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quée, voulue presque par les chefs d'industrie, un abus du droit de grève, à moins de condamner celui-ci dans son essence même. Or c'est seulement au cas d'abus du droit de congé qu'aux termes d'une jurisprudence constante l'article 1780 autorise la partie congédiée à réclamer à l'autre partie des dommages-intérêts (1).

Ici une double remarque s'impose : 1° Les tribunaux, appréciant toujours du point de vue individualiste les responsabilités encourues, se considèrent comme en droit d'envisager la grève comme abusive au regard de ceux qui en ont pris l'initiative, et comme un événement de force majeure, exclusif de toute responsabilité civile, relativement aux masses ouvrières entraînées plus ou moins volontairement dans une grève qu'elles ont subie sans l'avoir provoquée (2). —

(1) Sur la signification exacte de l'article 1780, nouveau, tel qu'il est interprété par la jurisprudence, et le sens du mot abus du droit de congé dans la théorie dominante, cons. notamment: Esmein, note sous S. 98. 1. 21; A. Wahl, Du motif de légitime rupture dans le contrat de louage de services (Quest. prat., 1903, p. 161); Pic, Traité de législ, indust., nos 1169 et suiv., et les nombreuses autorités citées en note sous p. 857; Ferrand, De la résiliation du louage de services à durée indéterminée. — V. aussi les notes de MM. Planiol, sous D. 93. 2. 377, 98. 1. 329; Chauveau sous Pand., 93. 1. 481; Appert sous S. 99. 1. 33; Baudry-Lacantinerie et Wahl, Du contrat de louage, 2o éd., t. I, p. 416 et s.; Dalloz, Suppl. au Rép., vis Louage d'ouvr., n. 320, et Travail, nos 165 et suiv.; Rép. Fuzier-Herman, vo Louage d'ouvr., nos 216 et suiv. - Parmi les arrêts de principe de la Cour suprême, cons. notamment : Cass., 20 mars 1895, S. 95. 1. 313, 317 et 318; D. 95. 1. 249; 2 mars 1898, S. 99. 1. 33; D. 98. 1. 329; 12 nov. 1900 (deux arréts), D. 1901. 1. 22 et 23.

(2) Sur la grève envisagée comme un cas de force majeure au regard de certaines catégories d'ouvriers, cons. notamment Trib. comm. Tarare, 30 déc. 1890, cité suprà; Trib. civ. Seine, 5 août 1893, Loi, 13 août 1893; Trib. comm. Lyon, 12 janv. 1900, D. 1900. 2. 199; Dijon, 3 juill. 1900, D. 1901. 2. 251; Trib. civ. Montbéliard, 25 juill. 1900, Bull. off. trav., 1901, p. 22; Nancy, 15 juin 1903, Rec. de Nancy, 1903, p. 279; Douai, 23 nov. 1903, Gaz. trib., 29 janv. 1904. V. aussi concl. de M. l'avoc. gén. Feuilloley sous Cass., 18 mars 1902, D. 1902. 1. 323; Hamelet, La grève devant la loi et les tribunaux, p. 189. Il convient de remarquer ici que, dans la théorie dominaute, ce concept de force majeure est essentiellement subjectif. Une même grève peut être qualifiée de force majeure au regard des ouvriers ou de certains groupes d'ouvriers, et n'être pas qualifiée telle lorsqu'il s'agit de rechercher si le patron peut exciper de la grève de son personnel pour se faire exonérer de ses engagements au regard des tiers. Sur cette question, qui est en dehors du cadre de notre étude, cons. notamment :

2° Si l'on se place sur le terrain de l'article 1780, il n'est pas indispensable que les clauses du contrat sur le délai-congé aient été méconnues par les grévistes pour donner une base légale à la condamnation à des dommages-intérêts. La rupture brusque et sans préavis, même lorsqu'elle est formellement autorisée par le contrat (les règlements d'atelier suppriment assez fréquemment le délai-congé (1), dans un intérêt patronal évident, mais ici la réciprocité s'impose), peut être considérée comme abusive, si d'ailleurs le tribunal la tient pour injustifiée.

Telle est, ramenée à ses traits essentiels, la doctrine jurisprudentielle, telle qu'elle se dégage de l'ensemble des décisions rendues dans ces dernières années sur la responsabilité encourue pour faits de grèves (2). Nous la trouvons syn

Amiot, De la répercussion des grèves ouvrières sur l'exécution des contrats (Annales de dr. commerc., 1903, p. 65, no 200); Pic, Traité, no 326; Hamelet, op. cit., p. 35 et s.; A. Colin, note sous D. 1904 2. 73.

(1) Sur les usages et la jurisprudence en matière de délai-congé, cons. Bull. off. travail, 1903, p. 308 et 1005; sur l'enquête sur le délai-congé ouverte par le Cons. sup. du travail, V. Bull. off. trav., 1903, p. 824.

