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LA RÉTROACTIVITÉ ADMISE.

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rappela que les pauvres desservants à la portion congrue avaient montré une charité bien plus active que les prélats fastueux. On chicana sur quelques chiffres, mais les propositions du comité ecclésiastique passèrent presque intégralement, bien que l'abbé Gouttes et l'abbé Grégoire eussent demandé que les curés reçussent en biens-fonds la moitié de leur traitement. Le titre sur la résidence passa sans difficulté. L'ensemble du projet fut adopté le 17 juin. La pensée qui l'inspira ressort avec clarté de cette parole de Camus prononcée le 1er juin : « L'Eglise est dans l'Etat, l'Etat n'est pas dans l'Eglise. Nous sommes une convention nationale; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion. » C'était oublier que la liberté ne consiste pas à étendre la souveraineté de l'Etat, même quand cette souveraineté est collective et qu'elle s'est constituée en Convention nationale, mais bien à la restreindre, à l'arrêter devant la conscience; devant la pensée, devant tout ce qui ne relève que de l'individu. La suite des événements devait prouver que l'Etat le plus populaire ne peut impunément toucher aux choses de l'âme, et que quand il s'est empêtré dans une réglementation si délicate et si périlleuse, il s'est préparé les plus indomptables résistances. Une mesure complémentaire de la constitution civile du clergé restait à prendre. Il s'agissait de régler le traitement des ecclésiastiques actuellement en charge. La loi nouvelle aurait-elle une action rétroactive? Les réductions porteraient-elles sur les gros traitements des dignitaires du haut clergé qui étaient entrés dans les ordres à certaines conditions dont ils n'avaient pu prévoir l'abrogation? Telle était la question qui se posait. Après une discussion très vive, et malgré la ridicule réclamation de Roederer qui demandait une compensation financière pour les infortunés qui avaient accepté une séparation éternelle avec le beau sexe, l'Assemblée vota le 23 juin dans le sens de la rétroactivité. Il fut décidé qu'à compter du premier janvier 1791 les archevêques et évêques dont les revenus ecclésiastiques n'excédaient pas 12,000 livres, n'éprouveraient aucune réduction et que ceux dont les revenus excéderaient cette somme auraient 12,000 livres plus la moitié de l'excédant sans que le tout dépassât

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LA CONSTITUTION CIVILE FIDÈLE A L'ANCIEN RÉGIME. 30,000 livres, à l'exception de l'archevêque de Paris dont le traitement était fixé à 75,000. L'usage des bâtiments et jardins épiscopaux était laissé aux dignitaires ecclésiastiques. La constitution civile du clergé était ainsi mise en vigueur aussitôt que décrétée.

Il est juste de reconnaître à la décharge de la Révolution que cette constitution n'a été qu'une rigoureuse application des maximes de l'ancienne monarchie. C'était tout simplement du gallicanisme à outrance. On peut s'en convaincre eên lisant la fameuse consultation que Louis XIV demande sur ses droits, touchant l'administration d'Eglise, à Le Vayer de Boutigny, l'un de ses maîtres des requêtes. Le savant jurisconsulte distingue dans l'Eglise le corps politique et le corps mystique. Dans toute sa vie extérieure et sociale elle dépend entièrement du prince, car elle est dans l'Etat, et l'Etat n'est pas en elle. Le corps mys tique qui comprend la doctrine, la discipline, les sacrements, semblerait devoir échapper à toute domination purement terrestre. Il n'en est rien; le prince n'est pas seulement magis trat politiqué, il est encore le protecteur de l'Eglise et tout ce qui lui a échappé à titre de magistrat il le ressaisit comme son protecteur. Non content de protéger l'Eglise contre ses adversaires en mettant son glaive à son service, il la protége encore contre elle-même, il la surveille avec un soin jaloux. Il ne se mêle pas sans doute de la foi, mais dès que cette foi se traduit en actes publics, c'est-à-dire dès qu'elle se manifeste, elle tombe sous son contrôle. Tantôt c'est le gardien de l'Etat qui ne permet pas que l'Eglise porte atteinte à sa souveraineté ou aux intérêts du pays; tantôt c'est le protecteur de la religion qui ne souffre pas qu'elle s'égare par un zèle mal entendu. « Dieu, dit naïvement l'auteur, a voulu que son Eglise eût la simplicité et, selon le monde, la faiblesse des enfants. Aussi lui a-t-il donné donné les rois comme tuteurs pour la protéger et la secourir dans toutes les choses où elle n'est pas capable de se défendre. » L'Eglise ne peut jamais abandonner à l'Etat << une chose de nécessité au salut, » c'est-à-dire tout ce qui est

