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Avant une heure, monseigneur, dit la marquise, l'abbé Bouquemont sera agréé comme directeur par la princesse Rina, et je vous dirais dans un quart d'heure si, en ce moment même, je n'attendais la visite du digne abbé.

Elle venait à peine de prononcer ces paroles, quand une femme de chambre entra dans le boudoir et annonça l'arrivée de l'abbé Bouquemont.

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- Faites entrer M. l'abbé, dit la marquise d'une voix triomphante.

La femme de chambre sortit et rentra un moment après, suivie de l'abbé Bouquemont.

On le mit promptement au courant de la situation : à savoir, que monseigneur partait, et que la maréchale de Lamothe-Houdan allait se trouver sans confesseur.

L'abbé Bouquemont, qui n'osait pas espérer qu'on l'eût désigné, trahit hautement sa joie en apprenant qu'on avait fait choix de lui. Entrer de plain-pied dans cette grande famille et dans cet opulent hôtel des Lamothe-Houdan! avoir la direction de cette noble maison, quel beau rêve! Jamais le digne abbé n'avait osé en former de semblable, et il parut tomber des nues quand on lui annonça son bonheur.

La marquise de la Tournelle demanda aux deux ecclésiastiques la permission de se retirer un moment dans son cabinet de toilette, et les laissa en présence.

Monsieur l'abbé, dit l'évêque, je vous avais promis de vous donner, à la première occasion, le moyen de vous illustrer selon vos mérites; - cette occasion se présente; le moyen, vous l'avez.

Monseigneur, s'écria l'abbé, croyez à l'éternelle reconnaissance de votre tout dévoué serviteur.

- C'est de votre dévouement, en effet, que j'ai besoin en cette circonstance, monsieur l'abbé, non pour moi, mais pour notre sainte religion. Je vous fais à ma place l'arbitre d'une destinée, et j'ose croire que vous agirez comme j'eusse agi moi-même.

Ces paroles, prononcées un peu solennellement, jetèrent une vague défiance dans l'esprit de l'abbé Bouquemont, déjà si défiant par instinct.

Il regarda l'évêque d'un œil qui exprimait clairement cette pensée « Où diable me mène-t-il? Tenons-nous bien..

L'évêque, pour le moins aussi défiant que son partenaire, devina ses soupçons, et, pour les détruire, il lui suffit de peu de paroles.

Vous êtes un grand pécheur, monsieur l'abbé, dit-il, et, en vous offrant un poste glorieux, je vous donne le moyen d'effacer vos plus gros péchés. La direction de la conscience de madame la marquise de Lamothe-Houdan est pour la religion une œuvre des plus utiles et des plus fructueuses. Selon que vous ferez, par conséquent, il sera fait pour vous. Dans trois jours, je serai parti. Pour tout le monde, je vais en Chine; pour vous seul, je serai à Rome. C'est là que vous m'adresserez les lettres dans lesquelles vous me peindrez, le plus minutieusement possible, vos impressions sur l'état de l'âme de la maréchale et sur la situation des choses.

- Mais, monseigneur, objecta l'abbé, quel sera mon mode d'action sur l'esprit de madame la maréchale? Je n'ai l'honneur de la connaître que par ouï-dire, et je serais bien embarrassé d'agir dans le sens que vous pouvez désirer.

- Monsieur l'abbé, regardez-moi en face, dit l'évêque. L'abbé releva la tête; mais il eut grand'peine à regarder l'évêque autrement que d'un œil oblique.

Que vous me soyez dévoué ou non, monsieur l'abbé, dit sévèrement monseigneur Coletti, peu m'importe! Il y a vieux temps que je me suis familiarisé avec l'ingratitude humaine. Ce qui m'importe, c'est que vous soyez pour moi d'un dévouement apparent, c'est-à-dire sourd et aveugle; que vous soyez l'exécuteur de mes volontés, l'instrument de mes desseins. Vous sentez-vous le courage, quel que soit votre orgueil (et il est grand) de m'obéir passivement? Remarquez que votre intérêt vous y oblige, vos péchés ne devant vous être remis qu'à cette condition.

L'abbé voulut répondre.

L'évêque l'arrêta.

- Réfléchissez avant de répondre, lui dit-il; voyez franchement à quoi vous vous engagez, et ne répondez que si Vous vous sentez de force à tenir votre promesse.

— Où vous me direz d'aller, j'irai, monseigneur; comme vous me direz d'agir, j'agirai, répondit d'une voix assurée l'abbé Bouquemont, après un instant de réflexion.

C'est bien dit l'évêque en se levant. En sortant de

chez la maréchale de Lamothe-Houdan, venez chez moi, je vous donnerai les instructions nécessaires.

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Et je jure de les remplir à votre entière satisfaction, monseigneur, dit l'abbé en s'inclinant.

A ce moment, la marquise rentra, et, après avoir salué respectueusement l'évêque, emmena l'abbé chez la maréchale de Lamothe-Houdan.

CXXXVII

Dans lequel on retrouve la princesse Rina où on l'avait laissée.

Vous vous souvenez, ou du moins nous vous supplions humblement de vous souvenir, chers lecteurs, de cette adorable Circassienne, vaguement indiquée par nous et plus vaguement encore entrevue par vous, la princesse Rina Tchouvadiesky, maréchale de Lamothe-Houdan, qui, paresseusement étendue, dans une nuit crépusculaire, sur les moelleux coussins de son ottomane, passait sa vie à rêver, moitié mangeant, à l'instar des péris, des conserves de roses, moitié roulant machinalement les grains parfumés de son tchotky.