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(2) Cons. principalement, dans le sens de l'application, au cas de rupture brusque, ou abusive, du contrat de travail par le fait d'une grève ouvrière, de l'article 1780 du Code civil: - Cass. req., 18 mars 1902, S.1903. 1. 465; D. 1902. 1. 323; Trib. comm. Tarare, 30 déc. 1890, préc.; Trib. comm. Seine, 30 janv. 1894, Fr. judic. 94, p. 101; Just. paix Paris, 27 déc. 1899, Journ. des prud'h. 1900, p. 11; Trib. comm. Lyon, 12 févr. 1900, et Trib. civ. de Montbéliard, 28 juill. 1900, préc.; Tib. comm. Seine, 14 janv. 1902, Journ. des pruď'h., 1902, p. 100; 6 août 1902, D. 1904. 2. 219; Trib. comm. Clermont-Ferrand, 29 déc. 1903, Bull. off. 1904, p. 223; Just. paix Carvin, 16 janv. 1904, Bull. off. 1904, p. 225. Ces deux dernières espèces sont particulièrement intéressantes. Dans l'affaire soumise au tribunal de commerce de Clermont il s'agissait d'une grève extrinsèque au contrat de travail, déclarée par le syndicat des employés de tramways pour obtenir la réintégration d'un employé syndiqué congédié : condamnation, pour rupture de contrat, sans préavis, au mépris du règlement d'atelier de la Compagnie. Dans la dernière affaire, les verriers de Hénin s'étaient mis en grève à raison d'une retenue de salaire qui leur avait été imposée et qu'ils considéraient comme contraire au contrat de travail. Le caractère abusif d'une telle grève était au moins discutable; néanmoins, les promoteurs furent condamnés à des dommages-intérêts; - le syndicat, qui s'était interposé en vue d'obtenir une solution amiable, fut renvoyé indemne. La jurisprudence anglaise, pendant longtemps opposée à la responsabilité civile des syndicats promoteurs de grèves, s'est aujourd'hui engagée dans la même voie que la jurisprudence française, depuis l'arrêt de la Chambre des Lords

thétisée dans le passage suivant des conclusions de M. l'avocat général Feuilloley, sous l'arrêt de Cass. précité du 18 mars 1902: «...Selon le pourvoi, la brusque cessation du travail, au mépris d'une convention expresse ou tacite, qui serait passible de dommages-intérêts s'il s'agissait d'un acte individuel, ne saurait motiver aucune condamnation s'il s'agit d'un acte corporatif ou collectif... Et où donc, dans quel texte trouverait-on cette distinction entre l'acle individuel et l'acte collectif? Oui, assurément, la grève est l'exercice d'un droit... mais un droit, si étendu qu'il soit, trouve toujours sa limite dans le droit d'autrui, et surtout dans le respect des conventions... Les articles 414 et 415 du Code pénal consacrent le droit de grève, mais ne confèrent aux grévistes ni privilèges, ni droits particuliers dérogatoires au droit commun... ».

Certains conseils de prud'hommes ont cherché à atténuer la sévérité de la thèse jurisprudentielle par une distinction, d'ailleurs aussi rationnelle qu'équitable, entre le cas où la rupture est réellement brusque et inopinée, et celui où la grève est précédée de négociations infructueuses. C'est ainsi que le conseil des prud'hommes de Reims considère comme équivalant au préavis la démarche faite par les délégués ouvriers auprès du conseil en vue de solliciter son intervention amiable auprès du patron, démarche constatée par l'envoi au patron d'un avis de comparution (Cons. de prud'hommes de Reims, 29 déc. 1900 et 30 avr. 1902, Journ. des prud'h., 1901, p. 13, et 1902, p. 140). Une démarche des coalisés, antérieure à la grève, auprès du juge de paix (plus qualifié que les prud'hommes pour cette mission conciliatrice, d'après la loi elle-même, L. 27 déc. 1892), aurait évidemment la même efficacité. Mais il faut bien reconnaître que, dans son ensemble, la jurisprudence ne paraît pas s'être associée à ce libéralisme relatif des prud'hommes de Reims : les exemples ne sont pas rares de grévistes condamnés à

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du 22 juill. 1901 (Labour Gazette, août 1901, p. 237). Sur cette jurisprudence nouvelle, cons. notamment Briquet, Les trade-unions devant les tribunaux anglais (Mouv. socialiste, 8 et 15 févr. 1902); Villey, Le droit de coalition, 1903, p. 228 et s.

des dommages-intérêts, alors cependant que des négociations amiables avaient précédé la déclaration de grève et que par suite le patron ne pouvait exciper d'aucune surprise.

