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conscience. Il lui sembla qu'il n'était plus lui-même, ou qu'il était lui-même criminel rien que pour avoir côtoyé le crime. Il oublia qu'il avait été trahi comme époux, trahi comme maître, trahi comme ami, trahi conime père. Il oublia enfin son déshonneur et son malheur pour ne songer qu'à cette monstruosité révoltante, le mariage de l'amant avec la fille de sa maîtresse, le parricide effronté, turpide, impuni! Il se retourna l'œil plein de colère vers le lit; mais, en voyant le cadavre de sa femme, les deux mains croisées, le front de la morte levé vers le ciel, dans l'attitude du recueillement solennel, ses yeux prirent l'expression d'une profonde douleur, et il s'écria d'une voix déchirante:

Ah ! qu'avez-vous fait, malheureuse femme!

Puis, reprenant les lettres, il essaya de bien recouvrer son sang-froid pour les lire jusqu'au bout. Tàche épouvantáble à laquelle il eût bientôt renoncé si une autre pensée, la pensée d'un second malheur ne fût venue l'assaillir.

Nous avons montré dans l'atelier de Régina, pendant que Pétrus faisait son portrait, et nous avons revu tout à l'heure, dans la chambre mortuaire, la petite Abeille. C'est la naissance de cet enfant qui préoccupait en ce moment le maréchal. Il l'avait, pour ainsi dire, mise au monde; elle était née sous ses yeux, elle avait grandi auprès de lui. Il l'avait, encore tout enfant, promenée en la tenant par la main, sur son grand cheval de bataille, et c'était un spectacle adorable, et dont il était fier, de voir aux Tuileries le vieux maréchal jouant au cerceau avec la petite fille. L'extrême enfance est plus sympathique à la vieillesse que la jeunesse et l'àge mûr. Les cheveux blonds de l'enfance s'harmonisent mieux avec les cheveux blancs du vieillard.

Abeille avait donc été la couronne de vieillesse du maréchal, le dernier chant qu'il avait entendu, le dernier parfum qu'il avait respiré; il l'aimait comme le suprême sourire de sa vie, comme le dernier rayon de son couchant. « Où est Abeille ? Pourquoi Abeille n'est-elle pas là ? Comment l'a-t-on laissée sortir par un temps pareil ? Qui s'est permis de faire parler Abeille ? Pourquoi n'ai-je pas entendu chanter Abeille une seule fois aujourd'hui ? Abeille est donc triste? Abeille est donc malade?» Et, du matin au soir, on

n'entendait retentir que le nom d'Abeille; elle était comme le souffle vivifiant de la maison; où elle n'était pas, on devenait triste; où elle arrivait, la gaieté entrait avec elle.

Ce fut donc avec une terreur indicible que le maréchal reprit la lecture de ces lettres, qui l'avait déjà si profondément ravagé.

Hélas! rien ne devait demeurer debout autour de ce pauvre vieillard! Il avait vu peu à peu tomber comme des châteaux en ruine toutes ses croyances. Une seule lui restait, et il allait la voir s'évanouir comme les autres. Oh! destin mauvais cet homme avait la beauté, la bonté, le courage, l'honneur, la fierté, tout ce qui fait l'homme grand et heureux; il ne lui avait rien manqué pour avoir l'amour, et voici qu'à la fin de sa vie il lui était donné de subir des tortures près desquelles eussent pâli celles des plus grands coupables.

Quand il fut certain de son sort, quand il eut constaté son décès moral, c'est-à-dire la mort de sa foi, il se voila la face et pleura amèrement.

Les larmes sont bienfaisantes. Elles changent le poison en miel et calment les blessures de l'âme.

Quand il eut bien longtemps pleuré, il se leva, et, debout au chevet du cadavre, ii parla ainsi :

- Je t'ai bien aimée, ô Rina !... et j'étais entre tous bien digne d'être aimé de toi. Mais le chariot de la vie m'a entraîné rapidement, et, ne regardant que devant moi dans le nuage de poussière que je soulevais, je n'ai pas vu à côté de moi la pauvre plante que j'écrasais. Tu as appelé ; je ne suis pas venu à ton secours, et tu as pris pour te relever la première main qu'on te tendait. C'est ma faute, Rina, c'est ma trèsgrande faute, et je m'en accuse devant ton cadavre, et j'en demande pardon à Dieu. De là sont nées toutes tes infortunes, de là sont nés tous nos malheurs... Ainsi tu auras payé de ta vie ma première faute, et je payerai de la mienne ton dernier crime. Dieu a été sévère pour toi, pauvre femme ! C'était moi qui devais expier le premier. Mais il est un complice de tous nos malheurs, et celui-là n'avait pas d'excuse. Lui n'était qu'un larron, un méchant sans honneur et sans foi, un vil traître qui t'a tirée d'un sentier épineux pour te jeter dans un abîme; celui-là, Rina, par le pardon que j'appelle sur ta tête, celui-là sera châtié comme un imposteur et

un lâche; et, quand j'aurai accompli cette œuvre de justice, alors, Rina, j'irai demander à Dieu, s'il n'a pas encore désarmé sa colère, de la faire tomber tout entière sur moi... Adieu donc, pauvre femme! ou plutôt au revoir, car le corps survit peu à la mort de l'àme.

Après cette oraison, le vieillard se dirigea vers le chiffonnier, prit les lettres, les fourra dans sa poche, et il allait sortir quand il vit soulever la portière de la chambre à coucher et s'avancer dans l'ombre un homme qu'il ne reconnut pas tout d'abord.

