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Et c'en était véritablement un. Jamais conquérant n'étudia avec plus de patience et de génie la prise d'une ville. Autant le résultat était sûr, autant l'attaque était difficile. Quel côté de la place lui fallait-il assiéger? De quelles armes devait-il se servir? Raconter à la marquise la scène qu'il venait d'avoir avec le comte Rappt était impossible: entre le comte et lui, la marquise n'eût pas hésité. L'évêque le savait bien, car il connaissait son ambition autant que sa dévotion, et celle-ci lui paraissait moins grande que celle-là.

Il ne pouvait pas davantage raconter son entrevue avec le maréchal de Lamothe-Houdan. C'était le mettre à dos l'homme en ce moment le plus puissant de toute sa famille, et cependant il fallait commencer l'œuvre, et au plus vite. L'ambition peut attendre; la vengeance, jamais! Et le cœur de l'évêque était gonflé de vengeance.

Il en était là de ses méditations quand la marquise

rentra.

- Je ne m'attendais guère, monseigneur, dit la marquise, à la félicité de vous voir aujourd'hui. Qu'est-ce qui me procure le bonheur de votre visite?

- C'est presque une visite d'adieu, marquise, répondit monseigneur Coletti en se levant et en baisant avec plus de tendresse feinte que de respect la main de la dévote.

Comment! une visite d'adieu? s'écria la marquise, sur laquelle ces mots produisirent le même effet que si on lui eût annoncé la fin du monde.

-Hélas! oui, marquise, dit mélancoliquement l'évêque; je pars, ou, du moins, je vais partir.

Pour longtemps? demanda avec effroi madame de la Tournelle.

- Qui peut le dire, chère marquise! Pour toujours, peutêtre. Sait-on jamais l'heure des retours?

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Mais vous ne m'aviez point encore parlé de ce dé

Je vous connais, chère marquise; je connais toute la bienveillante tendresse que vous me portez. Il m'a donc semblé que vous cacher ce départ jusqu'au dernier moment, c'était en abréger la rigueur. Si je me suis trompé, excusez

mon erreur.

- Et quelle est la cause de votre départ? demanda en

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rougissant madame de la Tournelle. Quel en est le but? La cause, répondit onctueusement l'évêque, c'est l'amour du prochain; le but, c'est le triomphe de la foi. Vous partez en mission?

Oui, marquise.

- Bien loin?

En Chine.

La marquise poussa un cri de terreur.

Vous aviez raison, dit-elle tristement, vous partez peutêtre pour toujours.

- Il le faut, marquise! s'écria l'évêque avec cette solennité emphatique dont Pierre l'Ermite lui avait donné le modèle, en disant : « Dieu le veut. »

- Hélas! soupira madame de la Tournelle.

- Ne me découragez pas, chère marquise, dit l'évêque en feignant une profonde émotion. Mon cœur n'est déjà que trop disposé à la faiblesse, en songeant que je quitte des fidèles telles que vous.

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Et quand partez-vous, monseigneur? demanda madame de la Tournelle, en proie à une agitation extraordinaire.

Demain peut-être, après-demain certainement. Ma visite est donc, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, presque une visite d'adieu. Je dis presque, car j'ai une sorte de mission à vous donner et je ne partirai le cœur satisfait qu'après son accomplissement.

Que voulez-vous dire, monseigneur? Vous savez que vous n'avez pas de servante plus humble et plus dévouée que moi.

Je le sais, marquise, et je vous le prouve en vous confiant une négociation de la plus haute importance.

-Parlez, monseigneur.

-Sur le point de partir, j'ai dû m'inquiéter du soin des âmes que Dieu avait daigné confier à mon dévouement. Hélas! murmura la marquise.

Non que les honnêtes gens manquent pour diriger mes brebis, continua l'évêque, mais il est certaines âmes qui, devant telle ou telle règle de conduite indiquée par moi comme une source future de félicité, vont se déconcerter, se troubler, s'inquiéter de l'absence de leur pasteur ordinaire; parmi ces fidèles ouailles, j'ai naturellement pensé à la plus fidèle, j'ai songé à vous, marquise.

Je n'attendais pas moins de votre charité et de votre sollicitude, monseigneur.

Je me suis laborieusement occupé de me trouver auprès de vous un remplaçant, et j'ai fait choix d'un homme qui vous est suffisamment connu. Si mon choix n'est pas de votre goût, vous n'avez qu'à parler, marquise. Mon recom mandé est un personnage pieux, grand homme de bien: l'abbé Bouquemont.

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Vous ne pouviez faire un meilleur choix, monseigneur; l'abbé Bouquemont est, après vous, un des hommes les plus vertueux que je connaisse.

Ce compliment ne parut réjouir que très-médiocrement monseigneur Coletti, qui se connaissait pas de rivaux

en vertu.

Il poursuivit :

-Ainsi, marquise, vous agréez M. l'abbé Bouquemont comme directeur?

De grand cœur, monseigneur, et je vous remercie bien affectueusement d'avoir assuré avec tant de discernement le sort de votre humble servante.

Il est une autre personne, marquise, à laquelle mon choix ne plaira peut-être pas autant qu'à vous.

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De qui voulez-vous parler?

De la comtesse Rappt. J'ai trouvé sa foi bien tiède, bien inactive, depuis quelques semaines. Cette jeune femme côtoie en souriant de profonds abîmes. Dieu sait qui pourra la sauver!

