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Soit; je m'en vais seule, alors, dit résolûment Suzanne; mais, en quittant l'hôtel, je l'accuserai d'avoir assassiné ta femme.

Camille poussa un cri de terreur.

- Devant le tribunal, je t'accuserai; devant l'échafaud, je L'accuserail

Tu ne feras pas cela, Suzanne! s'écria Camille épouvanté.

Aussi vrai que je t'aimais il y a cinq minutes et que je te hais maintenant, dit froidement mademoiselle de Valgeneuse, je le ferai, ou plutôt je vais le faire.

Et la jeune fille se dirigea, menaçante, vers la porte.

Tu ne sortiras pas! s'écria Camille en la saisissant violemment par le bras et en la ramenant vers la cheminée.

Alors, je vais appeler, dit Suzanne en échappant à l'étreinte de Camille, et en courant à la fenêtre.

Camille la rattrapa par les tresses de cheveux échappées au peigne au milieu de leurs caresses.

Mais Suzanne avait eu le temps de saisir l'espagnolette de la fenêtre et de s'y cramponner; Camille fit d'inutiles efforts pour l'en arracher.

Dans la lutte, un des bras de Suzanne enfonça un carreau et passa au travers.

Taillé par les éclats du verre, ce bras se teignit de sang. A la vue de son sang, Suzanne entra dans une telle rage, que, sans préméditation peut-être, sans avoir conscience de ce qu'elle faisait, elle poussa de toutes les forces de sa voix ce cri:

Au secours! à l'assassin !

Tais-toi, dit Camille en lui mettant la main sur la

bouche.

A l'assassin! au secours! continua Suzanne en lui mordant la main de toute la force de ses dents.

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Te tairas-tu, serpent!... dit sourdement Camille en lui étreignant la gorge de l'autre main et en la forçant de lâcher prise.

- A l'assassin! à l'ass...! bégaya d'une voix étouffée mademoiselle de Valgeneuse.

Camille, ne trouvant plus d'autre moyen de l'empêcher de parler, la renversa en lui comprimant de plus en plus la gorge, côte à côte avec le cadavre de madame de Rozan.

Alors, ce fut une lutte effroyable. Suzanne, dans les convulsions de l'agonie, se tordait, essayant d'échapper à la terrible pression; Camille, comprenant que, si elle parvenait à glisser de dessous lui, il était perdu, serrait toujours plus fort; enfin, il se rendit complétement maître d'elle, et, lui appuyant le genou sur la poitrine :

Suzanne, lui dit-il, nous jouons à la vie et à la mort; jure-moi de te taire, ou, sur mon âme, au lieu d'un cadavre, j'en fais d'eux.

Suzanne poussa un sourd râlement; il était évident que ce râlement était une menace.

Eh bien, qu'il soit donc fait comme tu le veux, vipère! dit le jeune homme en pesant de tout son poids à la fois sur la gorge et sur la poitrine de mademoiselle de Valge

neuse.

Quelques secondes s'écoulèrent ainsi.

Tout à coup, il sembla à Camille entendre s'approcher les pas de plusieurs personnes ; il se retourna.

Par la porte de la chambre de Dolorès, restée ouverte sur le corridor et ouverte sur celle de Camille, le maître de l'hôtel, armé d'un fusil à deux coups, venait d'entrer, suivi de trois ou quatre personnes, moitié passagers logeant dans l'hôtel, moitié domestiques accourus aux cris.

Le créole se redressa par un mouvement machinal, s'éloignant de Suzanne de Valgeneuse.

Mais celle-ci resta aussi immobile que madame de Rozan.

Camille l'avait étranglée dans sa lutte.

Elle était morte.

Cinq ou six ans après cet événement, c'est-à-dire vers 1833, comme nous visitions le bagne de Rochefort, où nous venions de faire une visite au saint Vincent de Paul du XIXe siècle, l'abbé Dominique Sarranti, celui-ci nous montra l'amoureux de Chante-Lilas, le meurtrier de Colomban et l'assassin de Suzanne. Ses cheveux, si noirs, étaient devenus blancs comme la neige; son visage, si joyeux, portait l'empreinte du plus morne désespoir.

Gibassier, toujours frais, vert et rieur, prétendait que Ca

mille de Rozan avait quelque chose comme cent ans de plus que lui.

CLI

Où une dévote tue un voltairien

Nous avons laissé notre ami Pétrus établi chez le comte Herbel, son oncle, en qualité de garde-malade; c'est de là qu'il avait écrit à Régina que, l'accès de goutte du comte une fois passé, il recouvrerait sa liberté, et irait rejoindre sa belle amie.

Mais la goutte est, hélas! semblable aux créanciers : elle ne vous quitte que bien juste à l'heure de la mort, c'est-àdire quand elle ne peut plus faire autrement.

Or, l'accès de goutte du comte Herbel était loin de passer aussi vite que l'avait rêvé son neveu; loin de là, il se renouvelait d'heure en heure, et le général, dans un de ses mauvais moments, avait songé à faire une niche à la goutte en se faisant sauter la cervelle.