Il fit un pas vers lui : c'était le comte Rappt.

CXLI

Où l'étoile de M. Rappt commence à pâlir.

-Lui! murmura sourdement, en voyant le comte Rappt, le maréchal de Lamothe-Houdan, dont le visag prit une expression sinistre, ce visage qui d'ordinaire n'exprimait que la douceur. Lui! répéta t-il en jetant sur le comte des yeux étincelants, et en le regardant, à la façon dont le tonnerre doit regarder le champ qu'il va enflammer.

Le comte Rappt, nous l'avons vu à l'œuvre, était brave, hardi, audacieux, plein de sang-froid et de courage, et cependant, explique qui pourra ce phénomène, son sang-froid, son courage, sa hardiesse et son audace torabèrent tout à coup devant le maréchal, comme les remparts d'une ville assiégée devant l'ennemi vainqueur ! Tant d'éclairs jaillirent des yeux du vieillard outragé, tant de menaces terribles lança son regard, que le comte, sans rien deviner, fit toute espèce de conjectures et frissonna involontairement.

Il crut M. de Lamothe-Houdan devenu fou après la mort

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de sa femme. Il attribua la fixité de son regard à l'égarement, il prit sa colère pour du désespoir, et il songea à le consoler. Il essaya donc de recouvrer tout le calme nécessaire pour exprimer convenablement le chagrin que lui faisait éprouver la mort de la princesse, et la part qu'i prenait à la douleur du maréchal.

Il s'avança vers M. de Lamothe-Houdan en inclinant la tête, en signe de tristesse et de compassion.

Le maréchal lui laissa faire trois ou quatre pas dans la chambre.

M. Rappt dit d'une voix qu'il s'efforça de rendre émue: Marécha!, croyez que je suis profondément touché du malheur qui vous arrive!

Le maréchal le laissa dire.

M. Rappt continua :

Le malheur a cela de consolant du moins, qu'il nous rend plus chers les amis qui nous restent.

Le maréchal garda le silence.

Le comte poursuivit :

— En cette triste circonstance, comme en toute autre, croyez-bien, monsieur le maréchal, que je suis tout à votre service.

C'en était trop ! en entendant ces paroles, M. de Lamothe-Houdan bondit.

Qu'avez-vous, monsieur le maréchal? s'écria le comte Rappt épouvanté.

Ce que j'ai, misérable? murmura à demi voix le maréchal, en s'avançant vers le comte.

Celui-ci recula de deux ou trois pas.

Ce que j'ai, infàme, traître, lâche ? continua le maréchal en regardant le comte comme s'il eût voulu le dévorer. Monsieur le maréchal..., s'écria le comte Rappt, qui commençait à entrevoir la vérité.

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- Traitre! infâme ! répéta M. de Lamothe-Houdan.

— J'ai peur, monsieur le maréchal, dit, en se dirigeant vers la porte, le comte Rappt, que votre profonde douleur n'occasionne un trouble dans votre raison, et je vous demande la permission de me retirer.

Vous ne sortirez pas d'ici! dit le maréchal en sautant du

côté de la porte et en lui barrant le passage.

Monsieur le maréchal, objecta le comte en montrant du

doigt le lit mortuaire, une scène pareille dans un lieu semblable, quelle qu'en soit la cause, ne saurait être plus de votre goût que du mien; - je vous prie donc de me laisser sortir.

-Non! dit le maréchal, c'est ici que j'ai appris l'offense; c'est d'ici que doit partir la réparation.

-Si je comprends, monsieur le maréchal, dit froidement le comte, vous avez, pour une raison ou pour une autre, une explication à me demander. Je suis à vos ordres, mais, je vous le répète, dans un autre moment et dans un autre lieu.

A cette heure et ici! répondit le maréchal d'une voix si impérieuse, qu'elle ne souffrait pas de réplique.

Comme vous voudrez, dit laconiquement le comte.
Connaissez-vous cette écriture? demanda le maréchal

en tendant au comte Rappt le paquet de lettres.

Le comte prit les lettres, les regarda et pâlit.

Connaissez-vous cette écriture? répéta M. de Lamothe

Houdan.

Le comte Rappt devint pâle comme la mort et baissa la tête.

Ainsi, continua le maréchal, vous vous reconnaissez pour l'auteur de ces lettres?

-

Oui! répondit sourdement le comte.

Ainsi, la princesse Régina est votre fille?

Le comte cacha son front dans ses mains; on eût dit qu'il cherchait à éviter la foudre qui, depuis son entrée dans la chambre mortuaire, grondait au-dessus de sa tête.

- Ainsi, poursuivit le maréchal de Lamothe-Houdan, qui semblait ne pas pouvoir prononcer ces paroles, ainsi votre fille... est... votre... femme?

- Devant Dieu, elle est restée ma fille, monsieur le maréchal! s'écria vivement le comte.

Traître! infàme!.., murmura le maréchal. Un être que j'ai tiré de la boue, que j'ai accablé de bienfaits, dont j'ai serré loyalement la main pendant vingt années, le voilà qui entre dans ma famille comme un honnête homme, et' qui, pendant vingt ans, me pille comme un voleur! Misérable! mais une crainte, un remords n'est donc jamais entré dans votre cœur ! Votre âme est donc un bourbier fétide où l'air pur n'a jamais pénétré! Traître! voleur de mon bien !

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