- Je l'essayerai, monseigneur, quoique, à vous dire vrai, je doute du succès. C'est une âme endurcie, et un miracle seul pourrait la sauver; mais j'userai de toute mon influence sur elle, et, si je ne réussis pas, croyez, monseigneur, que ce ne sera pas manque de dévouement à notre sainte religion.

- Je connais votre pićté et votre zèle, marquise, et, si j'appelle votre attention sur l'état pitoyable de cette âme, c'est que je connais votre dévouement à notre sainte mère l'Église; aussi vais-je vous donner l'occasion de m'en fournir une nouvelle preuve en vous chargeant d'une mission délicate et de la plus haute importance. Quant à la comtesse Rappt, agissez et parlez comme votre cœur vous le dictera, et, si vous échouez, que Dieu pardonne à cette pécheresse.

Mais il est une autre personne auprès de laquelle vous jouissez d'un grand crédit, et c'est sur cette personne-là que j'appelle votre vigilante sollicitude.

-Vous voulez parler de la princesse Rina, monseigneur ?

En effet, c'est de la maréchale de Lamothe-Houdan que je veux vous entretenir. Je ne l'ai pas vue depuis deux jours; mais, il y a deux jours, je l'ai trouvée si pâle, si débile, si chétive, que, ou je me trompe fort, ou ce corps est mortellement atteint, et, avant peu de jours, cette âme sera remontée à Dieu.

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La princesse est très-gravement malade, ainsi que vous le dites, monseigneur; elle ne veut recevoir aucun médecin.

Je le sais; aussi puis-je dire, sans crainte de me tromper, qu'avant peu la princesse dépouillera son enveloppe mortelle. Mais c'est l'état de son âme qui m'inquiète épouvantablement! A qui la confier à ce moment suprême? Excepté vous, marquise, tout ce qui l'entoure défait ce que nous avons fait pour son salut. Comme elle est sans résistance, sans volonté, sans force, on va peser sur elle, et qui sait ce que les méchants feront de cette pauvre créature?

Nul n'a de pouvoir sur la princesse, reprit madame de la Tournelle; son indolence et sa faiblesse sont une garantie de son salut. On lui fera dire et faire tout ce qu'on voudra. Vous, marquise, c'est possible. Je l'eusse pu aussi peut-être; mais, par cela même qu'elle fera et dira tout ce qu'on voudra lui faire dire et faire, elle fera le mal si on le ui conseille.

Qui aurait cette audace, ou plutôt cette lâcheté? deThanda la marquise.

Celui qui a le plus grand pouvoir sur son esprit, parce que, devant lui, sa conscience se trouble étrangement: son mari, en un mot, le maréchal de Lamothe-Houdan.

Mais mon frère n'a jamais songé à changer les dispositions d'esprit de la maréchale.

Détrompez-vous, marquise, il la tourmente, il la violente, il jette en elle le germe de son impiété. La pauvre créature a reçu mille blessures. Croyez-moi, si nous n'y prenons garde, il l'achèvera.

- Il faut que ce soit vous, monseigneur, qui prononciez ces paroles pour que "y

Il faut que ce soit lui qui les ait prononcées pour que j'y aie cru... Je sors de chez lui à l'instant, et, au milieu d'une conversation orageuse, où il m'a fait sa profession de foi, j'ai surpris son iniquité; mais ce n'est là que le commencement de la discussion. Savez-vons quel en a été le résultat? Le maréchal, après quelques propos inqualifiables et incompréhensibles dans la bouche d'un homme de bien, le maréchal m'a signifié formellement, c'est à n'y pas croire! de no plus diriger à l'avenir la conscience de la princesse.

reur.

- Grand Dieu! s'écria la marquise au comble de l'hor

- Cela vous fait frémir, marquise?

Cela me remplit de douleur, répondit la dévote

Voici donc, continua l'évêque, une belle mission à remplir, chère marquise il s'agit d'arracher cette âme à son joug! il s'agit de sauver, à quelque prix que ce soit, au prix de vous-même, une créature en détresse. J'ai compté sur vous, ma chère pénitente, et j'ose croire que je ne me suis pas trompé ?

Monseigneur, s'écria la marquise en proie à la plus fervente exaltation, dans un quart d'heure j'aurai vu le maréchal, et, aussi vrai que je crois en Dieu, avant une heure j'aurai amené le maréchal à composition, et je le mettrai à vos genoux dans l'attitude du repentir et de l'humilité.

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Vous ne m'entendez pas, marquise, reprit l'évêque, quelque peu impatienté; il n'est pas question du maréchal, et, entre nous, je vous supplie de ne pas lui dire un mot de tout ceci, de n'y pas faire la plus légère allusion. Je n'ai pas besoin des excuses du maréchal. Ja sais, dès longtemps, à quoi m'en tenir sur la vanité des colères humaines; je pars et, en partant, je lui pardonne !

Saint homme ! murmura la marquise d'une voix ému et les yeux humides.

- Ce que je vous demande, continua monseigneur Coletti, c'est d'avoir, avant mon départ, l'assurance que cette pauvre âme est en bonnes mains; en d'autres termes, ja vous supplie, chère marquise, d'aller, sans perdre un moment, chez la maréchale de Lamothe-Houdan, et de lui faire agréer en ma place, pour confesseur, l'honorable abbé Bouquemont. J'aurai le plaisir de le voir ce soir et de lui donner mes instructions intimes à cet égard.

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