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intrépides dont même les plus grands revers n'ébranleraient pas le dévouement1. »

Dans le monde politique, cependant, et jusque chez les plus chauds partisans de l'empereur, il y avait des doutes sur l'importance de la victoire. On s'alarmait de n'avoir pas encore le bulletin détaillé de la bataille de Ligny. On disait que ça n'avait été qu'une action très disputée et très meurtrière, et non un succès décisif comme Austerlitz ou léna. En proie à de mauvais pressentiments, Lucien Bonaparte conseilla même à son frère Joseph de ne point faire tirer le canon pour célébrer cette victoire qui risquait d'être sans lendemain 2.

II

Dans l'après-midi du 20 juin3, Joseph reçut l'effrayante lettre que l'empereur lui avait écrite la veille, pendant la halte à Philippeville. Napoléon relatait le désastre de Waterloo sans en rien atténuer et annonçait son retour immédiat à Paris. A cette lettre pour Joseph seul, en était jointe une autre destinée à être lue au conseil des ministres et qui ne révélait qu'avec certaines réticences l'issue de la bataille. Joseph réunit le conseil aux Tuileries. On se borna à entendre la lecture de la lettre, car l'em

1. Lettre citée dans une note autographe de Joseph (Mém. du roi Joseph, X, 235). Cette lettre d'un adversaire déclaré de l'empereur témoigne que l'opposition de la Chambre n'aurait pas persisté si l'armée avait remporté des victoires décisives. Cf. Mathieu Dumas (Mém., III, 572) : « Le succès de Ligny me causa une grande joie Il semblait devoir changer la face des choses. »

2. Barante à son frère, Paris, 20 juin (Souv., II, 153). Benjamin Constant, Journal, 156. Hobhouse, II, 49, 51, 53. Souvenirs manuscrits de Davout, précités. Notes de Lucien Bonaparte (Arch. Aff. étr., 1815).

Sur ce précieux document qu'il m'est

3. Mémoires manuscrits de Mme de X. interdit de désigner, voir 1815, II, 434, note 2.

4. Sur ces deux lettres, voir 1815, II, 434.

pereur devant être à Paris dans la nuit ou le lendemain matin, il n'y avait point de décision à prendre. On exprima seulement l'avis qu'il ferait mieux de rester à l'armée; une dépêche lui fut même envoyée par un courrier extraordinaire pour l'engager à différer son retour1. Ce courrier put-il rejoindre l'empereur? C'est douteux. En tout cas, l'opinion de ses ministres, dont un au moins lui était plus que suspect, n'aurait pas modifié la résolution que lui dictaient impérieusement le soin de renforcer sur l'heure l'armée vaincue à Waterloo et la crainte de trahisons dans le ministère et de complots dans la Chambre. Autant pour la défense désespérée du pays que pour sauver sa couronne, Napoléon jugeait que pendant quelques jours sa place était à Paris.

1. Lucien Bonaparte, La Vérité sur les Cent Jours, 14. Rovigo, Mém., VIII, 141-142. Cf. H. Carnot, Mém. sur Carnot, II, 509, et Mém. du roi Joseph, X. 228. On a prétendu que ce fut seulement le 21 au matin que Davout eut la première nouvelle du désastre (Chénier, Hist. de Davout, 555). Rien de plus inexact, comme on voit. Il y a d'ailleurs dans la Corresp. de Davout (IV, 569) une dépêche datée du 20 juin où il mande au gouverneur de Lille que l'armée a été obligée à la retraite et qu'il ait à se tenir sur ses gardes.

2. J'ai déjà donné (1815, II, 437-439) les raisons pourquoi Napoléon devait revenir à Paris. Si ses ministres et ses frères voulurent l'en dissuader c'est que quelquesuns, comme Fouché, pensaient être plus libres d'intriguer et de conspirer en son absence, et que quelques autres étaient bien aveuglés ou bien présomptueux en s'imaginant être plus aptes que l'empereur lui-même à sauver l'empire.

