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LE PROJET NÉERLANDAIS DE PROGRAMME

POUR

LA TROISIÈME CONFÉRENCE DE DROIT INTERNATIONAL PRIVÉ,

PAR

M. LOUIS OLIVI,

Professeur de droit international à l'Université de Modène,

Associé de l'Institut de droit international.

Premier article.

Le gouvernement des Pays-Bas, qui a tant mérité de la science du droit international par son zèle infatigable et ses constants efforts en vue d'en faire progresser les principes, a rédigé, il y a deux ans, un Projet de programme qu'il a adressé aux gouvernements étrangers. Ce projet devait servir de base aux délibérations d'une troisième conférence de droit international privé et avait pour but final la conclusion de conventions internationales sur les conflits de lois en matière de mariage, de divorce et de succession héréditaire. L'ensemble du Projet, si l'on en excepte les seules règles relatives aux biens des conjoints, ne fait d'ailleurs que reproduire les décisions de la seconde Conférence, qui s'est tenue à la Haye du 25 juin au 13 juillet 1894.

Nous nous proposons d'examiner le Projet au double point de vue des exigences de la science du droit et des conditions de fait qui résultent des législations positives en vigueur dans la plupart des États. Mais nous tenons à déclarer que notre intention n'est nullement de faire un travail complet, ni d'épuiser la matière des conflits; nous voulons. seulement exposer quelques vues d'ensemble et faire connaître les raisons générales qui nous poussent tantôt à approuver, avec ou sans modifications, les articles proposés, tantôt à les rejeter (1).

(1) Il a paru récemment, sur le même sujet, un article intéressant de M. T. C. Buzzati, professeur à l'université de Pavie, sous le titre de: Intorno al « Projet de Programme » della terza Conferenza di diritto internazionale privato, dans la Rivista italiana per le scienze giuridiche, vol. XXVI, livr. III. L'auteur étudie avec beaucoup de talent les dispositions du Projet au point de vue particulier du droit italien; nous déclarons que la lecture de ce travail nous a été très utile pour composer la présente étude et que nous nous y référerons souvent.

Mais, avant d'aborder notre sujet, disons un mot de la question de la rédaction d'un code uniforme de droit international privé Est-il possible et utile, pour les différents États, d'adopter des principes semblables en cette matière, ou bien vaut-il mieux laisser pleine liberté aux divers pays d'inscrire dans leurs lois particulières les règles qu'ils considèrent comme les meilleures? Nous nous sommes déjà occupés de cette question, dans un article sur les idées exposées par M. Anzilotti dans une brochure très remarquable; nous avons même eu l'honneur de faire paraître quelques pages, à cette occasion, dans cette même Revue (1). Nous n'avons pas changé d'opinion, tout en reconnaissant l'indiscutable valeur de l'opinion opposée.

La question, par sa nature même, présente un intérêt actuel, aussi bien au point de vue du droit interne des États qu'au point de vue du droit international proprement dit. La raison en est claire. Les législations des divers pays, à côté d'une série de règles communes répondant aux exigences juridiques universelles, contiennent un nombre plus ou moins grand de préceptes particuliers, qui donnent à chaque législation sa physionomie spéciale, et qui ont leur raison d'être dans les mœurs, les coutumes, les traditions, le génie et la destinée historique de chaque peuple en particulier. C'est le caractère propre et original de la vie de chaque nation qui provoque et justifie en même temps la riche variété des règles en vigueur. Cela se comprend aisément, et si l'activité des personnes physiques et des personnes morales d'un pays déterminé s'exerçait toujours, dans tous les cas, dans les limites d'un territoire soumis à une seule et même loi, si jamais aucune personne étrangère n'apparaissait, il ne surgirait aucun conflit de lois. On ne pourrait pas parler de droit international privé, parce que l'élément de fait qui lui donne naissance ferait défaut. Dans cette hypothèse, le droit national, en vigueur dans une société organisée quelconque, suffirait évidemment, à lui seul, à trancher toutes les contestations possibles. Mais une pareille hypothèse est dépourvue de tout fondement historique; elle ne s'est jamais réalisée d'une façon complète. C'est précisément l'hypothèse contraire qui s'est réalisée, grâce à l'extrême facilité des moyens de communication entre les divers pays. Des étrangers vivent sur le territoire de chaque État et y font tous les actes juridiques imaginables; les nationaux de chaque État font de

(1) Revue, t. XXVI, p. 511 et suivantes.

même à l'étranger. Dès lors, la situation se complique la législation particulière de chaque État, faite pour régler, sur son territoire, les rapports juridiques entre ses sujets, ne suffit plus; il faut, à raison de la nature même de ces relations, avoir recours aux lois étrangères et en imposer l'application ou l'autoriser, suivant les cas. On invoquera tantôt la loi du pays auquel une personne appartient par sa nationalité ou par son domicile, tantôt la loi de la situation des biens faisant l'objet d'un acte juridique, tantôt enfin la loi du lieu où le lien juridique s'est formé, que ce lien résulte d'un acte volontaire unilatéral, d'une convention, d'un fait licite ou illicite, etc. Les cas de ce genre se présentent sans cesse et en foule. On y voit en présence des forces contraires, qui sont le droit territorial et le droit étranger; ce dernier tend à étendre son empire, en exigeant l'application de certains de ses principes hors de son domaine territorial propre; le premier lui oppose une certaine résistance et cherche à sauvegarder l'autonomie du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire national.

Mais, d'autre part, cette lutte ne peut se produire que dans certaines limites, et elle est bien plus apparente que réelle.

