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VI

Or, on savait que, lorsque monseigneur Gaston Phoebus avait pris une résolution, il ne s'en départait en aucune manière. Chacun se trouva à l'heure dite au rendez-vous qu'il avait donné, moins messire Jehan Froissard, qui, se plaisant peu au plaisir de la chasse, resta au château afin d'écrire les différentes histoires qu'on lui avait racontées, tant sur la route de Carcassonne à Pamiers, que depuis qu'il était arrivé à Orthez.

La cavalcade se mit en route, suivie des piqueurs qui menaient la meute. La cavalcade se composait de toute la maison du comte : chevaliers, écuyers, chambellans et varlets; la meute se montait à seize cents chiens, car le comte était très-luxueux sur l'article de la vénerie. A huit heures du matin, on aperçut le bois de Sauve-Terre, qui était situé sur la route de Pampelune. Arrivé à la lisière, on fit halte; alors Gaston Phoebus, voulant essayer les chiens que lui avait envoyés le comte de Blois, ordonna à quatre piqueurs de prendre Tristan, Hector, Brux et Roland, et de se mettre en quête de la laie. Au bout d'un quart d'heure, Hector l'avait rencontrée. Les quatre piqueurs se réunirent, tracèrent une enceinte et renvoyèrent l'un d'eux annoncer au comte que la laie était détournée. A cette bonne nouvelle, le comte or donna aussitôt de se mettre en route; arrivé à la place où la trace s'enfonçait dans le bois, on mit les chiens sur les fumées aussitôt, toute la meute donna de la voix, et, au bout d'un instant, la laie déboucha furieuse et le poil hérissé. A sa vue, le comte hua et sonna; puis, mettant son cheval au galop, il s'emporta derrière les chiens, suivi de toute la chasse.

Pendant cinq heures, tout marcha pour le mieux, la laie

allait au souhait de ceux qui la poursuivaient, se faisant battre merveilleusement et dans une circonférence de quatre ou cinq lieues; mais, vers Basse-Nonne, elle prit un parti désespéré, cessant de ruser et piquant droit devant elle. Le comte, voyant que la chasse n'était pas près de finir et que les chiens et les chevaux commençaient à se fatiguer, demanda un cheval frais et ordonna de lâcher tous les autres, jusqu'aux limiers qui avaient détourné. Les piqueurs obéirent, et la poursuite reprit à grand renfort de voix et de bruit de cors. Au bout de trois heures, il ne restait plus sur la voie qu'une centaine de chiens, parmi lesquels Brux, Tristan, Hector et Roland faisaient merveille; et, derrière eux, le comte Gaston Phœbus, suivi à grand'peine des trois ou quatre chasseurs les mieux montés, parmi lesquels était messire Yvain; tout le reste, chiens et cavaliers, avait perdu la voie ou était demeuré en route par cause de fatigue.

Deux heures encore la chasse se continua avec la même vigueur. Pendant ces deux heures, quatre-vingt-seize chiens faillirent et deux chasseurs s'égarèrent, de sorte qu'il ne resta que les quatre limiers qu'avait amenés Froissard, et messire Yvain, qui, ayant comme son père un cheval de rechange avait pu le suivre; mais la compagnie ne fut pas longtemps si nombreuse; au bout de deux heures de course, le cheval de messire Yvain s'abattit et ne voulut plus se relever. Commençant alors à se douter qu'il y avait peut-être magie en cette vitesse infernale, il cria à son père de ne pas aller plus loin et de revenir avec lui; mais le comte était tellement lancé, que, soit qu'il n'entendit pas les cris de son fils, soit que le vent emportât la réponse, messire Yvain n'y put rien et le vit disparaître au détour d'une route, ce dont il fut bien angoisseux et dolent.

