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Oh! que tu es belle ainsi! s'écria-t-il ; mais regardetoi donc, et compare-toi aux autres femmes; est-ce qu'il y en a une plus belle que toi? est-ce qu'il peut y en avoir une aussi aimée que toi?

- Il ne me convient pas d'être aimée seulement plus que les autres, dit fièrement la créole ; je veux être aimée seule. Mais c'est bien ainsi que je l'entends, dit Camille.

Au fait! dit Dolorès; maintenant que j'ai les preuves en main, essayeras-tu de nier que tu aies une intrigue avec cette méchante créature?

Ce mot de créature, appliqué à sa bien-aimée Suzanne, froissa Camille; il fronça le sourcil sans répondre.

Oui, répéta Dolorès, oui, méchante créature! ni l'épithète ni le substantif ne sont déplacés. Oh! je la connais aussi bien que vous, plus que vous, mieux que vous peutêtre, et il m'a suffi d'un soir pour la connaître.

Et quelque chose comme un nuage de honte passa sur le front de la jeune femme tandis qu'elle prononçait ces mots, si peu significatifs en apparence.

Pendant ce temps, Camille avait entrevu un biais, et s'en était emparé.

- Écoute, dit-il à la jeune femme : eh bien, quoique ce soit assez indélicat, ce que je vais te dire, je ne nierai pas que Suzanne ne se soit quelque peu amourachée de moi.

Alors, elle t'aime ? s'écria la créole; tu avoues qu'elle t'aime ?

- On n'est pas maître, chère amie, d'inspirer ou de ne pas inspirer de l'amour, répondit Camille; tout au plus, répondit-it philosophiquement, est-on libre d'aimer ou de ne pas aimer?

- Aimes-tu ou n'aimes-tu pas mademoiselle Suzanne de Valgeneuse? deinanda Dolorès, qui ne voulait pas permettre à Camille de lui glisser dans la main.

Je ne l'aime pas... C'est-à-dire, il y a aimer et aimer; c'est la sœur de mon ami. je ne la hais pas.

Aimes-tu d'amour mademoiselle Suzanne de Valgeneuse? plus clairement encore, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse est-elle ta maîtresse?

- Ma maitresse ?

chose.

Puisque je suis ta femme, elle ne peut pas être autre

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- Non, certainement. elle n'est pas ma maîtresse.
Et tu ne l'aimes pas d'amour ?

bras.

D'amour? Non.

Je veux bien te croire.

Ah! c'est fort heureux, dit Camille en étendant les

Attends, Camille: je veux bien te croire; mais il me faut une preuve.

- Laquelle ?

Parlons.

Comment, partons ? s'écria Camille étonné; et à propos de quoi partir?

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Parce qu'il n'est pas honnête de laisser se fourvoyer ainsi mademoiselle de Valgeneuse. Elle t'aime, dis-tu : donc, elle espère; tu ne l'aimes pas: donc, elle souffre. Espoir et souffrance, il y a un moyen de tout faire cesser: partons.

Camille essaya de plaisanter.

J'admets qu'un départ soit un dénoûment, dit-il; nous en voyons l'exemple dans une foule de comédies; encore faut-il savoir où l'on va.

à cent

On va où l'on est aimé, Camille; le lieu où l'on est aimé, c'est la véritable patrie. Où tu voudras, j'irai, lieues de la France, à mille lieues de la France, partons.

mais

Sans doute, répondit Camille, et je t'eusse moi-même proposé depuis longtemps un voyage en Italie ou en Espagne, si je n'eusse craint tes reproches.

- Mes reproches, à moi ?

Oui. Comprends donc. « Moi qui ai vécu des années à Paris, je n'ai plus véritablement grand'chose à y voir, met disais-je; mais elle, mais ma pauvre Dolorès, qui, comme toutes les jeunes filles de notre pays, a caressé si longtemps ce doux rêve, voir Paris et mourir ne vais-je pas l'éveiller brusquement avant que son rêve soit achevé ? »

Si cette délicate attention te retenait seule, Camille, que rien ne retarde plus notre départ: j'ai vu de Paris ce que j'en voulais voir.

- Eh bien, soit, ma chère, dit Camille, nous partirons. Quand cela?

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Partons demain, alors.

-Oh! fit l'Américain stupéfait, demain ?

Sans doute, puisque rien ne vous retient à Paris, que la crainte de m'éveiller de mon rêve.

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- Rien, rien, dit Camille, c'est bientôt dit. N'eût-on que ses malles à bourrer, c'est une affaire de plus de vingt-quatre Demain! répéta Camille; et nos achats, nos visites, nos règlements?

heures.

Mes malles sont faites, mes achats sont faits, nos règlements sont payés; et j'ai fait porter hier, pour prendre congé, des cartes dans toutes les maisons où nous avons été reçus.

Mais encore faut-il quelques jours pour serrer la main à ses amis.

