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tent principalement dans l'intention de nuire, le défaut d'inté rêt, l'absence de motifs légitimes, le but social et économique du droit exercé (1) ».

Les conclusions de M. Bosc et celles de M. Porcherot ne sont pas très sensiblement différentes; l'accord apparaît tout au moins sur les points essentiels distinction de l'abus et de l'absence de droit, raisons qui peuvent expliquer cette extension de la responsabilité, moyens qui permettront de la reconnaître et de la préciser.

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« Les jurisconsultes et les législateurs modernes, dit M. Planiol (2), ont une tendance à considérer l'usage d'un droit comme pouvant devenir un abus et par suite constituer une faute. On parle volontiers de l'usage abusif d'un droit, comme si ces deux mots avaient un sens clair et certain. Mais il ne faut pas en être dupe le droit cesse où l'abus commence, et il ne peut pas y avoir usage abusif d'un droit quelconque, parce qu'un même acte ne peut pas être tout à la fois conforme et contraire au droit.

« Ce qui a provoqué un pareil langage, c'est que la plupart des droits ne sont pas absolus; ils ont, au contraire, des limites, au delà desquelles leur titulaire perd la faculté d'agir et doit être considéré comme étant sans droit. Il peut donc y avoir abus dans la conduite des hommes, non pas quand ils exercent leurs, droits, mais bien quand ils les dépassent. Au fond, il y a donc ici une idée juste; sa formule seule est inexacte. »

L'observation, dans bien des cas, est justifiée : il est certain qu'on applique souvent à tort cette expression d'abus du droit. M. Bosc (3), par exemple, désigne sous le nom d'abus de propriété toute une série d'hypothèses bien connues en pratique, et dans lesquelles il nous paraît que le juge tend beaucoup moins à réprimer l'abus qu'à déterminer la limite, le domaine des différents droits. Tous ces droits coexistent, se compriment les uns les autres; il faut faire la part de chacun. Ainsi, c'est plutôt un empiètement, une atteinte à la propriété d'autrui qu'on constate, lorsqu'on prononce une condamnation contre le proprié

(1) P. 186.

(2) Tr. de dr. civil, t. II, no 909, p. 269.

(3) P. 78.

taire d'une usine, dont le bruit trouble les voisins ou de laquelle se dégagent de la fumée, des émanations délétères, des gaz nuisibles (1).

Mais, lorsqu'on accorde des dommages-intérêts à l'ouvrier injustement congédié par son patron, nous croyons qu'alors on réprime un abus du droit. On ne nie pas le droit de congé, mais on en contrôle l'exercice.

Ceux qui considèrent que la responsabilité n'est engagée que lorsque l'auteur du fait dommageable est sorti de son droit, doivent logiquement, comme le fait M. Esmein, refuser aux tribunaux, à défaut d'un texte formel, la faculté de demander compte au titulaire d'un droit de l'usage qu'il en fait. Si l'on reconnaît la légitimité de cette intervention, on ne se borne pas à incriminer l'absence ou le défaut de droit;'on va au delà. M. Porcherot fait justement observer qu'en ce cas « la responsabilité ne naît pas du fait que j'ai excédé les limites de mon droit, puisque je l'exerce tel qu'il est établi par la loi et que je reste dans les limites qui lui sont assignées par des règles positives; la responsabilité naft d'autre chose, par exemple d'un élément subjectif au cas de droit exercé avec intention de nuire (2). »

Il ne faut pas, d'ailleurs, exagérer la portée de ces distinctions elles sont souvent dénuées d'intérêt pratique et n'influent pas toujours sur la solution des questions qui peuvent se présenter. Tel auteur, dans un cas où nous voyons l'abus du droit, refuse de l'admettre, mais cependant considère que l'acte commis oblige à réparation, soit parce que cet acte est illicite (3), soit parce qu'il est accompagné d'une faute (4). Ainsi la diversité des explications conduit au même résultat.

Cependant, M. Saleilles (5) aperçoit une différence possible. « Là où il y a défaut de droit, la sanction principale accordée. aux intéressés, c'est de pouvoir s'opposer à l'acte illicite, et non seulement d'en demander réparation sanction en nature et non par équivalent. Or, que l'on suppose, par exemple, les riverains d'une voie ferrée ayant à souffrir de la fumée que dégagent les machines employées par la Compagnie et soutenant que ces dommages proviennent ou d'un vice de construction du maté

(1) Cass., 11 nov. 1896, S. 97.1.273.

(2) P. 106.

(3) Planiol, loc. cit., p. 270.

