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Pas un mot sur les Chambres, sinon l'allusion que leur concours lui avait manqué pour défendre la France. Sa déclaration était adressée non aux mandataires du peuple, qu'il affectait de ne plus connaître, mais directement au peuple français. C'était un sacrifice complet et absolu, une renonciation à tout droit, à toute garantie, à toute sauvegarde. Fort surpris que l'empereur n'eût point même nommé son fils, Lucien, Carnot, et vraisemblablement aussi Regnaud, lui en firent la remarque; ils l'engagèrent avec instance à n'abdiquer qu'en faveur du Prince impérial. Quelqu'un ayant dit qu'il fallait écarter les Bourbons, l'empereur s'écria: « Les Bourbons!... Eh bien! ceux-là du moins ne seront pas sous la férule autrichienne. » Il céda, cependant, et fit ajouter ces mots : « Je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. Les princes Joseph et Lucien et les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi.» Sur l'observation du duc de Bassano, que la participation de Joseph et de Lucien au conseil provisoire de gouvernement pourrait donner de l'ombrage à la Chambre, Napoléon fit biffer sur la minute les noms des deux princes1. Que lui importait! En sa claire vision du lendemain, il ne s'abusait pas sur la valeur de la clause en faveur de son fils que ses conseillers l'avaient engagé à ajouter à son acte d'abdication. Il connaissait trop ses « bons frères » les monarques pour espérer qu'ils sanctionneraient la

1. Lucien Bonaparte, La vérité sur les Cent Jours. 108-109. Boulay, Boulay de la Meurthe, 296-297. Cf. Note de Bassano (citée par Ernouf, Maret, duc de Bassano, 662), et Gaudin, duc de Gaöte (Supplément aux Mémoires, 171) qui rapporte qu'il y cut plusieurs lectures de l'acte d'abdication et que chaque rédaction subit des modifications.

transmission d'un pouvoir issu de la Révolution; il méprisait trop les Chambres pour croire qu'elles résisteraient à la volonté de l'Europe. « Les ennemis sont là, dit-il, et les Bourbons avec eux. Il faut repousser les premiers ou subir les seconds. Unis, nous pourrions nous sauver encore; divisés, vous n'avez plus de ressources que dans les Bourbons1. »> Fleury de Chaboulon avait achevé les deux expéditions de la minute; il les présenta à la signature de l'empereur. En signant, Napoléon s'aperçut qu'une larme maculait le papier. Il remercia Fleury par un regard sans prix, et murmura, résigné : « Ils l'ont voulu 2 ! »

Carnot fut chargé de communiquer la déclaration à la Chambre des pairs. Pour la même mission à la Chambre des députés, l'empereur, avec une élégance d'une ironie souveraine, désigna Fouché, le principal artisan de l'abdication 3.

III

Manuel, à la réception du billet de Fouché, avait modéré les impatiences et les alarmes de la Chambre. Elle était tranquillisée, l'abdication n'étant plus qu'une question de minutes. Quand Fouché, Caulaincourt, Decrès et Regnaud entrèrent dans la salle des séances, on connaissait l'objet de leur mission. Lanjuinais, craignant que la lecture de l'acte d'abdication ne provoquât des manifestations injurieuses

1. Lucien Bonaparte, La vérité sur les Cent Jours, 109.

2. F. de Chaboulon, II, 217.

« L'émotion était profonde chez tous les témoins de cette scène. Carnot ne put retenir une larme.» (H. Carnot, Mém., sur Carnot, II, 514.)

3. Lucien Bonaparte, La vérité sur les Cent Jours, 110, note. F. de Chaboulon, II, 218.

à l'empereur, rappela l'article du règlement qui interdisait toute marque d'approbation ou d'improbation. Il lut lui-même la pièce que lui avait remise Fouché. Cette lecture s'acheva dans le plus froid silence. Aussitôt Fouché monta à la tribune pour demander la nomination des cinq commissaires chargés de négocier avec les puissances alliées. Il crut devoir ajouter quelques phrases à effet sur les sentiments que devaient inspirer le malheur et la grandeur d'âme de Napoléon. Cette pitié de crocodile n'émut pas la Chambre1.

