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monde disait son mot, mais personne ne disait le véritable. Et maintenan!, si le lecteur veut nous suivre jusqu'à la chambre à coucher de la belle jeune femme, il apprendra en quelques instants, s'il ne l'a deviné déjà, le secret de cette affliction qui commençait à inquiéter tout Paris.

Le soir des funérailles de M. Lorédan de Valgeneuse, c'està-dire vingt-quatre heures après la scène que nous avons racontée dans le précédent chapitre, madame Camille de Rozan, plongée dans une bergère de velours rose, se livrait à l'exercice le plus singulier que l'on puisse attendre d'une jolie femine dans une chambre à coucher, à une heure du matin, heure à laquelle toute femme de l'âge et de l'aspect de la belle Dolorès, doit être étendue dans son lit, le front plein de rêves et la bouche pleine de promesses.

Assise devant une petite table de laque de Chine, elle était occupée à charger une charmante paire de pistolets à manche d'ébène, à canon damasquiné d'or, qui, dans ses mains du plus beau marbre, ressortaient étrangement.

Après avoir chargé ses pistolets avec une régularité et une précision qui eussent fait honneur à un directeur de tir, madame de Ruzan en examina minutieusement les batteries, en fit jouer les chiens l'un après l'autre ; puis, cet examen terminé, elle déposa les pistolets à sa droite et prit un petit poignard à sa gauche.

Dans les mains de la jolie créole, ce poignard ne devait certes pas sembler effrayant; la gaine était d'argent niellé d'or; le pommeau, merveilleusement sculpté, était de fer incrusté de pierreries, si bien que ce chef-d'œuvre d'orfévrerie ressemblait bien plus à un bijou de femme qu'à une arme meurtrière; et pourtant, à voir les éclairs qui jaillissaient de ses yeux en regardant la lame, on eût été saisi de peur et l'on eût été fort embarrassé de dire lequel envoyait les rayons les plus fauves, du poignard ou des yeux.

Le poignard examiné avec le même soin que les pistolets, elle le reposa sur la table, fronça le sourcil, et, s'enfonçant dans sa bergère, croisa les deux bras sur sa poitrine el médita.

Elle était plongée depuis dix minutes à peu près dans cette méditation, quand elle entendit un pas bien connu d'elle dans le corridor qui conduisait à sa chambre à coucher.

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Et, avec la rapidité de la pensée, amenant à elle le tiroir de la table, elle y mit les pistolets et le poignard, repoussa le tiroir, en ôta la clef, et cacha cette clef dans la poche de sa robe de chambre.

Elle se leva vivement; Camille entra.

C'est moi, dit-il. Comment! tu n'es pas encore couchée à cette heure, mignonne?

Non, répondit froidement madame de Rozan.

Mais il est une heure, mon enfant chérie, dit Camille en la baisant au front.

Je le sais, répondit celle-ci du même ton, avec le même accent glacé.

Tu es donc sortie? demanda Camille en jetant son manteau sur une causeuse.

- Je ne suis pas sortie, répondit laconiquement madame de Rozan.

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Je vous attendais.

Ce n'est pas ton habitude.

Quand les habitudes sont mauvaises, il faut en changer.

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Oh! de quel ton tragique tu dis cela! fit Camille commençant à se déshabiller.

Madame de Rozan, sans répondre, se rassit dans la bergère.

Eh bien, demanda Camille, ne te couches-tu pas ?

Non, j'ai à vous parler, dit la créole d'une voix sombre. Diable! ce que tu as à me dire est donc bien triste, que tu me l'annonces de cette façon-là ?

- Fort triste.

Qu'y a-i-il, ma chère? demanda Camille en se rapprochant; es-tu ma.ade? as-tu reçu une mauvaise nouvelle? que s'est-il passé depuis tantôt ?

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Il ne s'est rien passé depuis tantôt, répondit la créole, sinon ce qui se passe tous les jours; je n'ai reçu aucune nouvelle, et je ne suis point malade, comme vous l'entendez, du moins.

Alors, pourquoi cet air funèbre? demanda en souriant Camille. A moins, ajouta-t-il en essayant d'embrasser sa femme, que ce ne soit en souvenir de notre pauvre ami Lorédan.

- M. Lorédan n'était point notre ami; M. Lorédan était votre ami, voilà tout; ce ne peut donc pas être cela.

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Alors, je donne ma langue aux chiens, dit Camille en jetant son habit sur un fauteuil, tout fatigué qu'il était d'avoir soutenu si longtemps un si maussade sujet de conversation.

Camille, demanda madame de Rozan, n'avez-vous remarqué nul changement en moi, depuis quelques semaines? - Non, ma foi, répondit Camille; tu es toujours char

mante.

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- Vous n'avez pas vu ma pâleur?

- Le climat de Paris est si traître! D'ailleurs, je te diral une chose, moi c'est que cette pâleur te va à ravir; et, si j'ai remarqué une chose, c'est que tu devenais tous les jours plus belle.

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Le cercle qui entoure mes yeux ne vous a pas révélé mes insomnies?

Ma foi, non! J'ai cru que tu mettais du kohol, c'est la mode.