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LA CONSTITUTION CIVILE FIDÈLE À L'ANCIEN RÉGIME. 123 de commandement divin et de foi. Mais s'il s'agit d'une chose qui ne soit pas de nécessité au salut, et qui tende seulement à une plus grande perfection, il faut qu'elle cède aux lois et aux nécessités de l'Etat. En effet, tout ce qui n'est pas de nécessité au salut, mais qui est seulement d'une plus grande perfection, n'est point de l'exprès commandement de Dieu, c'est seulement un conseil. Au contraire, les lois de l'Etat sont de l'exprès commandement de Dieu qui nous ordonne d'obéir aux princes, et elles sont par conséquent d'obligation pour le salut lui-même 1. Certes la latitude laissée à l'Etat par cette nouvelle théorie du salut semble assez grande; cependant de peur qu'il n'y ait quelque méprise dont profite la liberté de la religion, le juriste de l'ancienne monarchie revendique avec énergie tous les droits particuliers qui lui paraissent revenir au roi. Il est très difficile de discerner ce qui reste à l'Eglise, sinon un droit abstrait et sans application. Ainsi elle doit faire annoncer sa doctrine; le prince séculier ne saurait légitimement l'en empêcher, mais il n'est pas de nécessité absolue que l'Evangile soit prêché par un tel prédicateur, à un tel lieu et à de telles heures. « Or, dans l'intérêt de l'Etat, le roi a le pouvoir de régler le choix de la personne, ainsi que le lieu et le temps de la prédication *. » La prière est de droit divin en quelque sorte, mais quand elle se manifeste par des formes spéciales d'une manière collective, c'est à l'Etat qu'il appartient de la régler ou de l'autoriser. Les conciles sont nécessaires à l'Eglise, mais c'est au prince à les convoquer, à les accepter et même à les dissoudre quand ils causent du trouble. La prêtrise est indispensable à la société religieuse, mais le prince en détermine les conditions. Il n'y a pas jusqu'au sacrement dont il ne surveille la célébration, et ne prévienne les abus possibles. Enfin, chose remarquable, la nécessité du serment politique est nettement articulée pour les ecclésiastiques. « Dans l'ordre surnaturel il est indubitable que Dieu a établi son Eglise au-dessus de tous les Etats, mais l'ordre

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IDÈLE A L'ANCIEN RÉGIME.

124 LA CONSTITUTION CIVILE surnaturel n'étant que pour les choses surnaturelles et divines il ne concerne que les choses surnaturelles; hors la foi, tout le reste est naturel et humain; il faut donc suivre l'ordre naturel dans le reste. Quel est cet ordre? C'est que le membre obéisse au chef, je veux dire que l'Eglise qui est un membre de l'Etat s'assujettisse aux lois du magistrat politique. » Là où le magistrat ne suffit pas ou doit se retirer, le protecteur paraît avec toutes les garanties de mysticité qu'il offre à l'épouse du Christ et ainsi le réseau est si bien ourdi qu'il n'y a plus place pour une seule liberté. D'après notre maître des requêtes, l'Eglise ressemble à un vaisseau; le gouvernail est aux mains de l'autorité spirituelle, mais le capitaine, qui seul fait marcher la manœuvre en imprimant une crainte salutaire, c'est l'Etat. Cette comparaison digne d'un conseiller de Louis XIV révèle suffisamment l'esprit du système. On pouvait prévoir ce que ferait le capitaine dans un jour de péril et de tempête. Les mesures les plus hardies de la Révolution française à l'égard de l'Eglise étaient ainsi justifiées d'avance au point de vue de la plus pure tradition monarchique,

Mais personne ne faisait ces réflexions. On était rangé en deux camps profondément séparés; d'un côté les novateurs qui l'étaient trop peu et d'un autre côté les représentants de l'ancienne société. Ceux-ci s'imaginaient que l'on en avait renversé les bases tandis qu'on tournait contre eux les maximes de leurs pères. Aussi leur exaspération ne connaissait-elle plus de bornes, et dans toute la France la résistance, déjà frémissante depuis le vote sur les biens du clergé, s'organisait et allait pousser l'Assemblée à de nouvelles violences et à de nouvelles iniquités.

CHAPITRE IV

Premières résistances du clergé. - Troubles à Nîmes et à Montauban. serment politique imposé au clergé. - Scène pathétique à l'Assemblée. Adresse de Mirabeau à la nation. Pamphlet de Camille Desmoulins.

Le

L'esprit de liberté, nous l'avons reconnu, avait visité plus d'un presbytère et plus d'un cloître à la fin du dix-huitième siècle. Il s'était même imposé avec toute la puissance d'une opinion triomphante à quelques hauts dignitaires de l'épiscopat. Nous pensons encore qu'on eût pu, sinon rallier entièrement l'Eglise de France à la cause des grandes réformes, éviter au moins de la blesser au cœur et d'y soulever la plus invincible des résistances, celle qui s'appuie sur les scrupules de la conscience. La majorité de la chambre du clergé s'était ralliée au tiers avant même que le roi eût parlé. Ce succès considérable conseillait une politique mesurée, prudente, pleine de ménagements pour des alliés aussi utiles et dont l'influence pénétrait si loin dans toutes les classes de la société. Nous avons vu que la politique contraire fut suivie par l'Assemblée nationale et qu'elle se laissa promptement emporter à des mesures radicales qui devaient irriter profondément la portion du clergé que des passions démocratiques très vives ou des rancunes jansénistes trop justifiées n'avaient pas placée en tête de la Révolution. L'opposition cléricale était particulièrement dangereuse parce qu'elle était tout organisée, tout armée. Aussi excita-t-elle les plus vives alarmes et les plus ardentes colères; elle poussa l'Assemblée à s'opiniâtrer dans ses fautes, à se porter sans délai aux extrêmes et à faire des lois, comme on fait la guerre, avec l'unique préoccu

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