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Puisque l'État ne doit pas dans la procédure laisser aux tribunaux la garde de son droit de punir, une question se pose: A qui faut-il confier cette tâche? A un autre organe que le tribunal ou bien aux particuliers? Cette question n'est pas difficile à résoudre. Si l'État veut se passer d'un organe propre d'accusation, il faut qu'il impose la poursuite des délits comme un devoir aux particuliers. Car l'État ne peut pas laisser dépendre la poursuite de leur bon plaisir, puisque la punition des auteurs de délits est une condition indispensable de l'existence de l'État, et puisque la punition suppose la poursuite et la condamnation du délinquant.

Il s'ensuit que l'État doit aussi veiller à ce que les particuliers ne négligent pas ce devoir en omettant des poursuites ou en les exécutant avec légèreté ou seulement pour la forme. Mais en même temps, l'État doit empêcher qu'ils n'abusent de leur droit de poursuivre au préjudice des innocents. On peut, avec raison, se demander s'il est possible à une législation, même la plus parfaite, de satisfaire à ces exigences. Mais en supposant que le législateur y parvînt, qui veillerait à ce que les commandements de la loi fussent toujours observés? Cette mission ne peut pas être laissée aux tribunaux, si l'on veut conserver leur impartialité. Et si on la confiait à un autre organe de l'État, cet organe deviendrait à côté des particuliers dans la procédure pénale le gardien du droit de punir de l'État, et ainsi l'État aurait également un organe propre de poursuite.

Même si ces difficultés, inhérentes à la remise des poursuites aux soins. des particuliers, étaient évitées, l'État ne pourrait pourtant pas compter sur ce que son droit de punir fût utilement gardé dans la procédure pénale. Car la bonne volonté de l'accusateur ne suffit pas; il faut encore un savoir et une capacité qu'on ne peut pas supposer assez développés chez tous les particuliers. Il est vrai qu'il y aurait moyen de remédier à ce défaut, jusqu'à un certain point, en obligeant l'accusateur à se faire assister par un avocat jurisconsulte. Naturellement, l'État devrait alors payer les honoraires de l'avocat. Mais dans un tel arrangement la tâche d'accusateur passerait en réalité dans les mains de l'avocat payé par l'État; l'accusateur privé ne serait qu'un dénonciateur. La différence entre l'avocat chargé de la poursuite et un fonctionnaire de l'État ne serait plus très sensible, car pour être sûr de l'exécution parfaite de la poursuite, l'État devrait se réserver le choix de l'avocat. Mais sans compter qu'on ne pourrait pas toujours trouver un avocat capable, le

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danger subsisterait d'un manque d'uniformité dans les poursuites, car il est évident que l'État ne serait pas à même de surveiller et de diriger l'action des avocats privés aussi bien que l'action de ses propres fonctionnaires.

Donc, il n'y a pas de doute qu'il est plus avantageux à tous les points de vue pour l'État de confier, dans la procédure pénale, la garde de son droit de punir à un organe spécial (1). La question de savoir s'il faut laisser à cet organe le droit exclusif de poursuivre les délits ou s'il faut accorder concurremment aux particuliers un droit d'accusation est trop vaste pour être traitée ici.

On a, il est vrai, émis aussi cette opinion que, même si l'État ne confiait pas la garde de son droit de punir aux particuliers, il n'aurait pas besoin d'un organe spécial, car l'État pourrait faire en sorte que les organes représentant les différentes sphères de l'action gouvernementale surveillassent les intérêts appartenant à sa propre sphère dans la poursuite de délits. Mais à cela on objecte avec raison que les intérêts de l'État, dans le domaine pénal, ne peuvent pas tous être considérés comme appartenant aux divers organes existants de l'activité administrative de l'État. Et même si cette difficulté n'existait pas, il est évident qu'il résulterait d'une telle division des inégalités dans l'application du droit de poursuite, des conflits de compétence et un nombre infiui d'autres difficultés, comme, par exemple, la dépendance de la police vis-à-vis de maîtres nombreux et différents. C'est pourquoi l'intérêt propre de l'État exige que dans la procédure pénale la garde de son droit de punir soit confiée à un seul organe (2). Si cet organe peut en même temps être chargé d'autres fonctions publiques, c'est là une question qui dépend des conditions particulières de chaque État et notamment de la constitution positive de cet organe. Ce qui est essentiel c'est que les fonctionnaires qui apparaissent de la part de l'État comme accusateurs dans la procédure pénale, forment en cette qualité un tout homogène l'organe d'accusation de l'État ou le ministère public.

(1) Comparez SCHMIDT, Staatsanwalt und Privatklager, Leipzig, 1891, p. 30. (2) Comparez W. MITTERMAIER, ouvrage cité, p. 130-131.

NOTES SUR LA NEUTRALITÉ.

PAR

M. ERNEST NYS,

Professeur à l'Université de Bruxelles,
Vice-Président au tribunal de 1" instance,
Membre de l'Institut de droit international,

Deuxième article (1).

VI

Les publicistes se sont appliqués à établir dans la neutralité plusieurs distinctions, et les hommes d'État, à leur tour, ont essayé d'attacher des significations différentes à cette institution juridique. Nous nous contenterons d'énumérer les diverses subdivisions et de les décrire aussi brièvement que possible.

La neutralité naturelle ou générale est celle que chaque État peut garder en vertu de son droit d'indépendance lorsqu'il n'est point lié par une convention contraire.

La neutralité conventionnelle ou particulière est celle qu'un État s'est engagé à observer dans la guerre qui se prépare ou qui se fait actuelle

ment.