Dans le ciel bleu de Paris, dont son mari, le maréchal de Lamothe-Houdan, était une des plus éclatantes planètes, la princesse Tchouvadiesky avait été à peine entrevue comme une étoile, douce, vague, confuse, voilée, presque constamment invisible à l'œil nu des Parisiens.

On avait longuement parlé d'elle dans le monde, depuis son arrivée, mais comme on parle des habitants des pays fantastiques, des willis ou des elfes, des djinns ou des lutins.

On avait beau la chercher, on ne la trouvait nulle part.

Nulle part on ne la voyait; à peine l'entrevoyait-on; pour mieux dire, on ne l'apercevait pas, on la devinait.

Mille contes étranges avaient sans doute circulé sur elle, sur la cause véritable de sa retraite, mais contes dénués de toute raison et de tout fondement, contes mensongers, inventés à plaisir par les dénigrantes et envieuses coteries des salons.

Disons bien vite que l'écho de ces méchants murmures n'avait pas même atteint le seuil du palais silencieux de la princesse, confinée ou, pour mieux dire, ensevelie dans son boudoir, n'en franchissant le seuil ni pour respirer, ni pour voir le jour.

Comme elle n'avait rien dit et rien fait qui pût être remarqué des autres, elle n'avait rien entendu de ce que les autres disaient d'elle.

Elle ne recevait que peu de visites: son mari, sa fille, la marquise de la Tournelle, monseigneur Coletti, son confesseur, et M. Rappt; encore les visites de celui-ci étaient-elles devenues de plus en plus rares.

Elle vivait, à ces visites près, dans une solitude absolue, comme une plante isolée entre quatre ou cinq arbustes lointains, ne recevant d'eux et ne leur renvoyant ni lumière bienfaisante, ni parfum salutaire, ni souffle vivifiant. On eût dit qu'elle ne regardait jamais ni au dedans, ni autour d'elle, mais au-dessus.

Les yeux de son corps, comme les regards de son âme, c'est-à-dire ses pensées, paraissaient plonger à travers des espaces immenses dans des sphères supérieures. Où elle fixait son regard, si éloigné que fût le but pour les autres elle semblait voir. Elle oubliait dédaigneusement la terre elle entr'ouvrait ses ailes et elle s'envolait Dieu sait où! plus haut que le ciel, par delà les mondes connus!

C'était, en un mot, l'indolence, la mollesse, la rêverie, la contemplation faites femme. Elle vivait de sa rêverie, jusqu'à ce qu'elle en mourût, et elle s'attendait à en mourir d'une heure à l'autre. Rien ne la retenait et tout l'appelait ; Dieu eût pu l'attirer à lui à quelque instant de sa vie que ce fût, et elle eût pu répondre à cet appel, car elle était depuis bien longtemps prête, comme le trappeur des Mohicans de Cooper, au moment de sa mort: Me voici, Seigneur! que voulez-vous de moi? >

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Si, en outre, nos chers lecteurs veulent bien se souvenir que cette jeune, noble et belle princesse, descendant des vieux khans, c'est-à-dire de la plus antique souche, avait épousé le maréchal de Lamothe-Houdan presque à son insu, sans que sa volonté eût été le moins du monde consultée, pour le seul bon plaisir de l'empereur de Russie et de l'empereur des Français, ils comprendront que le maréchal de Lamothe-Houdan, vieilli avant l'âge sous le soleil brûlant des champs de bataille, n'était pas précisément fait pour éaliser le doux rêve d'une jeune fille à la fois ardente d'âme et de corps.

Mais les dieux du moment le voulaient ainsi.

Au reste, nous revenons sur tous ces détails parce que les dimensions de notre livre, écartant parfois des yeux et, par conséquent, de l'esprit de nos lecteurs, les personnages qui y jouent un rôle, ces personnages, lorsqu'ils reparaissent, peuvent être légèrement effacés de leur souvenir.

Telle était donc la princesse Rina, lorsque le comte Rappt se présenta devant elle.

Le comte Rappt, jeune, beau, portant dans le regard une hardiesse qui pouvait, aux yeux d'une femme, passer pour de la passion, le comte Rappt avait trouvé moyen de rafraîchir ce cœur desséché et d'y faire germer l'espé

rance.

La princesse crut un instant avoir entrevu l'amour, cette terre promise des femmes, et elle entreprit joyeusement le doux pèlerinage. Mais, à mi-chemin de la montagne, elle reconnut à quel compagnon de voyage elle avait affaire. L'orgueil, l'ambition, la froideur, l'égoïsme du comte lui avaient été bien vite révélés. Le comte Rappt, pour elle, c'était un second mari, moins bon, moins noble, moins indulgent, ou plutôt, plus tyrannique que le premier

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La naissance de Régina avait un instant fait jaillir une étincelle des cendres de ce cœur éteint. Mais cet instant avait eu la durée d'un éclair. Le premier baiser que le maréchal de Lamothe-Houdan avait posé sur le front de l'enfant avait fait tressaillir la mère jusqu'au fond de ses entrailles. Son âme entière était entrée en révolte, et, à partir de ce moment, la pauvre Régina lui était devenue, non pas odieuse, mais indifférente.

La naissance de la petite Abeille, quelques années après,

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