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charges élevées dans le gouvernement. Il prétendait ne devoir cet honneur qu'aux parents ecclésiastiques du Pape, et il citait certains exemples; mais Regnier reconnaît que les exemples contraires avaient d'autant plus de force qu'ils étaient plus récents'. A moins de vouloir blesser la famille d'Alexandre, Créqui devait se conformer à l'usage qu'il trouvait établi : mais « il protesta qu'il ne serait jamais le premier à visiter D. Mario et D. Augustin, et il s'aida en cour afin qu'on ne leur cédât pas en ce point 2: » on céda cependant, et le roi révoqua tout à coup un ordre qu'il aurait dù, dit Regnier 3, ou ne jamais donner, ou ne jamais rétracter. « Ce lui fut un très-dur commandement, attendu la déclaration qu'il avait hautement faite auparavant. » Les Chigi redoublèrent de courtoisie pour diminuer son chagrin. « Ils lui témoignèrent chacun, dit Regnier, une extrême reconnaissance de l'honneur qu'il leur faisait. Pour la marquer même davantage, Dona Bérénice, femme de D. Mario, et la princesse Farnèse, femme d'Augustin, furent les premières à aller voir l'ambassadrice. Toutes les visites furent ensuite restituées de part et d'autre dès le lendemain, et enfin tout se passa alors de manière qu'il sembla qu'on dût s'en promettre une parfaite intelligence à l'avenir entre la cour de Rome et l'ambassadeur 5. » Mais Créqui avait auprès de lui un homme plus vindicatif que luimême, le cardinal d'Este. « Je ne dirai pas, écrit son secrétaire, le déplaisir que cette démarche apporta à M. le cardinal et à quelques bons serviteurs du roi qui voyaient qu'on était trop facile en France à se relâcher avec des gens de qui ils savaient qu'on n'aurait rien par cette sorte de complaisance". »

Dès les premiers jours, Créqui avait annoncé la résolution de pousser à l'excès l'abus des franchises. Il ne souffrait pas que le gouvernement romain fit passer des condamnés à la vue de son palais, ni qu'il ordonnât des perquisitions judiciaires dans une maison assez proche : il appelait cela des entreprises et menaçait de se porter à quelque éclat. D'autre part, lorsque

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ses gens commettaient de véritables crimes, il n'en faisait pas la moindre excuse au souverain dont il troublait ainsi la capitale. Un mois avant l'affaire des Corses, dans la nuit du 23 au 24 juillet, quatre soldats, faisant la ronde habituelle, entrèrent dans un cabaret où buvaient quatre Français, gens de peu et sans aveu, qui avaient déjà, dit Regnier, la tête échauffée par le vin, et que le voisinage du palais de l'ambassadeur rendait insolents. Ceux-ci injurièrent les Romains, les chargerent l'épée nue, et leur arrachèrent leurs armes, après en avoir blessé deux. Un officier ayant paru, les Français refusèrent de lui remettre les armes enlevées à ses soldats, et les portèrent chez l'ambassadeur, qui les restitua le lendemain. Créqui exprima-t-il des regrets? livra-t-il les coupables à la justice. romaine? L'affaire lui parut devoir être apaisée par la restitution des armes et par une protestation qu'il n'approuvait en aucune façon une telle action; puis il fit sauver secrètement de Rome ses quatre nationaux. « Diverses querelles survenues à peu près dans le même temps entre les Français de la basse famille de l'ambassadeur et les soldats corses qui étaient à Rome, au nombre de deux cents, pour la sûreté du Mont-depiété et des prisons publiques, furent encore un sujet de plainte et de chagrin pour les ministres du Pape. La proximité du palais Farnèse et du quartier des Corses donnant lieu aux Français et aux Corses de se rencontrer souvent, l'insolence des uns et la férocité des autres les avaient portés à des démêlés, qui véritablement n'avaient été jusque-là à rien de considérable, mais qui ne laissaient pas de les avoir réciproquement aigris. Et comme il semblait que, dans toutes ces rencontres, les Corses eussent eu quelque désavantage, cela joint à l'affaire de la patrouille, où le gouvernement croyait que son autorité avait été blessée, fit que D. Mario, comme général des armées de l'État ecclésiastique, et le cardinal Imperiale, comme gouverneur de Rome, donnèrent des ordres précis et aux Corses et aux sbires de se racquitter hautement sur les Français, à la première occasion qui s'en offrirait 2. » Pour qui sait lire et se rappelle que cela fut écrit et publié sous Louis XIV, la vérité est là tout entière. L'insolence des Français

