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«<― Sire, répondit froidement Lanjuinais, la Chambre n'a délibéré que sur le fait précis de l'abdication. Je me ferai un devoir de lui rendre compte du vœu de Votre Majesté1. »

De retour à l'Assemblée, Lanjuinais rapporta avec une inexactitude absolue la réponse de Napoléon2. Il se fit néanmoins scrupule de ne pas dire que l'empereur avait rappelé qu'il n'avait abdiqué qu'en faveur de Napoléon II. Durbach prit texte de ces derniers mots pour faire remarquer que si la Chambre avait reconnu l'abdication de Napoléon la loi d'hérédité n'en subsistait pas moins. « Le fils de Napoléon est mineur, continua-t-il; ainsi c'est au conseil de régence... » De tous côtés, on interrompit avec une sorte de fureur cet imprudent qui allumait un brandon dans une poudrière3. Unanime le matin à exiger l'abdication de l'empereur, la Chambre était maintenant divisée, indécise, désemparée. Mais adversaires et partisans de la régence s'entendaient d'instinct pour en éluder temporairement la discussion, les uns et les autres craignant, de cette assemblée en effervescence, un vote par entraînement.

Le tumulte calmé, on procéda à l'élection des trois membres de la Commission exécutive. Il y avait, à la Chambre, des partisans de Napoléon II, de Louis XVIII, du duc d'Orléans, et, en très petit nombre, de la République ; mais aucun député n'était ardemment bonapartiste, bourboniste, orléaniste ou républicain, et tous étaient éperdument libéraux.

1. Esquisse historique sur les Cent Jours, 51. Fleury de Chaboulon, II, 219-220. Thibaudeau, X, 407. La Fayette, Mém. V, 456.

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2. Il est tout à fait curieux de comparer avec les paroles de l'empereur la traduction qu'en donna Lanjuinais (Moniteur du 23 juin) : S. M. a répondu en témoi gnant le plus touchant intérêt pour la nation française, le plus vif désir de lui voir assurer sa liberté, son indépendance et son bonheur. »

3. Moniteur, 23 juin. Rapports et Discours à la Tribune, XXI, 262.

Il semblait donc que La Fayette, Lanjuinais, Flaugergues, chefs du parti libéral, dussent réunir la majorité des votes pour la Commission de gouvernement. C'était compter sans Fouché. Le duc d'Otrante était pair, mais il voulait être élu par les députés, estimant que leurs suffrages lui donneraient plus d'autorité que ceux des membres de la Chambre haute. En outre, il ne voulait avoir pour collègues à la Commission de gouvernement ni La Fayette dont il redoutait les élans étourdis, ni Lanjuinais dont il craignait la fermeté. Ces deux personnages étaient, en outre, de qualité à lui disputer la présidence de la Commission où il comptait régner en maître. A ces fins, Fouché s'entendit pendant les suspensions de séance avec les meneurs des divers partis, promettant, selon les personnes, la régence, le duc d'Orléans ou Louis XVIII avec le maintien des libertés constitutionnelles, pourvu que les impatiences inconsidérées de la Chambre ne vinssent pas traverser ses plans. Il désigna ses candidats. C'était d'abord lui-même, Fouché, qui se donnait pour l'homme indispensable et que chacun, d'ailleurs, prenait pour tel; puis le maréchal Macdonald; enfin Lambrecht ou Flaugergues, comme on voudrait. Pour écarter La Fayette, il le représenta aux bonapartistes comme un adversaire irréconciliable de la dynastie impériale, aux libéraux comme un partisan de Louis XVIII, aux royalistes comme un républicain; il ajouta que, en compensation, le commandement en chef des gardes nationales lui serait donné. Contre Lanjuinais, Fouché avait un autre argument: dans des circonstances si graves, ne devait-on pas le laisser à la présidence de la Chambre1?

1. Pasquier, Mém. III, 253-255. Esquisse sur les Cent Jours, 55-57. Thibaudeau, X, 411-412. Cf. Mem. de Fouché, II, 349, et Barante (Souvenirs, II, 156) qui dit,

C'était bien manoeuvrer. Le duc d'Otrante eut cependant des mécomptes. Il fut élu, mais le second seulement, avec 293 voix, tandis que Carnot passa le premier de la liste avec 324 voix. Les ex-conventionnels, tous les bonapartistes, dont un certain nombre n'étaient pas dupes de Fouché, et tous les ennemis déterminés des Bourbons avaient volé pour l'ancien membre du comité de Salut public. Un des vice-présidents de la Chambre, le général Grenier, obtint 204 voix. Malgré de beaux services1, il n'avait jamais été persona grata au quartier-impérial et il était resté pendant les Cent Jours sans commandement aux armées. La Fayette eut seulement 142 voix; Macdonald, porté par Fouché et soutenu par les royalistes, 137; Flaugergues, 46; Lambrecht, 42. La majorité absolue étant de 256, il fallut un nouveau tour de scrutin pour l'élection du troisième commissaire. On se rallia au général Grenier, candidat neutre qui donnait, sans le savoir, des espérances à tous les partis par la raison qu'il n'était compromis avec aucun. Il fut élu par 350 suffrages. La séance ne prit fin que passé neuf heures du soir'.

IV

La Chambre des pairs s'était réunie seulement à deux heures après midi. Dès le début de la séance,

comme Pasquier, que Fouché ne voulait pas de Carnot et désirait Macdonald. Barante ajoute que Fouché ne s'occupa pas du scrutin. En effet, il avait quitté la Chambre quand on vota, mais auparavant il s'était bel et bien occupé de préparer les élections. 1. Général de division de 1794, Grenier prit part aux diverses campagnes sous Jourdan, Hoche et Championnet. Il fit la campagne du Rhin dans l'armée de Moreau et la campagne de 1809 dans le corps du prince Eugène. Employé ensuite dans le royaume de Naples, il rejoignit en 1812 la Grande Armée en Russie et revint en Italie où il combattit les Autrichiens en 1813-1814.