La guerre conventionnelle ou particulière se subdivise: elle est tantôt absolue, pleine, entière; tantôt restreinte, limitée, partielle; le dernier cas se présente quand un Etat s'est engagé à fournir certains avantages à l'un des belligérants. Déjà Hübner faisait remarquer, au milieu du XVIIIe siècle, qu'il n'y avait pas, dans ces conditions, de véritable neutralité. La doctrine, de nos jours, entend généralement par neutralité partielle la situation dans laquelle l'État est libre de prendre part à la guerre, tandis qu'une partie de son territoire est neutralisée (2).

La neutralité est pacifique quand l'État se borne à la déclarer et à l'observer; elle est armée, lorsqu'il réunit les forces nécessaires pour la faire respecter par les belligérants.

L'appellation neutralité bienveillante » figure dans quelques actes

(1) Revue, p. 461.

(2) RIVIER, Principes du droit des gens, t. II, p. 378.

diplomatiques du dernier tiers du siècle. Rivier la condamne avec raison; comme il le dit, des actes de bienveillance envers l'un des belligérants sont des actes de malveillance envers l'autre (1).

La neutralité, enfin, est permanente, perpétuelle, lorsque, établie dans l'intérêt général, elle a été acceptée par un État qui a la volonté de rester étranger aux guerres futures et reconnue par d'autres États. « Cette sorte de neutralité, dit M. Piccioni, est forcément conventionnelle, car la paix perpétuelle ne pourrait être assurée à un État sans un accord entre ses voisins. La neutralité perpétuelle est donc la situation d'un État auquel une convention conclue avec d'autres États, ses garants, a garanti une paix perpétuelle (2). » Disons-le, l'adjectif perpé. tuel est inexact; il vaut mieux employer le mot permanent. Les qualificatifs obligatoire, nécessaire, dont quelques auteurs se servent, prêtent également à la critique.

Pour établir la neutralité permanente il faut une convention. Mais il va sans dire que toute neutralité conventionnelle n'est pas nécessaire. ment permanente et ne doit pas nécessairement durer indéfiniment; la neutralité conventionnelle peut être temporaire.

Moins que les autres modes de la neutralité, la neutralité permanente a fait l'objet des études des jurisconsultes et des historiens; non pas, sans doute, qu'il n'existe à cet égard de savants écrits, que nous aurons, du reste, l'occasion fréquente d'invoquer, mais, l'institution elle-même est d'origine récente, somme toute, et les cas d'application n'ont pas été nombreux. Il en est tout autrement des problèmes de la neutralité naturelle ou générale, en d'autres mots de la neutralité proprement dite; ceux-ci ont été étudiés avec soin; des solutions diverses ont pu être suggérées, mais du moins des discussions se sont produites dans lesquelles des arguments de grande force ont été mis en avant par les adversaires. Pour la neutralité dans la guerre continentale et plus encore pour la neutralité dans la guerre maritime, nous ne possédons pas seulement les écrits didactiques des publicistes; nous avons les mémoires des juristes et des hommes d'État; nous avons même les décisions des cours de justice. C'est que l'intérêt pratique est considérable; tous les États du monde sont lésés quand les règles de la neutralité ne sont point observées; les États belligérants tout autant que les Etats neutres sont ainsi amenés à exercer une stricte surveillance, à

(1) Ibid., t. II, p. 378.

(*) C. PICCIONI, Essai sur la neutralité perpétuelle, p. 9.

dénoncer les infractions, à discuter la portée et l'applicabilité des principes. En ce qui concerne plus particulièrement la neutralité dans la guerre maritime, des règlements et des édits ont été rédigés et promulgués, des conventions ont été conclues, des déclarations d'une portée universelle ont été faites, comme, pour la citer, la Déclaration de Paris du 16 avril 1856, à laquelle presque tous les gouvernements du monde ont adhéré. Tel, répétons-le, n'a pas été le cas des obligations que peut engendrer la neutralité permanente; c'est dire qu'il n'est pas superflu d'appeler l'attention sur cette création moderne de la politique et du droit international, quand ce ne serait que pour avoir l'occasion de montrer comment elle a apparu et de faire ressortir le mérite qu'ont eu à l'étudier et à la faire connaître des publicistes comme Arndt, comme M. Hilty et comme M. Schweizer.

La neutralité permanente n'apparaît guère qu'au commencement du XIX siècle.

L'exemple de la Franche-Comté et du duché de Bourgogne, dont nous avons indiqué la neutralisation opérée au début du xvI° siècle ne serait point topique; car la neutralité de ces territoires n'avait été affirmée que par les souverains eux-mêmes; tout au plus pouvait-on compter sur l'assentiment implicitement donné par les cantons suisses; les autres États n'étaient point intervenus dans les négociations et ils n'avaient contracté aucun engagement. Au surplus, la durée même de la convention avait été limitée.

A la fin du XVIIIe siècle une combinaison fut imaginée au sujet de ce qui restait de la république de Pologne. En 1791, l'empereur Léopold II proposa à Catherine II de transformer cette république en monarchie héréditaire au profit de l'électeur de Saxe; il conclut même avec le roi de Prusse un traité dont un article secret avait précisément en vue d'amener la Russie à convenir avec la Prusse et avec l'Autriche que rien ne serait entrepris pour altérer l'intégrité de la constitution polonaise, ni pour placer sur le trône un prince appartenant à la Maison d'un des contractants. Seulement le refus de Catherine II empêcha toute réalisation du plan, et, d'ailleurs, en tout état de cause, il s'agissait non d'une neutralisation, mais d'un projet de garantie (1).

On ne peut non plus invoquer la situation créée, en 1803, pour le

(1) MORAND, Les origines de la neutralité perpétuelle, dans la Revue générale de droit international public, 1894, p. 522 et suivantes.

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