurs tristes avis. Seul entre tous, seul contre tous, Lucien proposa encore de dissoudre la Chambre. « — Vous ne vous êtes pas trop mal trouvé, dit-il à l'empereur,

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1. Montholon, I, 6-7. Note de Bassano citée par Ernouf, Maret, duc de Bassano, Dans cette note, Bassano dit que les ministres « étaient consternés ». Il parle pour lui et deux ou trois de ses collègues; mais les autres ne pouvaient être si «< consternés » de voir l'empereur réduit enfin à prendre un parti que depuis la veille ils considéraient comme inévitable. Bassano assure encore que Napoléon avait déjà la ferme résolution d'abdiquer. Cela est vraisemblable. Mais Bassano semble dire que cette résolution était contraire au vœu de la majorité des ministres. C'est parler contre tous les témoignages, c'est nier l'évidence.

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Carnot, à en croire Montholon (I, 7), supplia l'empereur de ne point livrer la France, en abdiquant, à toutes les vengeances de l'émigration et déclara qu'on ne pouvait espérer de salut qu'à l'aide d'une tentative forte et terrible au besoin. >> Mais écoutons H. Carnot qui avait vécu sept ans avec son père en exil et qui rédigea les Mémoires sur Carnot d'après nombre de notes que, pour la période des Cent Jours, il m'a été donné de consulter : S'il eût été possible de déterminer les représentants du peuple à centraliser temporairement le pouvoir entre les mains de Napoléon, oui Carnot aurait approuvé une telle délégation. Mais on sait combien ils en étaient éloignés. Il s'agissait donc d'une usurpation, d'une violence à exercer contre l'Assemblée. Ce seul fait eût détruit tout ce que l'opinion accordait encore de confiance à Napoléon et l'eût frappé d'impuissance.» (Mém. sur Carnot, II. 510.) L'attitude inerte et les paroles sans fermeté de Carnot le 21 juin à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés concordent bien plus avec l'assertion de H. Carnot qu'avec celle de Montholon. On doit se rappeler aussi que dans des circonstances presque analogues, au 18 fructidor, Carnot ne voulait employer contre le pouvoir législatif que des moyens constitutionnels, dissidence avec ses collègues qui fut cause de sa proscription.

Si donc Carnot parla le 22 juin à l'Elysée contre l'abdication, ce fut dans les termes que rapporte H. Carnot (II, 513) : « Il adjura l'empereur de ne pas donner l'exemple du découragement et le signal du sauve-qui-peut, de reprendre son commandement militaire, de déclarer la patrie en danger et d'appeler la nation entière à sa défense. »

Mais c'étaient là des mots; ce n'était pas un conseil. Quel pouvoir avait Napoléon, dont on allait prononcer la déchéance s'il n'abdiquait pas, pour déclarer la patrie en danger et appeler la nation aux armes? En quelle qualité ce souverain détrôné eût-il repris le commandement de l'armée ? Et comment la Chambre l'aurait-elle souffert, elle qui voulait précisément sacrifier Napoléon parce qu'elle le regardait comme un invincible obstacle à toute négociation de paix? Lucien avait posé le dilemme dissolution de la Chambre ou abdication de l'empereur. Puisque Carnot se faisait scrupule de dissoudre la Chambre, il devait se résoudre à la nécessité de l'abdication.

d'avoir suivi mon conseil au 18 brumaire. Le pays nous a approuvés, il vous a acclamé; mais il n'en est pas moins vrai que, légalement, nous n'avions pas le droit de prendre des mesures qui n'étaient ni plus ni moins qu'une révolution. Quelle différence aujourd'hui ! Vous avez tous les pouvoirs. L'étranger marche sur Paris. Jamais dictature, dictature militaire, ne fut plus légitime1. >>

Inutiles raisons! l'empereur avait pris son parti. La veille, il avait admis l'éventualité de l'abdication, et quand Napoléon avait une fois reconnu la possibilité d'un événement dépendant de sa volonté, cet événement était déjà presque accompli dans sa pensée. Pendant les vingt-quatre heures qu'il venait de passer dans des affres pareilles à celles de la mort, il n'avait eu que des velléités de résistance, sous l'action de passagers retours à l'espoir et de colères sans durée. Au fond de soi-même, sans peut-être en avoir conscience, il était résigné à l'inéluctable'. Il temporisait quand Regnaud et Caulaincourt lui conseillaient de céder. Mis par Lucien en demeure d'agir, il prit brusquement sa résolution. « Mon cher Lucien, dit-il avec douceur, il est vrai qu'au

1. Note citée dans Lucien Bonaparte et sa famille, 103-106. (Je tiens de l'auteur de ce livre, le prince Roland Bonaparte, que cette note est de Lucien lui-même.) Fleury de Chaboulon et Thibaudeau disent qu'au dernier moment Lucien, jusque-là si partisan de la résistance, se rendit à la nécessité de l'abdication. Mais Boulay assure que ce prince persista à conseiller la dissolution de la Chambre. La note très détai!lée et très précise de Lucien me parait tout à fait digne de foi. Les conseils qu'il dit avoir donnés sont bien conformes à sa nature. La conduite de Lucien les 21 et 22 juin, ses conseils à son frère, ses discours à la Chambre des députés, au Luxembourg, aux Tuileries témoignent un dévouement sincère et ardent pour Napoléon. Sans doute, au mois de mai et au commencement de juin, Lucien avait conseillé plusieurs fois à l'empereur d'abdiquer en faveur du Prince Impérial (Notes de Lucien. Arch. Aff. étrangères, 1815). Mais alors l'empereur était en pleine puissance et pouvait donner une sanction à son abdication. Après Waterloo, Lucien sentait bien que pour imposer à l'étranger et soulever la France, il fallait l'empereur lui-même et non un enfant en exil et un conseil de régence.

2. Benjamin Constant écrivait le 21 juin, dans la soirée, après avoir longuement causé avec l'empereur : « Napoléon abdiquera demain. (Journal, 156),

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18 brumaire nous n'avions pour nous que le salut du peuple; et pourtant, quand nous avons demandé un bill d'indemnité, une immense acclamation nous a répondu. Aujourd'hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user. » D'une voix plus grave, il ajouta «Prince Lucien, écrivez!» Puis, il se tourna vers Fouché et lui dit avec un sourire moqueur d'une admirable ironie: « Écrivez à ces bonnes gens de se tenir tranquilles; ils vont être satisfaits. » Fouché subit le sourire sans avoir l'air d'en comprendre l'intention, et il griffonna aussitôt un petit billet à Manuel1.

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Lucien s'était assis à la table, mais, aux premiers mots dictés par l'empereur, il écrasa sa plume sur le papier, se leva d'un soubresaut en repoussant sa chaise avec bruit et marcha vers la porte. «< Restez ! >> commanda l'empereur. Subjugué, Lucien se rassit; et devant ses ministres profondément émus, au milieu d'un silence solennel qui permettait d'entendre, par delà le grand jardin, les Vive l'empereur! que criait la foule, Napoléon dicta l'acte d'abdication: « En commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le concours de toutes les autorités nationales. J'étais fondé à en espérer le succès. Les circonstances me paraissent changées. Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne. Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »

1. Note précitée de Lucien. F. de Chaboulon, II, 216. Thibaudeau, X, 403. Mém. de Fouché, II, 346.

2. Note précitée de Lucien. Mémoires manuscrits de Marchand. F. de Chaboulon, II, 216-217. Thibaudeau, X, 405. Villemain, II, 303.

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