Quant au comte, il continua de poursuivre seul la laie maudite, que les chiens suivaient toujours à la même distance, sans paraitre se fatiguer plus qu'elle. Pour le cheval, il semblait doué d'un instinct merveilleux, si bien que la laie avait beau prendre à travers bois et fourrés, lui, par des chemins et des sentiers, coupait toujours au plus court, de sorte que, de dix minutes en dix minutes, le comte la voyait traverser quelque route ou quelque clairière, et se remettait à sonner et à huer pour prévenir le reste de la chasse; mais tout était égaré, chevaliers, piqueurs et chiens,

de sorte que personne ne répondait, et c'était une chose bien triste, je vous le dis, que ces chiens qui chassaient sans donner de la voix, et ces fanfares et ces cris quî mouraient dans les bois, sans que l'écho même leur répondit.

Le crépuscule vint; le comte était si acharné à la poursuite, que l'obscurité qui commençait à se répandre ne put l'arrêter; d'ailleurs, les yeux de la laie brillaient comme des flammes, si bien que, malgré sa couleur sombre, il la voyait passer dans la nuit, et, derrière elle, pareils à des ombres, les quatre limiers qui la suivaient toujours. Bientôt il n'en vit plus que trois, puis plus que deux, enfin plus qu'un seul. Tristan, Brux et Roland l'avaient abandonnée tour à tour. Restait Hector seulement, qui la suivait toujours à la même distance, et le comte, que son cheval emportait incessamment d'une égale ardeur.

Enfin, la laie parut se fatiguer, et Hector sembla gagner sur elle; cela donna une nouvelle ardeur au noble animal et un nouveau courage au comte, qui hua et corna une dernière fois, puis, laissant retomber son cor de ses lèvres, reprit sa course fantastique au travers des bruyères et des halliers; enfin, on arriva à une grande clairière au milieu de laquelle poussait un arbre solitaire et isolé. Hector gagnait toujours sur la laie, le cheval suivait toujours Hector, le comte pressait toujours son cheval; enfin, la laie, ne pouvant plus aller plus loin, s'accula contre l'arbre. Hector se précipita courageusement dessus; mais, au moment où il ouvrait la gueule pour faire sa prise, la laie jeta un grand cri et s'évanouit en fumée; en même temps, le cheval du comte s'abattit pour ne plus se relever : il était au bout de ses forces et de sa vie. Le comte se dégagea de ses étriers, tira son couteau de chasse et courut vers l'endroit où s'était arrêtée la laie, ne pouvant croire à sa disparition; mais, arrivé au pied de l'arbre, il chercha vainement, et ne vit rien qu'Hector, qui, désappointé d'avoir perdu la piste, levait la tête et hurlait piteusement.

Quel que fût son courage bien éprouvé, le comte ne put s'empêcher de ressentir un mouvement de crainte; un frisson courut par tout son corps, et, comme Hector continuait de se plaindre, il lui imposa silence; puis, regardant tout autour de lui pour chercher à s'orienter, et voyant qu'il se trouvait dans une partie de la forêt qui lui était entière

ment inconnue, il monta sur l'arbre pour voir s'il n'apercevrait pas aux environs quelque château, quelque maison ou quelque chaumière. En effet, arrivé au faîte, il vit parmi les arbres une lumière qui brillait comme une étoile; cela lui fit grand plaisir, car il avait craint, d'abord, de n'avoir que la terre pour lit et le ciel pour dais. Ayant pris la direction de la lumière le plus exactement qu'il lui fut possible, il descendit de l'arbre et s'achemina vers elle, suivi d'Hector, qui, ayant perdu toute ardeur, cette fois, n'allait plus devant, mais suivait par derrière, la tête inclinée et la queue pendante.