L'on ne saurait trop insister sur la gravité de la thèse jurisprudentielle que nous venons d'exposer. Les tribunaux deviennent, dans ce système, les souverains appréciateurs des motifs de la grève; il leur est toujours loisible, par cette menace d'une condamnation civile susceptible de ruiner le syndicat promoteur de la grève, de paralyser l'action concertée des travailleurs, de disloquer les forces ouvrières au moment peut-être où elles sont près d'atteindre le but et d'obtenir du patronat des concessions jugées nécessaires (1). Et sur quoi se base en somme la condamnation, lorsqu'elle intervient? Sur une appréciation toute subjective des motifs de la coalition, appréciation sujette à de nombreuses. causes d'erreur et presque forcément tendancieuse. Cette pratique est grave, et ne devrait être admise que si réellement elle était imposée par la loi : or elle ne l'est pas, nous l'établirons bientôt.

Une seconde conséquence pratique de la thèse jurisprudentielle, découlant d'ailleurs logiquement de la précédente, réside dans le droit absolu pour le patron de ne pas reprendre les grévistes à l'issue de la grève, à moins qu'il ne s'y soit engagé au cours des négociations, et que cette reprise n'ait fait l'objet d'une clause spéciale de l'arrangement intervenu. Le raisonnement est d'une logique irréfutable en

(1) C'est à ce point de vue que se sont placées les Trade-Unions anglaises pour ouvrir une campagne énergique contre la nouvelle jurisprudence anglaise, signalée plus haut, qui, contrairement à une pratique constante jusqu'en 1901, consacre la responsabilité civile des syndicats pour faits de grève. Portée sur le terrain politique, la campagne a abouti au dépôt sur le bureau de la Chambre des Communes, par le parti ouvrier et une fraction du parti libéral, d'un projet de loi sur les conflits industriels condamnant expressément la nouvelle jurisprudence. Le Gouvernement en a ajourné la discussion en faisant ordonner une enquête, mais la question ne peut manquer de revenir bientôt, dans toute son ampleur, devant le Parlement anglais. V. Alfassa, La loi sur les conflits industriels devant le Parlement anglais, le 8 mai 1903 (Rev. popul. d'écon, sociale, juillet 1903, p. 51); Mantoux et Alfassa, La crise du trade-unionisme, 1903. · V. aussi notre Traité, nos 305 et 322.

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apparence. L'ouvrier qui se met en grève rompt ipso facto, dit-on, le contrat qui l'unissait au patron. Celui-ci recouvre donc toute sa liberté : il peut, à son gré, réembaucher l'ouvrier ou refuser de le reprendre. S'il refuse, non seulement il nedoit de ce chef aucune réparation, mais il peut au contraire réclamer des dommages-intérêts à son ex-ouvrier pour rupture abusive du contrat.

« Attendu, lisons-nous dans un jugement du conseil des prud'hommes de Reims (1), que s'il convient aux ouvriers d'abandonner le travail pour forcer l'entrepreneur à modifier plus favorablement les conditions du travail, ils le font à leurs risques et périls, comme la cessation du travail par le patron n'empêcherait pas les ouvriers de se pourvoir dans d'autres entreprises; Attendu que nulle loi n'empêche les patrons de faire continuer le travail par qui bon leur semble, en embauchant de nouveaux ouvriers, comme l'ouvrier pourra toujours, en cas d'arrêt brusque de la part du patron, se procurer du travail dans une autre entreprise ... ».

Ces deux premières conséquences du système jurisprudentiel sont manifestement contraires aux intérêts de la classe ouvrière. Il en est une troisième, très discutable il est vrai, qui leur semble à première vue très favorable; nous voulons parler de la répercussion, sur le calcul du salaire de base en cas d'accident du travail, du principe que la grève emporte rupture du contrat de travail.

On sait qu'aux termes de l'article 10, § 2 de la loi du 9 avr. 1898, le salaire servant de base à la fixation des rentes doit s'entendre, pour les ouvriers occupés pendant moins de douze mois avant l'accident, de la rémunération effective qu'ils ont reçue depuis leur entrée dans l'entreprise, augmentée de la rémunération moyenne qu'ont reçue, pendant la période nécessaire pour compléter les douze mois, les ouvriers de la même catégorie. Cet article, on le remar

(1) Cons. prud'h. Reims, 30 avr. 1902, Droit, 7 mai; Cons. prud'h. Amiens, 14 mai 1904, Monit. judic. de Lyon, 22 juin; Trib. civ. Narbonne, 23 juin 1904, Bull. off. trav., 1904, p. 802. V. aussi Cass., 18 mars 1902, précité. Cf. Trib. comm. Lyon, 12 janv. 1900, D. 1900. 2. 199. Contrà Cons. prud'h. de Roubaix, 9 juin 1891, Loi, 4-5 oct. 1891.

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