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LA

JURIDICTION DU CONSEIL D'ÉTAT

ET SES TENDANCES ACTUELLES (1)

I

L'existence de la juridiction administrative a fait l'objet, en notre pays, de polémiques retentissantes auxquelles l'Académie des sciences morales et politiques s'est trouvée elle-même mêlée. Nous n'avons point l'intention de reprendre ce grand débat. Laissant de côté les controverses doctrinales, nous chercherons simplement à montrer comment cette juridiction entend à l'heure présente ses devoirs, et à savoir si elle s'efforce d'assurer à ses ressortissants les conditions d'une bonne justice. Il ne serait pas possible de suivre, dans leur activité quotidienne, les corps très nombreux qui la constituent. II faudra donc s'attacher uniquement ici à celui qui est le régulateur de tous les autres, le juge d'appel ou de cassation des litiges déjà tranchés par eux, en même temps que le juge de premier et dernier ressort des affaires administratives qui leur échappent, à savoir le Conseil d'État statuant au contentieux. Nous voudrions examiner en cette étude son fonctionnement actuel, en nous demandant s'il satisfait aux diverses exigences que conçoit pour lui la raison juridique. La composition de ce corps donne-t-elle de suffisantes garanties d'indépendance, d'impartialité, de compétence? Sa procédure est-elle éclairée, rapide, économique? Ses décisions sont-elles suffisamment respectueuses, tant de la loi positive que de l'équité? Telles sont les questions que nous aurons à résoudre tour à tour.

1. Travail lu devant l'Académie des sciences morales et politiques et publié en brochure chez les éditeurs Giard et Brière, 16, rue Soufflot, Paris. L'intérêt de cette étude et le nom de son auteur expliquent suffisamment sa reproduction dans la Revue générale d'administration. (N. de la R.)

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II

L'indépendance est la première des qualités qu'on demande au magistrat, spécialement l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif. Pour l'assurer aux membres des cours et des tribunaux, on a cru devoir, en notre pays, leur donner le bénéfice de l'inamovibilité. De ce bénéfice, les membres du Conseil d'État ne jouissent pas. Il y a, à cela, une raison sérieuse. S'il est un corps judiciaire, le Conseil d'État est aussi un corps administratif. Il rend des arrêts au contentieux, mais par ailleurs il donne de simples avis au gouvernement. Or il semble qu'on ne puisse priver ce dernier du droit de choisir et de remplacer librement ses conseillers. Tant qu'il restera un « Conseil », le corps dont nous nous occupons ne devra pas, logiquement, songer à l'inamovibilité légale.

Mais cela ne va-t-il pas le mettre à la discrétion du gouvernement, dans l'exercice même de ses fonctions proprement judiciaires? Cette crainte, qu'on pourrait avoir a priori, se trouverait en fait sans fondement. La chose paraît, aujourd'hui, établie avec certitude.

D'abord, l'inamovibilité, si elle n'appartient pas en droit aux membres du Conseil d'État, leur est concédée en fait. Depuis les mesures collectives qui ont, en 1879, renouvelé cette assemblée, pour mettre sa composition en harmonie avec les principes du gouvernement nouveau, « pour donner à la République un Conseil d'État républicain », il n'a plus été touché à ce corps par des raisons politiques. Personne n'y a été frappé pour délit d'opinion. Le Conseil d'État a pu rendre bien des arrêts désagréables au gouvernement; celui-ci n'y a jamais répondu par des révocations. On peut penser, d'ailleurs, que des exécutions de ce genre seraient extrêmement mal accueillies au Parlement, dans la presse et dans le public. La garantie des juges administratifs et elle est bien forte réside dans le sentiment très généralement répandu que leur indépendance est une sauvegarde pour tous les intérêts légitimes.

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En second lieu, on ne doit pas se méprendre sur la portée réelle qu'a le bénéfice légal de l'inamovibilité. Il ne sert point à grand'chose de retirer au gouvernement le droit de révoquer les magistrats, tant qu'on lui laisse celui de les priver de toute espèce

d'avancement. C'est beaucoup plutôt par l'espérance que par la crainte que son influence peut s'exercer. Or justement ce moyen d'action ne lui appartient pas, en fait, vis-à-vis des conseillers d'État, puisqu'ils sont au sommet de la hiérarchie administrative, et qu'ils n'ont plus, dans leur carrière, à peu près rien à attendre de la faveur officielle.