Au bout de cent pas, le comte quitta la clairière et s'engagea de nouveau dans la forêt; mais il avait si bien pris sa mesure, qu'il ne s'égara ni à droite ni à gauche, et piqua directement vers la lumière. Après une demi-heure de marche, il aperçut son étoile à travers le feuillage des arbres il en continua son chemin avec une nouvelle ardeur; puis, ayant fait cinq cents pas encore, à peu près, il se trouva devant un château dont une seule fenêtre était éclairée c'était tout ce qu'il fallait pour indiquer qu'il était habité, et le comte n'en demandait pas davantage; car partout, en la marche d'Orthez, où allait frapper monseigneur Gaston Phoebus, il était certain qu'à son nom la porte s'ouvrirait avec joie et avec honneur.

Néanmoins, une chose qui étonnait le comte, c'est que, quoique éloigné à peine de trente lieues d'Orthez, en supposant même que la laie eût suivi une ligne droite, il ne connaissait point ce château, lequel cependant, autant qu'il en pouvait juger au clair de la lune qui commençait à se lever, paraissait parfaitement fort et merveilleusement beau. Il n'était pas non plus bâti si nouvellement que le comte n'eût point encore eu le temps d'en entendre parler; car son architecture, qui datait de la première partie du xe siècle, lui assignait au moins cent soixante ans d'existence.

Cependant, quel que fût l'étonnement du comte, il n'ailait pas jusqu'à l'irrésolution: aussi, sans chercher à approfondir plus longtemps ce mystère, comme le pont était levé, sonna-t-il de toute sa force, pour avertir le chatelain qu'un voyageur demandait l'hospitalité. Le cor retentit tristement, mais n'en eût pas moins son effet. Le pont-levis s'abaissa sans que l'on vit quelles mains le faisaient mouvoir. Au

reste, peu importait au comte; il était sûr d'un souper et d'un gîte, c'était tout ce qu'il lui fallait.

Monseigneur Gaston Phoebus s'engagea donc sur le pont. Quand il l'eut traversé, il remarqua que son chien ne l'avait pas suivi; il se retourna et l'aperçut de l'autre côté du fossé assis et hésitant. Il le siffla alors deux fois sans qu'il vînt; à la troisième, cependant, l'animal se décida, et traversa le pont à son tour.

Le comte ne vit à l'entrée ni serviteurs, ni varlets, ni pages; il écouta, mais n'entendit aucun bruit. Cependant, comme la porte était ouverte, il s'engagea sous une galerie qu'éclairait à son extrémité une lampe, dont la lumière venait jusqu'à lui, s'affaiblissant et tremblant le long des murailles. Le comte s'engagea sous la voûte, remarquan avec étonnement que, contre l'habitude, ses pas n'avaient pas d'écho, et qu'il marchait sans bruit comme l'eût fait son ombre. Tout étrange qu'était cette circonstance elle ne l'arrêta point un instant. Arrivé à la lampe, il vit qu'elle éclairait un grand escalier. Cet escalier conduisait à la chambre dont il avait aperçu la lumière; il espéra, enfin, y trouver quelqu'un et monta sans hésitation. Quant à Hector, il s'arrêta une seconde fois, mais une seconde fois son maître l'appela à voix basse, et, quoiqu'il parût combattre entre une terreur instinctive et l'affection qu'il por« tait au comte, le sentiment noble l'emporta, et il se mit à son tour à monter l'escalier, mais lentement et comme à regret.

Arrivé à la porte de la chambre, monseigneur Gaston Phoebus vit un souper servi: cela lui annonça les intentions hospitalières du châtelain, et écarta de son esprit toutes les craintes qu'il avait pu concevoir. Au reste, la salle était immense, et, comme elle n'était éclairée que par un lustre suspendu au-dessus de la table, toutes les profondeurs étaient plongées dans l'obscurité.

Quoique le comte s'étonnât encore quelque peu de cette solitude continue, il n'en marcha pas moins vers le repas, qui paraissait d'autant mieux être préparé pour lui que, quoique le service fût abondant, il n'y avait qu'un couvert à la table. Arrivé près d'elle, il jeta un dernier regard autour de lui pour voir si personne ne s'approcherait enfin. Personne ne paraissant, monseigneur Gaston Phoebus s'as

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