1 Regnier, p. 8.

2 Ibid., p. 9. - Mémoires, t. II, p. 105.

attaquait toujours la férocité des Corses, et ces Corses étaient en définitive si peu redoutables que, dans toutes ces querelles, ils avaient quelque désavantage, c'est-à-dire en langage moins diplomatique, ils étaient constamment battus et assommés; mais ils ne furent jamais les agresseurs, pas même dans la fameuse journée du 20 août.

Regnier parle d'ordres précis qui auraient été donnés par D. Mario et par le cardinal Imperiale, et il sera souvent question de ces prétendus ordres dans la correspondance de Louis XIV et de ses ministres. Mais où est la preuve? Le gouvernement pontifical était si débonnaire, que les archers du guet n'avaient pas la permission de se servir des armes à feu qu'ils portaient, et cela résulte même d'une relation française. Les sbires ou sergents, y est-il dit, ont toujours eu une défense générale de tirer, sur de très-rigoureuses peines '. Regnier rapporte lui-même que les sbires ont ordre de ne jamais tirer en aucune occasion 2. Les sbires sont seuls nommés dans ces lignes, mais les autres corps avaient les mêmes ordres. Ainsi les soldats de la patrouille, que les quatre Français avaient frappés à coups d'épée, le 24 juillet, portaient leurs mousquets sur l'épaule, mèche allumée 3, et ils avaient mieux aimé céder la place à leurs agresseurs, munis d'épées seulement, que d'encourir de très-rigoureuses peines, en usant de leurs armes. Créqui prétend que cette consigne fut changée, et à l'appui de son rapport il adresse au roi un écrit clandestin et anonyme, composé peut-être à son instigation, et qui fut ensuite. répandu dans toute l'Europe, par ordre de Louis XIV, après qu'on lui eut fait subir de graves altérations pour égarer plus sûrement l'opinion publique. Voici l'imprimé :

« Premier article du feuillet des avis secrets de Rome du 5 août 1662.— En suite, et à cause du démêlé qui arriva dernièrement entre quelques Français et la patrouille, on a donné divers ordres secrets aux officiers qui commandent la soldatesque de ladite patrouille, et on leur a donné la permission de tirer pour la moindre petite occasion qu'il leur en arrivera; et tous les soirs, avant que de se mettre en marche, le commandant fait la visite à chaque soldat pour reconnaître s'il est pourvu de munitions et de toute autre chose nécessaire 4. »

1 Bibliothèque nationale, recueil Thoisy, Rome, 3, Z, 2284.

2 P. 14.

3 P. 8.

Recueil Thoisy, ibid.