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Cette raison, à la vérité, ne vaut que pour les conseillers d'État eux-mêmes, et non pour les maîtres des requêtes et les auditeurs, parmi lesquels sont choisis les rapporteurs et les commissaires du gouvernement au contentieux. Mais on n'a jamais constaté que pouvoir ait trouvé plus de docilité chez les jeunes membres d'un corps que chez leurs anciens. Les conclusions des commissaires sont données publiquement; chacun peut constater avec quelle liberté d'esprit ils apprécient les actes de l'autorité. Le nom qu'ils portent ne doit pas faire illusion à cet égard. Ils ne représentent en aucune manière le gouvernement, contre lequel ils concluent souvent. Les ministres n'ont devant la juridiction du Conseil d'État d'autres représentants que leurs avocats, si mieux ils n'aiment se borner à formuler leurs observations par un simple mémoire personnel. Quant aux commissaires, ils parlent au nom de la loi seule ; leur vrai titre serait : commissaires de la République.

Des dispositions réglementaires ont, du reste, été édictées pour empêcher l'immixtion du pouvoir dans l'exercice de la haute justice administrative. Le garde des sceaux, bien qu'il soit le président du Conseil d'État, ne peut présider, ni la section, ni l'assemblée publique du contentieux. Les autres ministres n'y peuvent siéger. Elles ne doivent comprendre, ni conseillers d'État en service extraordinaire, ni conseillers d'État en service ordinaire délégués temporairement à la tête de services publics. C'est dire que tout membre du Conseil d'Etat faisant partie de l'administration active est exclu du service contentieux. A ces règles impératives s'ajoutent des pratiques inspirées du même esprit. Le Conseil d'État au contentieux garde jalousement son autonomie en face de l'administration. Il lui fait volontiers sentir qu'il est son juge. Quand elle conserve trop longtemps un dossier qui lui a été communiqué pour avoir ses observations, il rend une ordonnance de rétablissement. Quand, partie dans une affaire, elle ne fournit pas une réponse complète, son silence partiel est interprété comme l'aveu d'une

erreur ou d'une faute de service. La juridiction du Conseil d'Etat apparait, par suite, à nombre d'administrateurs, comme une espèce d'épouvantail. Des mesures arbitraires ont été rapportées, sur le simple avis du dépôt d'un pourvoi au contentieux. D'autres ont été évitées, uniquement par sa menace.

On voudra bien ne pas voir dans ce qui précède de simples affirmations. Les preuves sont assez abondantes et assez publiques pour qu'on puisse et doive se borner à en citer quelques-unes. Il y a toute une branche du contentieux administratif, la matière des recours pour excès de pouvoir, qui suppose cette indépendance du Conseil d'État en face de l'administration et qui en témoigne hautement. On sait que la loi s'est bornée à la prévoir d'un mot et que le développement de l'institution est l'œuvre du Conseil. Nous aurons à revenir plus loin sur quelques-unes de ses applications les plus caractéristiques. Indiquons seulement ici qu'il n'est presque aucune autorité publique — centrale ou locale, nommée ou élective — qui ne se soit vue rappelée, par quelque décision du Conseil sur un recours de cette sorte, au respect des compétences établies, des formes légales, des droits acquis, du texte ou de l'esprit de la loi. Dira-t-on que le Conseil d'État statuant au contentieux est aux ordres du gouvernement, quand on voit un de ses arrêts (1) annuler la décision du ministre des travaux publics relative à la durée de la garantie d'intérêts due à deux compagnies de chemins de fer, et cet arrêt être suivi, le lendemain, de la démission de ce ministre, puis de la chute du cabinet tout entier, qui fut l'occasion de la retraite volontaire du Président de la République? Ces conséquences, la dernière surtout, n'étaient sans doute pas prévues lorsque l'arrêt fut rendu. Mais des considérations de cet ordre ne sont pas de nature à déterminer le juge. Et l'on ne croira pas que cette décision célèbre soit isolée, si l'on parcourt le recueil des arrêts du Conseil d'État. Sans cesse il contient des annulations d'actes administratifs, moins importantes par leurs conséquences, mais non moins courageuses dans leur principe. N'en citons ici qu'une seule, à titre d'exemple. Le Conseil d'Etat, pendant longtemps, n'a pas admis qu'on pût lui demander l'annulation des sectionnements électoraux des communes, votés par les conseils généraux des dé

1. Compagnies d'Orléans et du Mici, 12 janvier 1895.

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