Pétrus aimait tendrement son oncle; il avait deviné sa pensée, et quelques bonnes paroles parties du cœur, suivies d'une ou deux larmes furtives, avaient attendri à ce point le général, qu'il avait renoncé à son sinistre projet.

Ils en étaient là tous les deux, quand ils virent entrer, comme un ouragan, la marquise de la Tournelle, vêtue de noir de la tête aux pieds.

Oh! s'écria le comte Herbel, la mort est-elle si prochaine, qu'elle m'envoie le plus grand tourment de ma vie? Cher général, dit d'une voix qu'clle essaya de rendre émue, la marquise de la Tournelle.

- Eh bien, qu'y a-t-il? demanda brusquement le comte. Ne pouvez-vous me laisser mourir en paix, marquise?

Général, vous savez les malheurs arrivés à l'hôtel de Lamothe-Houdan!...

Je vois ce que c'est, dit le comte Herbel en fronçant le sourcil et en se pinçant les lèvres; vous avez deviné que, mon neveu et moi, nous cherchions le chemin le plus court pour sortir de la vie, et vous êtes venue l'abréger.

- Vous n'êtes pas en gaieté aujourd'hui, général.

-

Avouez qu'il n'y a guère de quoi; répondit le comte en regardant tour à tour la marquise et sa jambe : la goutte et...

Il allait dire et vous, mais il s'arrêta et reprit:

quise.

Enfin, que me voulez-vous?

Vous consentez à m'écouter? dit joyeusement la mar

Le moyen de faire autrement? répondit le comte en haussant les épaules.

Puis, se tournant du côté de son neveu :

Pétrus, dit-il, il y a trois jours que tu n'as respiré l'air de Paris; je te rends ta liberté pour deux heures, mon enfant; car je connais les causeries de madame la marquise, et je ne doute pas qu'elle ne me fasse le plaisir de prolonger celle-ci jusqu'à ten retour. Mais pas plus de deux heures, tu m'entends, où je ne réponds pas de moi.

Dans une heure, je serai ici, mon oncle! s'écria Pétrus en serrant cordialement les mains du général; le temps d'aller chez moi.

-Bahl s'écria celui-ci, si tu as quelque visite à faire, ne te gêne pas.

Merci, mon bon oncle! dit le jeune homme en saluant la marquise et en se retirant.

Maintenant, à nous deux, marquise! dit d'un ton moitié sérieux, moitié ironique, le comte Herbel, après le départ de son neveu. Voyons, franchement, nous sommes seuls; entre nous, vous voulez abréger ma vie, n'est-ce pas ?

Je ne veux pas la mort du pécheur, général! dit onctueusement la dévote.

nelle.

A présent que M. Rappt, votre fils...

Notre fils, interrompit vivement la marquise de la Tour

– A présent, dis-je, insista le général, que M. Rappt, votre fils, est allé rendre compte de sa vie devant le tribunal suprême, vous n'avez plus à me demander pour lui mon héritage.

Il ne s'agit pas de votre héritage, général.

-A présent, continua le comte Herbel sans paraitre prêter la moindre attention aux paroles de la marquise, à présent que l'illustre et loyal maréchal de Lamothe-Houdan, votre frère, est mort, vous n'avez plus à me demander mon appui, comme à votre dernière visite, pour faire voter une de ces lois monstrueuses dont les peuples se servent pour jeter les rois en prison ou en exil, les couronnes royales aux quatre vents, et les trônes à la rivière. Or, si ce n'est ni du comte Rappt, ni du maréchal de Lamothe-Houdan que vous avez à ntretenir, qu'est-ce qui peut me procurer l'honneur de votre visite?

-Général, dit la marquise de la Tournelle d'une voix plaintive, j'ai bien souffert, bien vieilli, bien changé, depuis ce double malheur! Je ne viens pas vous parler de mon frère ou de notre fils...

tient.

Votre fils! interrompit le comte Herbel d'un air impa

Je viens vous parler de moi, général.

De vous, marquise? demanda le comte en regardant la dévote d'un air défiant.

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De moi et de vous, général.

Tenons-nous bien ! murmura le comte Herbel. Quelle agréable thèse pouvons-nous avoir à soutenir ensemble, marquise? sur quel intéressant sujet?

Mon ami, commença de sa voix la plus mielleuse la marquise de la Tournelle, en jetant au comte Herbel des regards de colombe amoureuse, mon ami, nous ne sommes plus jeunes!

A qui le dites-vous, marquise! répondit ou plutôt soupira le général.

L'heure de réparer les fautes de notre jeunesse, continua madame de la Tourneile sur le ton de la langueur et de la dévotion, a sonné pour moi depuis longtemps: ne sonnera-t-elle pas pour vous, enfin, mon ami?

Qu'est-ce que vous appelez au juste l'heure de la répa ration, marquise? demanda d'un air de défiance et en fron

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