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ment sans avoir remarqué le moins du monde le trouble et la pâleur de sa femme.

Le lendemain matin, la créole, accompagnée de sa femme de chambre, montait dans une voiture de place, et se faisait conduire chez un libraire du Palais-Royal, où elle achetait un livre de postes.

Le livre acheté, elle remonta en voiture, et répondit au cocher, qui lui demandait où elle allait :

Chez un marchand de voitures.

Le cocher fouetta ses chevaux, et les dirigea vers la rue de la Pépinière.

Monsieur, dit la créole au marchand, j'ai besoin d'une calèche de voyage.

J'en ai plusieurs dans le magasin, répondit celui-ci; madame veut-elle prendre la peine de les visiter?

- C'est inutile, monsieur, je m'en remets à vous.

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De quelle couleur?

La couleur m'est indifférente.

De combien de places?

De deux places.

Madame veut-elle une voiture bien solide?

Cela m'est égal.

Est-ce pour un long voyage?

Non soixante lieues.

-Madame est peut-être pressée d'arriver à sa destination?

-Oui, très-pressée, dit la créole en hochant la tête.

Alors, c'est une voiture très-légère, reprit le marchand; j'ai ce qu'il faut pour madame.

-Bien! Maintenant, où prendra-t-on les chevaux ?

- A la poste, madame, répondit le marchand en souriant à demi de la question de madame de Rozan.

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Et de m'amener la voiture attelée devant ma porte?
Certainement, madame. A quelle heure?

Ici, madame de Rozan réfléchit un instant. Le rendez-vous ou plutôt le départ de Suzanne et de Camille était fixé à trois heures. Il fallait donc partir une heure, ou tout au moins une demi-heure après eux.

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A trois heures et demie, dit-elle en remettant sa carte au marchand.

Elle allait s'éloigner, quand celui-ci lui dit :

Il y a encore une petite formalité à accomplir.
Laquelle? demanda la créole étonnée.

- Le prix à débattre, répondit en riant grossièrement le marchand.

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- Je n'ai rien à débattre avec vous, monsieur le marchand, dit avec fierté la créole en tirant de sa poche un portefeuille. Combien vous dois-je ?

Deux mille francs, répondit le charron; mais soyez sûre que vous avez là une bonne calèche, élégante, légère et solide à la fois. Avec cette voiture-là, vous iriez au bout du monde.

feuille.

Payez-vous, dit la créole en présentant son porte

Le marchand prit deux billets de mille francs après s'être incliné avec cette humilité qui caractérise le marchand quand il a dupé l'acheteur.

A trois heures et demie précises, dit la créole en quittant le magasin.

A trois heures et demie précises, répéta le charron en s'inclinant de nouveau jusqu'au sol.

Madame de Rozan trouva, en rentrant chez elle, Camille qui l'attendait pour déjeuner.

-Tu as été faire des emplettes, ma mignonne? dit-il en l'embrassant.

- Oui, dit la créole.
Pour notre voyage?

- Pour notre voyage, répéta la créole.

Au déjeuner, Camille fit de l'esprit; il employa, pour amuser sa femme, toutes les boîtes d'artifice qu'il avait en magasin. La créole s'efforça de sourire; mais deux ou trois fois elle saisit convulsivement le couteau à découper et elle regarda son mari; celui-ci ne sembla pas s'apercevoir du mouvement de la créole.

Le déjeuner achevé,

ron,

il était deux heures et demie envi Camille se leva tout à coup en disant :

Je vais au Bois.

Tu ne rentreras pas diner? demanda madame de Rozan.

– Nous avons déjeuné trop tard, objecta Camille; mais, si tu veux, mon amour, nous souperons; nous souperons dans ta chambre, ajouta-t-il d'une voix amoureuse; cela nous rappellera nos belles nuits de la Louisiane.

Soit, Camille, nous souperons! dit la créole d'une voix sombre.

– Adieu donc jusqu'à ce soir, mon amour! dit le créole en l'embrassant plus vivement et plus longuement qu'il n'en avait l'habitude depuis quelques semaines, si bien que ce baiser fit involontairement tressaillir la créole.

Une femme se trompe rarement sur la valeur réelle d'un baiser. Madame de Rozan s'imagina à ce moment qu'elle était encore aimée, et elle en éprouva une sorte de joie sauvage: il mourrait en la regrettant !