Camille, vous êtes bien égoïste ou bien frivole, mon pauvre ami, fit la jeune femme en secouant la tête. Et deux larmes roulèrent le long de ses joues.

Tu pleures, mon amour?' demanda Camille d'un air stupéfait.

Mais regarde-moi donc, dit-elle en allant à lui et en croisant les bras; je meurs!

Oh! dit Camille frappé de la pâleur et de la sinistre expression du visage de sa femme, en effet, ma pauvre Dolorès, tu me sembles souffrante.

Et, la prenant par la taille, il s'assit et essaya de l'attirer sur ses genoux.

Mais la jeune femme, se dégageant de l'étreinte, s'éloigna brusquement en jetant sur lui un regard de colère.

- Assez de mensonges comme cela! dit-elle énergiquement; je suis lasse et honteuse de mon silence, et j'ai soif d'une explication.

Et quelle explication veux-tu que je te donne? demanda

Camille d'un ton aussi naturel que si la demande le surprenait réellement.

- Mais c'est bien simple: l'explication de ta conduite, depuis le jour où, pour la première fois, tu as mis le pied à l'hôtel Valgeneuse.

Encore tes soupçons! dit Camille avec impatience; je croyais t'avoir rassurée à ce sujet.

- Camille, ma foi en toi était aussi grande que mon amour. Quand je t'ai interrogé sur tes relations avec mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, et que tu m'as assuré qu'elle n'avait pour tci et que tu n'avais pour elle que des sentiments affectueux ou tout au plus fraternels, je t'aimais, je ne demandais qu'à te croire; je t'ai cru.

Eh bien, après? dit l'Américain.

Attends, Camille; ce serment que tu m'as fait, il y a quatre mois, le renouvellerais-tu aujourd'hui ?

Sans aucun doute.

Ainsi, tu m'aimes aujourd'hui comme il y a un an, c'est-à-dire au jour de notre mariage?

Un peu plus qu'il y a un an, répondit Camille avec un accent de galanterie qui contrastait étrangement avec le visage sombre de sa femme.

Et tu n'aimes pas mademoiselle de Valgeneuse?
Naturellement, ma chère.

Tu le jurerais?

Je le jure, fit Camille en riant.

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Non, point ainsi; non, point de ce ton, mais solennellement, mais devant Dieu.

- Je le jure devant Dieu, répondit Camille, qui nous a déjà donné une preuve de l'importance qu'il attachait aux serments d'amour.

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Eh bien, devant Dieu, Camille, s'écria la créole avec une profonde expression de dégoût, tu es un hypocrite et un lâche, un parjure et un traître !

Camille bendit et voulut parler; mais, d'un geste souverain, la jeune femme lui imposa silence.

Assez de mensonges, vous ai-je déjà dit; je sais tout. Depuis quelques jours, je vous épie, je vous suis, je vous vois entrer à l'hôtel Valgeneuse, je vous en vois sortir. Ne vous donnez donc pas la honte et la peine de feindre un instant de plus.

Oh! fit Camille impatienté, vous savez que j'aime peu ces sortes de scènes, chère amie; laissons ces propos équivoques aux bourgeois et aux manants, et tâchons de rester l'un devant l'autre ce que nous passons pour être dans le monde, c'est-à-dire des gens bien élevés. Il n'existe rien entre moi et mademoiselle de Valgeneuse. Je te l'ai juré, je te le rejure; cela doit te suffire, il me semble.

C'est par trop d'impudence! s'écria la créole exaspérée du ton léger avec lequel Camille traitait sa douleur. Tiens, nieras-tu ceci?

Puis, tirant une lettre de sa poitrine, elle la déplia vivement, et, sans avoir besoin de lire, répéta ces mots qu'elle contenait :

« Camille, cher Camille, où es-tu à cette heure, où je ne vois que toi, où je n'entends que toi, où je ne pense qu'à toi?>

Oh! à mon tour, c'est moi qui vous dis : « Assez! » s'écria Camille en arrachant violemment la lettre des mains de la créole et en la déchirant.

Oh! déchirez, déchirez, dit celle-ci; je la sais malheureusement par cœur.

Ainsi, non contente de me suivre et de m'espionner, Vous décachetez mes lettres ou vous crochetez mes serrures? s'écria Camille le visage empourpré de colère.

Eh bien... oui... Après ?... Oui, je te suis... oui, je t'espionne; oui, je décachette tes lettres; oui, je crochette tes serrures! Mais tu ne me connais donc pas, malheureux? tu ne sais donc pas de quoi je suis capable? Regarde-moi en face. Est-ce que, par hasard, j'aurais l'air d'une femme qu'on trompe impunément?

Et, en effet, si belle qu'elle fût, elle était effrayante à voir; un peintre eût trouvé, dans l'expression farouche de ses yeux et dans la violente conctraction des muscles de son visage, un admirable modèle pour Médée ou pour Judith.

Camille, en la voyant ainsi, recula d'un pas, légèrement effrayé et ne trouvant pas une parole à lui dire. Mais, sentant tout le danger de la situation si le silence se prolongeait un moment de plus, il tenta d'arriver à composition par la flatterie.

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