T. x. 1871.

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Cette rédaction est bien différente de celle envoyée par Créqui : la cour de France a fait retrancher le passage le plus important, où il était avoué que le maître d'escrime porta chez l'ambassadeur les quatre mousquets et les deux épées enlevés à la patrouille; et les mots : on a donné une licence générale à la soldatesque de tirer, etc..., ont été remplacés par ceux-ci : on a donné divers ordres secrets aux officiers, etc... Le texte primitif a été reproduit dans une relation composée par le ministère français, et publié par Regnier lui-même. Mais j'admets toutes ces versions; car il doit y avoir du vrai dans les informations transmises le 29 août à Créqui, par un abbé Strozzi, agent du roi à Florence, qui prétendait les tenir indirectement de Corses fugitifs, à leur passage en Toscane: « Quelques-uns de leurs compagnons ayant eu du désavantage dans une querelle avec quelques Français, et D. Mario les ayant, peu de jours après, aperçus dans les rues, les avait fait approcher de son carrosse et leur avait dit : « Canailles, ne savez-vous plus vous servir « de vos carabines? Faites si bien que vous ne soyez plus << battus, ou je vous enverrai en galère; une autre fois tirez et << faites votre devoir. » Ils avaient ajouté à cela que le cardinal Imperiale leur avait souvent reproché qu'ils se laissaient maltraiter par les Français 2. » Je fais des réserves sur l'exactitude des paroles attribuées à D. Mario, car Strozzi dit lui-même qu'elles avaient été adressées, non aux fugitifs, mais à leurs camarades; qu'il n'avait pas vu lui-même les Corses de passage à Florence, et qu'il les avait seulement fait interroger par plusieurs de leurs compatriotes. Evidemment, en passant ainsi de bouche en bouche, et surtout sous la plume de Strozzi, le discours de D. Mario a reçu quelque amplification; mais il est vraisemblable qu'à la suite des désordres si fréquemment excités par les Français, et surtout après l'affaire de la patrouille frappée et désarmée, le gouvernement romain révoqua la consigne trop indulgente, précédemment observée pour la police des rues de Rome et qu'il prescrivit de repousser désormais la force par la force c'était son droit et son devoir.

1 P. 57, et Preuves, p. 40.

2 Regnier, p. 35, et Preuves, p. 6.

III

Créqui et le cardinal d'Este virent bientôt naître l'occasion de se porter à ce coup d'éclat qu'ils attendaient si impatiemment. On trouvera dans le livre de Regnier les relations romaines et françaises de la journée du 20 août 1662; je ne les reproduis pas ici je désire faire aux adversaires du Saint-Siége toutes les concessions qu'ils voudront, et, pour abréger, je prends comme point de départ de la discussion le récit fait au roi par le duc de Créqui ' :

« Hier, devers le soir, lorsque j'étais allé voir la princesse Borghèse, que ma femme était aussi sortie pour aller à Saint-Bernard, et que la plupart de mes gentilshommes étaient avec M. le duc Cesarini qui les avait priés à souper, un Français, domestique de la reine de Suède, ayant pris différend sur le Pont-Sixte avec un soldat de la garde corse, mit l'épée à la main contre lui; mais d'autres soldats qui parurent l'ayant obligé à se retirer, il fut poursuivi par eux presque auprès de mes écuries. Quelques-uns de mes palefreniers, sortis au bruit, les repoussèrent; mais un plus grand nombre de soldats étant survenus, mes gens furent rechassés jusque dans mon logis. Dans ce temps-là, j'entrais chez moi par un autre côté, et, étant fort surpris de ce désordre, je dis à deux ou trois gentilshommes de faire retirer mes gens. Ils ne sortirent pas plus tôt dans la place pour cet effet qu'on tira sur eux sept ou huit coups de mousquet, dont il y en eut un qui tua un Italien. Et alors, comme si le signal eût été donné, toutes les avenues de mon palais furent saisies par sept ou huit corps de garde qui y furent posés tout autour en un moment. Je m'avançai sur un balcon à la nouvelle qu'on m'en dit: l'on m'y tira plusieurs coups en un instant, et cette insolence qu'on ne croira que malaisément qu'on ait osé commettre contre votre ambassadeur, fut suivie d'une plus grande contre ma femme. Elle revenait des églises et était encore loin de mon palais, auprès de Saint-Charles ai catinari, lorsque des soldats qui occupaient ce poste-là tirèrent sept ou huit coups sur son carrosse, tuèrent un de ses pages à la portière auprès d'elle, et blessèrent un de ses laquais. Elle fut contrainte de rebrousser chemin à demi morte, et alla chez M. le cardinal d'Este qui la ramena ensuite chez moi. Cependant on tirait sur tous les Français qu'on rencontrait et sur les Italiens qu'on s'imaginait qui venaient à mon palais. Un de mes gentilshommes, qui revenait de la ville, eut un

1 Dépêche du 21 août 1662.

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