Elle rentra dans sa chambre, jeta quelques effets dans un sac de nuit, et, prenant les pistolets et le poignard dans le tiroir de sa table:

O Camille Camille murmura-t-elle sourdement en regardant le poignard avec des yeux d'où semblaient jaillir des éclairs; ô Camille ! l'esprit de la vengeance est entré en moi, et il n'est plus temps de lui couper les ailes ! Je voudrais te sauver, qu'il serait trop tard ! La voix qui me dit : < Frappe ! doit te dire dans quelques heures : « Expie ! » O Camille et je t'ai tant aimé, et je t'aime tant encore! Mais, hélas ! une volonté plus haute que la mienne m'entraîne à me venger! Tu sais si je t'ai averti, si j'ai voulu te protéger d'avance contre mes justes colères ! Je te disais : << Partons! retournons sous notre ciel natal! Au premier arbre de la route, nous retrouverons notre amour en fleur! » mais tu ne voulus rien entendre, et tu résolus de m'échapper en me mentant. O Camille! Camille! c'est moi qui devrais porter ton nom; car je sens bouillir dans mon cœur tous les emportements de la vengeance, et, comme la Camille romaine, je maudis en aimant !

A ce moment, la femme de chambre entra, et annonça que tout était prêt pour le départ.

- Bient dit laconiquement la créole en rengaînant son poignard et en le fourrant dans sa poche.

Puis, croisant les mains, elle s'écria en proie à une exaltation religieuse:

Seigneur, donnez-moi la puissance nécessaire pour mener à bonne fin ma vengeance !

Puis, pour sa femme de chambre, et en s'enveloppant d'un grand manteau, elle laissa tomber ce seul mot:

Partons !

Elle franchit d'un pas ferme l'appartement, après avoir jeté un dernier et triste regard sur les meubles, les tableaux et les divers objets, témoins des premières et des dernières heures de son amour.

Elle descendit rapidement l'escalier, et se trouva dans la cour, où piaffaient les chevaux de la chaise de poste.

-Triples guides pour marcher trois fois plus vite, dit-elle au postillon en montant dans la calèche.

Et le postillon lança les chevaux à travers la grande porte de l'hôtel avec la vitesse d'un homme qui veut gagner honnêtement son argent.

Nous ne raconterons pas les impressions de la créole pendant la route. Absorbée dans sa profonde douleur, elle ne vit ni les toits des maisons, ni les clochers des églises, ni les arbres du chemin. Ne regardant qu'en elle, elle ne vit que les gouttes de sang qui tombaient de sa blessure et les larmes qui tombaient de ses yeux.

A six heures, elle avait rejoint la voiture des fugitifs. Elle arriva presque en même temps qu'eux au Havre au milieu de la nuit, et apprit, du postillon qui les avait conduits, qu'ils étaient descendus à l'hôtel Royal, sur le quai.

--

A l'hôtel Royal! dit-elle à son postillon.

Au bout de dix minutes, elle était installée dans une chambre de l'hôtel. Nous dirons dans le chapitre suivant ce qu'elle vit et ce qu'elle entendit.

CXLIX

Ce que l'on peut entendre en écoutant aux portes.

Donnez à madame le numéro 10, dit la maîtresse de l'hôtel à la femme de chambre.

Le numéro 10 était situé au milieu du premier étage.

La femme de chambre installa madame de Rozan dans son appartement. Elle allait se retirer lorsque la créole lui fit signe de rester.

Fermez la porte et écoutez-moi, lui dit-elle.

La femme de chambre obéit ci revint près de la créole. - Combien gagnez-vous par an dans cet hôtel? lui demanda celle-ci.

La femme de chambre n'était point préparée à cette question; elle hésita donc à répondre. Sans doute s'imaginaitelle que la jeune et riche étrangère allait la prendre à son service. Elle fit comme le marchand de voitures, et s'apprêtait à augmenter du double le total de ses appointe

ments.

Il y eut donc de sa part un moment de silence.

-Me comprenez-vous? dit madame de Rozan impatiente. Je vous demande combien vous gagnez ici.

- Cinq cents francs, répondit la femme de chambre, sans compter les petites gratifications des voyageurs; en outre, je suis nourrie, logée et blanchie.

- Cela m'importe peu, répondit la créole, qui, comme tous les gens assiégés par une idée fixe, était complétement indifférente aux préoccupations de la chambrière ; voulezvous gagner cinq cents francs en cinq minutes?

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