Il n'est pas vrai de dire que Napoléon eût été à Laon, << au milieu de son armée », plus redoutable pour la Chambre qu'à Paris; car outre qu'à Paris il était près et qu'à Laon il était loin, à Paris, il avait, le 21 juin, plus de soldats qu'à Laon.

En se hâtant de rentrer à Paris, a-t-on dit encore, Napoléon fit soupçonner qu'il avait le dessein de dissoudre la Chambre, et précipita ainsi la révolution parlementaire. C'est vrai, mais ce retour hatif ne fit en tout cas qu'avancer de quelques jours cette révolution. Si l'empereur était resté à Laon, il est probable qu'elle se fut faite le 23 ou le 24 juin au lieu du 21. Fouché, plus libre d'agir Napoléon absent que présent, aurait ourdi ses trames soit pour la régence, soit pour Louis XVIII, soit pour le duc d'Orléans, et, tout bien préparé, il aurait fait provoquer dans les Chambres un vote de déchéance comme en 1814. Quelle eût été alors la situation de Napoléon à Laon, avec l'armée alliée à une marche de lui et pour y résister quelques débris de l'armée vaincue à Waterloo et des généraux découragés et prêts à la défection? C'était seulement à Paris que l'empereur pouvait consolider son pouvoir ébranlé. S'il n'y réussit pas, c'est qu'il n'eut point la résolution de l'acte d'énergie contre la Chambre qu'on l'accusait faussement d'avoir prémédité. Lucien, d'ailleurs, a reconnu plus tard (La Vérité sur les Cent Jours, 14), que lui et le conseil des ministres

La princesse Hortense, Rovigo, Lavallette, avaient été instruits de la fatale nouvelle presque en même temps que les ministres1. Chose en vérité surprenante, chacun garda le secret, sauf sans doute Fouché qui mit dans la confidence deux ou trois familiers. Ce soir-là, la catastrophe demeura à peu près ignorée à Paris. Dans les salons, dans les spectacles, dans les cafés des boulevards et du Palais-Royal, l'inquiétude régnait; on parlait de mauvaises nouvelles arrivées aux Tuileries, mais on ne savait rien de précis. Chez Carnot lui-même, qui recevait quelques amis intimes, on en resta aux conjectures jusqu'assez tard dans la soirée. Assailli de questions, le ministre pour s'y dérober s'assit à une table de whist. Comme il battait machinalement et longuement les cartes, absorbé dans sa pensée, son partenaire, le baron de Gérando, leva le regard vers lui. Le visage de Carnot était contracté par la douleur, de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Son émotion l'avait trahi. Il se leva en jetant les cartes et dit d'une voix étouffée : Oui, la bataille est perdue 3 ! »

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Le lendemain, de très bonne heure, le désastre était connu dans tout le monde gouvernemental et parlementaire. Pendant la nuit, Sauvo, directeur du Moni

avaient été mal inspirés d'engager l'empereur à rester à Laon. « Napoléon, dit-il, ne devait pas agir autrement qu'il ne l'a fait. »

1. Mémoires manuscrits de Mme de X. Lavallette, II, 190, Rovigo, VIII, 141. 2. Miss Helena Williams, Relation des Événements, 145. Bulletin de Paris, 271. La Bretonnière, Souv. du quartier latin, 269. Thibaudeau, X, 393. Villemain, Souv., 11, 256. Miot de Mélito, Mém., III, 437.

La Fayette n'apprit la nouvelle que le 21 au matin (Lettre à Mme d'Hénin, 29 juin, citée dans les Mém., de La Fayette, V, 522). Il en fut de même pour Peyrusse, trésorier général de la couronne. (Mémorial et Archives, 312.) – Miot de Melito, bien qu'il eût questionné Joseph dans la soirée du 20, se mit au lit à onze heures sans être informé de rien. (Mém., III, 437.) Fournier-Verneuil sut la nouvelle à une heure du matin, à Tortoni. (Curiosité et indiscrétion, 155-156.) Benjamin Constant n'eut la connaissance certaine du désastre que le 21 de grand matin. Lettres à Me Récamier, 190-191.)