(4) E. Lévy, Responsabilité et contrat, Rev. crit., 1899, p. 367.
(5) Théorie de l'obligation, 20 édit., n. 310, note, in fine, p. 373.

riel ou de la mauvaise qualité de la houille; leur donnera-t-on le droit de faire défense à la Compagnie d'user des locomotives en service? Leur donnerait-on le droit de faire arrêter la marche des trains, sous prétexte que la façon dont la Compagnie use de son propre droit constitue un acte qu'elle n'avait pas le droit de faire? Il n'y a pas défaut de droit, mais abus de droit. >>

Ainsi, dans le premier cas, lorsque le juge constate une lésion du droit d'autrui, il doit, toutes les fois qu'il le peut, ordonner la suppression ou le changement de l'état de choses préjudiciable. Au contraire, si l'auteur du dommage a abusé de son propre droit et non lésé celui d'autrui, on ne peut le condamner qu'à des dommages-intérêts. M. Porcherot ne veut pas faire cette différence (1); il nous semble qu'il a raison. D'une part, le principe sur lequel se fonde un abus du droit, c'est celui de l'art. 1382: et ce principe est assez général pour laisser au juge le soin d'apprécier quelle réparation il convient d'ordonner. Si la réparation en nature est possible et paraît justifiée, rien ne s'oppose à ce qu'elle soit admise. Et si nous envisageons la première hypothèse, celle d'une lésion de droit (2), nous ne croyons pas que la destruction de ce qui existe indûment s'impose nécessairement, par cela seul qu'elle est matériellement possible. Nous pouvons constater qu'en pareil cas, les tribunaux accordent à leur gré, selon les circonstances, telle ou telle satisfaction: tantôt c'est une indemnité payée une fois pour toutes, tantôt c'est une annuité; et c'est plutôt exceptionnellement qu'on ordonne la cessation des travaux qui ont occasionné le préjudice (3). Bien plus, nous ne serions pas éloigné de penser que, dans certains cas, la prétention d'obtenir la démolition des travaux effectués devrait être rejetée comme étant elle-même abusive (4).

(1) P. 156. Conf. p. 80, note 1, in fine.

(2) Nous croyons même qu'on devrait considérer comme compris dans cette hypothèse l'exemple donné par M. Saleilles : nous avons dit que dans ce cas il nous semblait qu'il n'y avait pas à proprement parler abus du droit, mais plutôt atteinte au droit d'autrui.

(3) Conf. Baudry-Lacantinerie et Chauveau, Des Biens, noa 223 et 224. Aubry et Rau, t. II, 5e éd., § 194, p. 305.

(4) Par exemple, un propriétaire qui élève une construction sur son terrain excède ses limites et appuie un gros mur sur le fonds du voisin. Ce dernier, qui a laissé faire, n'accepte aucune indemnité et revendique son terrain : ce qui lui permettra d'exiger la démolition, ou tout au moins de devenir pour partie propriétaire de la maison. Ne croit-on pas qu'il y aurait injustice à lui donner satisfaction, et que sa prétention implique abus du droit?

II

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Ce qui frappe inévitablement quand on étudie cette question de l'abus du droit, c'est la place toujours plus grande qu'elle tend à prendre dans les préoccupations des juristes, et c'est aussi que cette place, elle l'a prise depuis peu de temps. Il y a dix ou quinze ans, on en parlait à peine depuis lors les cas d'application se sont multipliés; à l'occasion des grèves (1), des syndicats ouvriers (2), du congé dans le louage de services (3), du droit de critique dans les journaux (4), on a été amené constamment à se demander où commençait la faute. On a résolu comme on a pu

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(V. sur la question Demolombe, t. IX, n. 691 ter, p. 753, et Planiol, op. cit., Constructions empiétant sur le terrain voisin, t. Io, 2o éd., no 1541, p. 521. (1) Les ouvriers non syndiqués qui, par des menaces de grève adressées au patron, ont obtenu le renvoi d'un contremaître, peuvent-ils être considérés comme ayant abusé de leur droit et condamnés à une réparation? (Cass. civ., 9 juin 1896, S. 97.1.25). Des tiers peuvent-ils, sans engager leur responsabilité, intervenir dans une grève et prendre fait et cause pour le patron ou pour les ouvriers? (Aff. Resseguier-Jaurès. Trib. Toulouse, 19 mars 1896, Gaz. Pal., 1896, 4e rec. mens., p. 421. Cour de Toulouse, 20 juill. 1896, Gaz. Pal., 1896, 8° rec. mens., p. 177. - Cass. req. 29 juin 1897, Pand. fr., 97.1.337, note de M. Mérignhac, S. 98.1.17, gote de M. Esmein. - Coaf. Rev. crit., 1898, p. 137).