La multiplication des relations internationales développe chez les différents peuples la conscience d'une grande ressemblance entre une foule de leurs institutions juridiques; cette ressemblance vient de ce que tous les peuples font partie de la grande famille humaine. Comme les nécessités particulières doivent toujours céder devant les nécessités générales, il s'ensuit que le droit particulier et local d'un État donné doit subir l'influence des droits étrangers, jusqu'à ce que les formes particulières et nationales du droit aient disparu pour faire place à l'unité. C'est en vain qu'un législateur voudrait, en invoquant la justice et la raison des règles qu'il établit, essayer d'en imposer l'application dans tous les cas où les parties font appel à la protection des autorités. Cela ne s'est presque jamais présenté dans l'histoire et se présente aujourd'hui moins que jamais. Il est admis partout que les lois étrangères ont, sur le territoire de chaque État, la même force obligatoire que la législation nationale.

On peut soutenir qu'ainsi la loi étrangère se nationalise, puisqu'elle devient un élément complémentaire, une partie intégrante du droit national, et puisque les juges, en vertu même de ce droit national, sont tenus de l'appliquer. Aussi devons-nous dire qu'en réalité le droit national ne cède pas devant le droit étranger, ou que, du moins, ce n'est pas

là le phénomène essentiel, ce n'en est qu'une face et une conséquence. En réalité, c'est devant un droit général et impersonnel, devenu le patrimoine commun de tous les États, que le droit national est forcé de céder. Ce droit commun des nations, tous les États sont intéressés au même titre à en exiger l'application.

La société des nations n'est pas encore arrivée à un degré parfait d'organisation juridique; elle n'a pas encore réussi à créer un pouvoir international suprême, législatif et judiciaire, bien que de nobles efforts et plusieurs essais aient été faits dans ce but, à diverses époques de l'histoire et même de nos jours. Mais la société n'en existe pas moins, de même que le droit qui la régit. Or, c'est ce droit commun et universel qui, dans l'intérêt de la société internationale tout entière et dans l'intérêt de ses membres, impose des restrictions et des limites aux divers droits nationaux. Ce n'est qu'indirectement, comme simple conséquence de cette nécessité morale et juridique, que le droit d'un État déterminé parvient, dans une certaine mesure, à imposer des restrictions au droit d'un autre Etat.

C'est de cette série de considérations que nous croyons pouvoir déduire le droit indiscutable des États de légiférer en matière de conflits de lois et d'entamer, en leur qualité de membres et organes de la société des nations, des négociations en vue de fixer les principes à suivre pour faire disparaître ces conflits.

Ce but peut donc être atteint de deux manières différentes, à savoir, au moyen de lois intérieures et au moyen de traités. Les traités sont naturellement préférables à la législation intérieure, du moment qu'ils s'inspirent des nécessités de la justice universelle et imposent au droit interne l'obligation de s'y conformer dans tous les cas. Mais, en laissant ce point de vue de côté, on peut dire que ces deux sources de droit international privé, la loi interne et les traités, sont intimement unies l'une à l'autre le droit interne, avec sa physionomie propre, n'est que la réalisation, sous une forme originale, du droit universel, de même que celui-ci, tel qu'on le trouve dans les traités, devient à son tour un véritable droit positif interne dans chaque État contractant. Nous nous trouvons simplement ici en présence d'une application de la règle que les conventions forment la loi des parties qui les ont conclues.

Telles sont donc, aujourd'hui, les sources du droit international privé, grâce auxquelles il se perfectionne et répond de mieux en mieux aux besoins particuliers de chaque pays et aux besoins universels de l'huma

nité. La seule difficulté est de maintenir un juste équilibre entre les tendances opposées; un particularisme exagéré ne tiendrait pas suffisamment compte des principes du droit universel; et si on voulait sanctionner les purs principes du droit universel, il deviendrait difficile d'édicter ces règles spéciales de droit interne, qui seules répondent aux besoins réels d'un peuple déterminé.

En tous cas, le dernier inconvénient n'est pas à craindre de nos jours; loin de là, c'est plutôt l'inconvénient contraire. Chaque État a légiféré en tenant compte surtout de ses traditions juridiques, et si on s'est inspiré des progrès récents, on a toujours eu principalement en vue les sujets de l'État et son territoire, sans se préoccuper, au moins dans une certaine mesure, des règles adoptées par les États étrangers. La conséquence naturelle a été l'insolubilité des conflits de lois; c'est ce qui est arrivé en matière de mariage, par exemple, lorsque le mari et la femme sont soumis à des lois différentes et que les droits de l'un ne répondent pas aux devoirs de l'autre. C'était le droit universel qui était méconnu et, comme les cas de cette espèce se multipliaient de plus en plus, une réaction devait fatalement se produire où s'affirmerait la prééminence de la société internationale sur les États particuliers. Des conventions internationales ont été conclues à diverses époques, mais surtout au cours de notre siècle; elles ont fait suite aux progrès de la science et des législations particulières des divers pays. Bornons-nous à citer, dans cet ordre d'idées, le traité de Montevideo de 1889.

Les traités entre États sont le meilleur moyen d'établir les principes destinés à résoudre les conflits de lois : ils sont la révélation, se produisant il est vrai, par la voie imparfaite du consentement des États contractants, du droit universel et du pouvoir souverain de la société des nations. La multiplication de ces traités et surtout l'adhésion d'un nombre toujours croissant de puissances à une convention unique réglant toute la matière des conflits seraient certainement l'indice le plus décisif de la vie et des progrès de la société internationale. Cela répondrait en même temps aux besoins évidents de l'époque moderne, où l'unité juridique internationale se révèle dans une foule de conventions ou unions entre États. Qu'il nous suffise de citer l'union postale et télégraphique, l'union relative aux poids et mesures, l'union monétaire, l'union pour la protection de la propriété littéraire, artistique et industrielle. On le voit, tous les intérêts de l'homme vivant en société font entendre leur voix et se font accorder une protection juridique. Les

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