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3. Récit de Gérando, cité par Quinet, Camp. de 1815, 323.

teur, avait reçu le courrier extraordinaire qui apportait le bulletin de la bataille; le personnel de la Maison de l'empereur avait été commandé de service. De grand matin, Joseph adressa aux ministres une convocation pour un conseil à l'Elysée, et les affidés de Fouché, parmi lesquels Jay et Manuel, ses commensaux et ses porte-paroles, colportèrent les nouvelles chez les coryphées du parti libéral 1. Les membres du parlement étaient en émoi. Déjà grondaient les colères et s'annonçaient les défections. On se rappelait ce qui s'était passé, l'année précédente, à Fontainebleau. Les mêmes désastres semblant devoir aboutir au même dénouement, l'idée de l'abdication était dans tous les esprits, le mot était sur toutes les lèvres. On courait les uns chez les autres. C'étaient des visites multiples, des entrevues rapides, des intrigues ébauchées. On allait aux nouvelles chez le prince Joseph, on allait aux conseils chez Fouché, qui seul dans ce grand trouble conservait tout son calme 2.

Fouché n'était pas surpris de la victoire des Alliés. Dès le mois de mai, il avait dit à Pasquier : « L'empereur gagnera une ou deux batailles, il perdra la troisième; et alors notre rôle commencera3. » Ce rôle, c'était de profiter de la défaite pour renverser Napoléon. En faveur de qui? Les circonstances et aussi les intérêts du duc d'Otrante en décideraient. Toutefois le retour soudain de l'empereur ne laissa

manus

1. Meneval à Sauvo, Paris, 21 juin (comm. par M. Antoine Guillois). Ernouf, Maret, duc de Bassano, 657. Boulay de la Meurthe, 280. Souvenirs crits de Davout. Pontécoulant, Mém., III, 378. Thibaudeau, X, 394. La Fayette à Mme d'Hénin, 29 juin. (Mémoires, V, 522.)

2. Benjamin Constant, Lettres à Mme Récamier, 191, et Mém. sur les Cent Jours, II, 133-134. Lettre de Joseph, citée par Meneval, III, 401. La Fayette, lettre à Mme d'Hénin, précitée. Cf. Thibaudeau, X, 394. Villemain, Souv. II, 269-272 Rovigo, VIII, 138-139. Boulay, 280.

3. Pasquier, Mém., III, 195.

pas de déconcerter un peu Fouché. Il se serait senti plus tranquille et plus libre si Napoléon fût resté, avec les débris de l'armée, bien loin de l'Elysée. L'empereur revenait à Paris, avait dit Joseph, pour demander de grands pouvoirs à la Chambre. Ces pouvoirs dictatoriaux, Fouché doutait fort qu'on les donnât au souverain vaincu, mais il pensait que Napoléon serait bien capable de les prendre nonobstant les députés. Il aurait pour lui la garnison, les fédérés, les ouvriers. Les bourgeois libéraux et la garde nationale ne s'aviseraient pas de bouger pour défendre la Chambre. La dictature de l'empereur ne durât-elle que quelques jours, elle pourrait cependant être redoutable à ses ennemis politiques. Et Fouché, surtout depuis la découverte de sa correspondance avec Metternich, se savait très suspect. Au lieu d'agir lui-même, il jugea donc plus prudent pour le présent et tout aussi profitable pour l'avenir de faire agir les autres jusqu'à ce que les choses fussent tout à fait décidées.

Avec une habileté diabolique, jouant tour à tour l'animation et l'abattement selon l'opinion de ses interlocuteurs, décourageant ceux-ci, enflammant ceux-là, paraissant de l'avis de chacun et amenant chacun à son propre avis, Fouché sut associer pour un même dessein et pousser vers un même but les hommes les plus opposés d'opinion. Aux libéraux comme La Fayette, il dit : « Napoléon revient furieux; il veut dissoudre la Chambre et prendre la dictature. Souffrirez-vous ce retour au despotisme? Le danger est pressant. Dans quelques heures, la Chambre. n'existera plus. Il ne faut pas se contenter de faire des phrases. » Aux partisans de l'empereur, comme Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, il représenta que la fermentation était extrême dans l'Assemblée, que

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