- D'abord, avec ton caractère, Camille, on n'a pas d'amis, on n'a que des connaissances. Ta connaissance la plus intime était Lorédan; Lorédan a été tué hier, il a été enterré aujourd'hui. Tu n'as plus une seule main à serrer à Paris; partons donc demain.

Quant à cela, c'est impossible.

-Fais attention à ce que tu me réponds, Camille.

Sans doute. Et mes fournisseurs, que diraient-ils si je partais ainsi ? J'aurais l'air de faire banqueroute. Je pars, je ne fuis pas.

Combien demandes-tu de temps pour que ton départ n'ait pas l'air d'une fuite? Réponds.

- Mais je ne sais...

- Trois jours, est-ce suffisant?

En vérité, une pareille insistance est déraisonnable, ma chère.

Quatre jours, cinq jours, six jours, répéta d'une voix stridente la jeune femme, qui paraissait arrivée au paroxys me de la colère, est-ce assez ?

-Tu y tiens? demanda Camille, qui commençait à s'inquiéter de cette irritation de sa femme.

Comme je tiens à ma vie.

Eh bien, huit jours.

Huit jours, soit, dit résolûment madame de Rozan; mais, aussi vrai, ajouta-t-elle en regardant le tiroir où étaient enfermés le poignard et les pistolets, aussi vrai que ma résolution était prise avant ton entrée dans cette chambre, si

d'aujourd'hui en huit jours nous ne sommes point partis, le neuvième jour, toi, elle et moi, Camille, nous serons devant Dieu pour y répondre chacun de notre conduite.

La jeune femme prononça ces paroles avec une telle énergie, que Camille ne put s'empêcher de frissonner.

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C'est bien, dit-il en fronçant le sourcil comme à une double pensée, c'est bien; dans huit jours, nous partirons; c'est moi, à mon tour, qui t'en donne ma parole d'hon

neur.

Et, prenant son habit, qu'il avait, comme nous l'avons dit, jeté sur un fauteuil, il se retira dans sa chambre, allenante a celle de sa femme, et, sans se rendre compte de ce qu'il faisait, s'enferma à la clef et poussa le verrou.

CXXXV

Où Camille de Rozan reconnaît qu'il lui serait difficile de tuer Salvator, comme il l'a promis à Suzanne de Valgeneuse.

On se souvient qu'en quittant mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, à la fin de l'avant-dernier chapitre, notre ami Camille avait cru trouver un moyen bien simple de se débarrasser de Salvator, ou, si vous l'aimez mieux, de Conrad, c'est-à-dire de l'héritier légitime des Valgeneuse.

Mais il ne suffit pas, en ce monde plein de contrariétés, de trouver un moyen de se débarrasser de ce qui gêne: entre le moyen et l'exécution, il y a parfois un abime.

En conséquence de la résolution prise, Camille de Rozan s'était présenté chez Salvator, et, ne l'ayant pas trouvé, il avait laissé sa carte.

Or, le lendemain de la scène conjugale que nous venons de raconter, Salvator sous son véritable nom de Conrad

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Celui-ci, légèrement ému, comme le sont en général, au moment décisif, tous les hommes qui prennent des décisions rapides, et plutôt avec leur tempérament qu'avec leur raison, celui-ci, disons-nous, ordonna au domestiqne de faire passer le visiteur au salon, et le rejoignit au bout d'un instant.

Mais, pour que l'on comprenne bien ce qui va suivre, disons d'où venait Salvator en se présentant chez Camille. Il venait de chez sa cousine, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse.

A sa première demande d'être introduit près de la jeune fille, on lui avait répondu que mademoiselle de Valgeneuse ne recevait pas.

Il avait insisté et avait été repoussé de nouveau.

Mais il était patient, notre ami Salvator, et ce qu'il voulait, il le voulait bien.

Il avait donc pris une seconde carte, et, à la suite de son nom de Conrad de Valgeneuse, il avait écrit au crayon:

< Vient pour s'entendre sur l'héritage.

Jamais parole magique, jamais talisman merveilleux n'ouvrit la porte d'un château de fée avec plus de promptitude. On le fit entrer dans le salon, où mademoiselle de Valgeneuse te vint rejoindre quelques instants après.

Le désespoir où l'avait plongée la perte de sa fortune l'avait prodigieusement changée: son front était blême, sa joue hâve, son œil terne; elle ressemblait à ces belles et fiévreuses filles des Maremmes, dont le regard vague semble flotter dans un monde inconnu du nôtre. Le frisson de la mal'aria, qu'elle semblait porter en elle, gagna en quelque sorte Salvator, et, lorsqu'elle entra, il frissonna involontairement.

Salvator, pour se présenter chez sa cousine, avait revêtu le costume, non-seulement d'un homme du monde, mais encore d'un élégant du jour, sous sa plus rigoureuse étiquette.

En le voyant si supérieurement distingué, si parfaitement beau, les yeux de la jeune fille s'allumèrent d'une lueur sinistre, et il en jaillit des éclairs de colère et de haine.

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