2. Moniteur, 23 juin. Rapports et Discours, XXI, 262-263. Cf. sur les intrigues de l'élection, Pasquier, III, 253-255; Esquisse sur les Cent Jours, 55-57; Thibaudeau, X, 411-412.

présidée par Lacépède, Carnot lut l'acte d'abdication. Afin de donner à la Chambre des députés le temps de prendre une résolution qui dictât la leur, les pairs renvoyèrent à une commission la déclaration de l'empereur. Carnot remonta à la tribune pour lire la note que Davout avait déjà lue à la Chambre élective et qui résumait les nouvelles assez rassurantes reçues de l'armée le matin. Il n'avait pas tout à fait achevé sa lecture quand une voix rude, impérieuse, éclatante, l'arrêta par ces mots : « — Cela n'est pas! >>

»

Tous les yeux convergèrent sur l'interrupteur. On crut voir un spectre. C'était le maréchal Ney. Hors de Jui, tout en feu, comme pris de vertige, Ney poursuivit avec une véhémence croissante: « La nouvelle que vient de vous lire M. le ministre de l'intérieur est fausse, fausse sous tous les rapports. L'ennemi est vainqueur sur tous les points. J'ai vu le désordre puisque je commandais sous les ordres de l'empereur. On ose nous dire qu'il nous reste encore 60000 hommes sur la frontière ! Le fait est faux. C'est tout au plus si le maréchal Grouchy a pu rallier de 10 à 15000 hommes, et l'on a été battu trop à plat pour qu'ils soient en état de résister. Ce que je vous dis est la vérité la plus positive, la vérité claire comme le jour. Ce que l'on dit de la position du duc de Dalmatie est faux. Il n'a pas été possible de rallier un seul homme de la garde. Dans six ou sept jours l'ennemi peut être dans le sein de la capitale. Il n'y a plus d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations1. »

La Chambre fut comme assommée par les paroles du maréchal; elle demeura interdite, anéantie2. Car

1. Moniteur, 23 juin. Rapports et Discours, XXI, 344-347. Villemain, II, 308-312. 2. On s'était généralement aperçu que le maréchal Ney avait cédé à quelque vertige, néanmoins il laissait les esprits frappés. » Rapports et Discours, XXI, 347,

not balbutia quelques explications pour démontrer sa bonne foi et la véracité du rapport de Davout. 11 ne pensa point à protester contre l'étrange discours de Ney qui, en un véritable accès de folie, osait, lui, maréchal de France, déclarer devant la Chambre et devant le pays que toute résistance était impossible et qu'il fallait traiter avec l'ennemi1. Il y avait dans cette salle d'anciens conventionnels comme RogerDucos, Thibaudeau, Quinette, Sieyès; il y avait de grands soldats comme Masséna, Lefebvre, Moncey, Mortier, Latour-Maubourg. Pas un n'éleva la voix, pas un ne trouva dans son cœur de patriote un mot enflammé pour rappeler l'infortuné maréchal à la raison et au devoir. Le général de Latour-Maubourg se borna à dire que, si le rapport lu à la Chambre était reconnu inexact, il demanderait la mise en

note. - C

Il y eut d'abord un assez long silence de stupéfaction douloureuse; on était troublé des faits eux-mêmes, de la voix qui les dénonçait, du découragement du Brave des braves... La Chambre resta sous l'impression profonde du discours de Ney. Villemain, II, 313.

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1. Les paroles de Ney, bien que réfutées le lendemain par Drouot à la tribune de la Chambre des pairs, produisirent une funeste impression sur l'opinion. « Cette incroyable déclaration a fait partout plus de mal que la perte d'une bataille. Elle fait déserter tous les jeunes gens et paralyse le bon esprit de la garde nationale. » (Général Lauberdière à Davout, Rouen, 26 et 27 juin. Arch. Guerre.) « Le maréchal Ney est venu nous ravir jusqu'à l'espérance. Il est jugé, couvert du mépris public, et son nom ira grossir la liste des traîtres. » Lettre à La Haye de Cormenin, Paris, 26 juin (Arch. Guerre). Ce discours désespérant fit universellement accuser Ney de trahir une troisième fois. » (Note de Caulaincourt, Sismondi, Notes sur les Cent Jours, 6.) Le peuple l'accusa de trahison. Tout le monde le blâma d'avoir sonné l'alarme et répandu le découragement. (Thibaudeau, X, 416). Après avoir combattu pendant vingt-cinq ans pour ma patrie, c'est moi que l'on ose accuser de trahison! » (Lettre de Ney au duc d'Otrante, 26 juin. Journal des Débats, 27 juin.)

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Ney le 22 juin << avait-il complètement perdu la tête » comme il le parut à plusieurs membres de la Chambre des pairs? (Mém. de Pontécoulant, III, 408, note 1.) Il le faut espérer. Il me faudrait des témoignages positifs pour me faire admettre, comme on l'a dit, que Ney prononça ce fatal discours à l'instigation de Fouché. Il semble bien que Ney avait vu Fouché la veille ou le matin, afin de lui demander des passe-ports qui lui furent délivrés (Welschinger, Le maréchal Ney, 72). Mais cette visite ne prouve nullement que le maréchal se fit l'instrument criminel du duc d'Otrante; elle prouve seulement qu'il n'avait plus aucune foi dans la résistance puisque il s'y prenait si tôt pour se munir de passe-ports.

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