On émit plusieurs projets de résolutions. Dupin proposa que la Chambre se déclarât Assemblée nationale et qu'il fût nommé une Commission exécutive de cinq membres, dont trois élus par les députés et deux par les pairs, qui exercerait provisoirement le pouvoir avec les ministres actuels; on élirait, en outre, une autre commission chargée de préparer une nouvelle constitution et de décider les conditions auxquelles le trône pourrait être occupé par le prince que le peuple aurait choisi. Scipion Mourgues appuya la motion de Dupin en ce qui regardait l'élection d'une Commission exécutive de cinq membres, mais il voulait que la Chambre se fit Assemblée constituante, déclarat le trône vacant jusqu'à l'émission du vœu du peuple, et, enfin, nommât le maréchal Macdonald généralissime. Macdonald, qui avait accompagné Louis XVIII jusqu'à la frontière et qui avait refusé de prendre un commandement pendant les Cent Jours2, passait pour royaliste. Son nom prononcé dans cette

1. Moniteur, 23 juin. Les deux Chambres de Buonaparte, 148-149. Choix de rapports et discours prononcés à la tribune, XXI, 252-253. Villemain, Souv. II, 349. D'après le Moniteur, Carnot était venu avec Fouché à la Chambre des députés. C'est inexact. A ce moment là (deux heures), Carnot, selon le même Moniteur, lisait l'acte d'abdication à la tribune de la Chambre des pairs.

2. 1815, I, 385-386 et II, 48-49.

Chambre, dont la grande majorité était anti-bourbonienne, produisit l'effet de la chute d'une pierre dans une mare à grenouilles. La voix de Mourgues fut couverte par les murmures, les protestations, les cris: « L'ordre du jour ! » Malgré les efforts de Lanjuinais, l'ex-conventionnel Garraud lut, au milieu des applaudissements du plus grand nombre et des réclamations de quelques-uns, l'article 67 de l'Acte additionnel portant que les Chambres, même en cas d'extinction de la dynastie impériale, n'auraient jamais le droit proposer le rétablissement des Bourbons 1.

de

Nul cependant n'avait parlé de proclamer Napoléon II. Bien loin de là, Dupin et Mourgues avaient marqué par le texte même de leurs projets de résolutions que l'on devait tenir pour nulles et les Constitutions de l'Empire et la clause de l'abdication concernant la reconnaissance du Prince Impérial comme empereur des Français. Regnaud était très déconcerté car, en poussant avec tant d'ardeur et d'insistance Napoléon fer à abdiquer, il avait cru agir dans l'intérêt de Napoléon II. Il combattit les propositions de Dupin et de Mourgues, démontra que l'existence de la Chambre des pairs empêchait la Chambre des députés de se déclarer Assemblée Nationale et que, à se déclarer Assemblée Constituante, elle risquerait de livrer la nation à l'anarchie. «Notre premier devoir, dit-il, est de conserver, de maintenir et de réorganiser. » Mais il s'abstint de développer tout ce qu'il entendait par ces mots : conserver et maintenir. Vraisemblablement endoctriné par Fouché qui « voulant faire place nette » conseillait de temporiser pour ne rien compromettre, il jugea imprudent d'aborder avec franchise la question dynastique. Il

1. Moniteur, 23 juin. Les deux Chambres de Buonaparte, 149-151. Rapports et Discours, XXI, 253-255. Villemain, II, 349, 355.

n'osa pas proposer l'établissement d'un conseil de régence et se borna à demander la nomination d'un conseil exécutif sans préciser comment il serait composé. Regnaud termina son discours en exaltant la grandeur du sacrifice qu'avait accompli Napoléon et en invitant le bureau de la Chambre à se rendre chez l'empereur pour lui exprimer la reconnaissance du peuple français. Cette péroraison, émouvante parce qu'elle était d'une inspiration sincère, rachetait un peu l'équivoque voulue du discours. Les propositions de Regnaud furent votées d'enthousiasme. Les applaudissements de l'Assemblée purent lui donner l'illusion qu'il avait sauvé les droits du Prince Impérial 1.

Le bureau de la Chambre se rendit à l'Élysée. L'empereur fit un accueil froid, presque sévère, à cette députation composée en partie de ses ennemis, Lanjuinais, La Fayette, Flaugergues. En leur phraséologie de circonstance, il entendait leur vraie pensée. «Je vous remercie, dit-il, des sentiments que vous m'exprimez. Je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France, mais je ne l'espère point; elle laisse l'État sans chef, sans existence politique. Le temps perdu à renverser la monarchie aurait pu être employé à mettre la France en état d'écraser l'ennemi... Renforcez promptement les armées. Qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci des étrangers. Craignez d'être déçus dans vos espérances, c'est là qu'est le danger. » A ces paroles prophétiques, Napoléon ajouta qu'il recommandait son fils à la France et qu'il espérait qu'elle n'oublierait point qu'il n'avait abdiqué que pour lui.

1. Moniteur, 23 juin. Les deur Chambres de Buonaparte, 149-154. Rapports et Discours à la Tribune, XXI, 253-258.

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