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(2) Affaire de l'ouvrier Joost contre le syndicat de Jallieu. Un syndicat commet-il un abus du droit en exigeant d'un patron, sous menace de grève, le renvoi d'un ouvrier non syndiqué? (Cass. civ., 22 juin 1892, S. 93.1.41, note de M. Raoul Jay; Ann. de dr. comm., 1892.1.125, note de M. Thaller).

(3) A quelles conditions un congé, qui fait cesser un louage de services, peut-il donner lieu à des dommages-intérêts? (Cass. req., 21 nov. 1893, S. 95. 1.166. Req., 14 nov. 1894, 4 arrêts, S. 95.1.261, D. 95.1.36. Cass. civ.

20 mars 1895, 3 arrêts, D. 93.1.249, S. 95.1.313. Cass. civ., 19 juin 1897 et 2 mars 1898, Req., 28 juill. 1897, S. 99. 1. 33, note de M. Appert. Conf. Rev. crit., Exam. doctr., 1895, p. 609, et Saleilles, Bull. de la Soc. de législ. comparée, 1901, p. 237).

(4) Le droit de défendre une opinion peut-il autoriser des attaques dommageables pour un individu (Aff. Sr P... contre le journal La France libre de Lyon. Lyon, 10 juill. 1896, S. 97.2.76. - Rev. crit., 1898, p. 142). Le romancier abuse-t-il de son droit en empruntant à la vie réelle les personnages de ses romans? (Trib. fédéral suisse, 2 févr. 1895, S. 97.4.9, note de M. Meynial). On peut encore noter la question de savoir s'il n'y a pas lieu d'apporter certaines restrictions à l'exercice du droit de réponse (Cass., 17 juin 1898, S. 98.1.537, note de M. Villey. Aff. Brunetière-Dubout. — Cass., 29 juin 1900, S. 1900.1.480). La proposition de loi présentée à la Chambre des députés et qui a été l'objet d'un rapport de M. Cruppi parait bien faire, en cette matière, une nouvelle application de l'idée de l'abus du droit (dépôt le 7 févr. 1902, no 2866).

I

les difficultés qui se présentaient, tout en ayant le sentiment que ces solutions d'espèces étaient insuffisantes, et qu'on n'éluderait pas longtemps la nécessité de prendre un parti plus décisif, de chercher et d'adopter un principe d'interprétation plus général.

Ces tendances ont donc incontestablement des causes actuelles, des causes propres à notre temps. Il ne faut pas cependant s'y tromper; la doctrine de l'abus du droit n'est pas nouvelle; elle a des origines lointaines. On la retrouve partout et dans toutes les législations. En droit romain, par exemple, elle n'apparaît pas seulement accidentellement dans quelques textes du Digeste (1); elle explique et détermine le développement d'un grand nombre d'institutions. Quand on a protégé l'esclave contre le maître, l'enfant contre le père, n'a-t-on pas réprimé les abus du droit? La répression de la fraude, l'introduction de l'action paulienne ne sont-elles pas aussi un contrôle imposé à l'exercice de certains droits? Tous les changements qui se sont produits dans l'organisation de la famille depuis le Code civil ont eu le même caractère. Le droit du père ne lui a été reconnu qu'en vue d'une fin déterminée, la protection et l'intérêt de l'enfant; toutes les fois qu'il cherchait à s'écarter de cette fin, la jurisprudence ou la loi l'y ramenait, constatant qu'il y avait abus.

Comment se fait-il donc que cette vieille idée nous surprenne et prenne pour nous un caractère d'actualité? C'est parce qu'elle correspond plus spécialement aux sentiments et aux besoins de notre époque: comme le dit M. Porcherot (2), elle « marque une étape dans l'évolution de la conscience juridique de notre pays ».

La conception du droit tend à se modifier sans cesse. M. Fouillée (3) a montré d'une façon saisissante « que les trois plus puissantes nations de notre temps semblent vouloir se partager les diverses notions philosophiques du droit et de l'ordre social pour les développer dans la théorie et dans la pratique ». L'Allemagne voit surtout dans le droit, l'impératif, l'action coercitive qui en assure le respect: la force et le droit dans ce mode de représentation finissent par se confondre. L'Angleterre envisage plutôt le côté utilitaire pour l'école de Bentham (4), de James Mill, le

(1) V. ces textes rapportés par M. Porcherot (p. 10), et notamment le fr. I, § 12, D. 39.3.

(2) P. 157.

(3) Idée moderne du droit, p.

2.

(4) V. Elie Halevy, La Jeunesse de Bentham. utilitaire, spéc. t. Ier, ch. II, pp. 55 et suiv.

L'évolution de la doctrine

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