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Vois-tu ce grain de verre bleu? continua-t-il, c'est toi ; ce grain rouge, c'est lui; séparés depuis longtemps, le grain rouge et le grain bleu vont se réunir. Voici qu'une voile blanchit au loin sur la mer et qu'une barque touche la terre. Je vois aussi un aigle prendre son vol vers la montagne.

Que dis-tu là? exclama la jeune femme, que cette mystérieuse promesse venait d'atteindre comme un coup de foudre.

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Tu as bien souffert; tu as bien pleuré, pauvre femme! reprit le saher dont la voix tremblait, et personne n'a eu pitié de ton abandon; personne, pas même le ciel, qui te prenait ton unique joie en te prenant ton enfant...

- Mon Dieu! murmura Aïcha, qu'a donc mon cœur qui tressaille ainsi?

- Mais le dernier de tes mauvais jours est passé, reprit le magicien. L'aigle a retrouvé sa compagne; tous deux s'en iront bâtir leur aire au fond des forêts désertes, en un recoin égaré qu'habitent seules les bêtes fauves, et duquel n'a jamais approché quiconque tremble au seul rugissement du lion. Là, les jasmins fleurissent en tout temps; là, les oiseaux chantent en paix; là, l'azur du ciel brille à travers le sombre feuillage des grands arbres, ainsi que luit l'espérance qui promet le bonheur.

- Si c'était lui, mon Dieu! fit Aïcha d'une voix plus distincte, en fixant un long regard sur le santon, qui continua impassible : -Ce n'est point encore lui, pauvre femme! Mais quand, au milieu de la nuit, tu entendras de ce côté le cri de l'aigle, quitte ta butte et va à cette voix : ce sera lui alors.

Cela dit, l'inconnu dispersa du pied les cailloux et les grains de verre épars sur le sable, et s'éloigna rapidement vers les montagnes de l'Ouest. Sa haute taille commençait à s'effacer dans les rameaux des seyals, que le regard humide d'Aïcha le suivait toujours; on eût dit que, de sa poitrine, son cœur était monté à sa prunelle. Quand elle l'eut perdu de vue, elle s'en retourna en pleurant; mais, cette fois, derrière ses larmes, on sentait rayonner le bonheur.

PUBLIÉ PAR ALEXANDRE DUMAS.

(La suite au prochain numéro.)

TOME XXIX. - 2e SEMESTRE 1860.

2

PERDU DANS LE DÉSERT.

CHASSE A L'OURS DANS LE TEXAS.

(SUITE.)

La lune cependant parvint bientôt à son zénith, et ses rayons vinrent frapper directement sur ma tête. A la lueur de cette douce clarté, le paysage prit un aspect tout différent, et la vallée, subitement éclairée, m'apparut comme un large ruban d'argent au milieu des deux montagnes sombres qui lui servaient d'encadrement. La présence des coyotes ne tarda pas à animer le paysage et à lui donner un caractère plus sombre et plus effrayant encore. Ces carnassiers, attirés par l'odeur de la chair morte, arrivaient de tous côtés et se précipitaient sur le cadavre de l'ours, qu'ils déchiraient à belles dents. J'eus alors tout lieu de me féliciter de la précaution que j'avais prise de mettre quelques morceaux de venaison hors de la portée de leur voracité, en les suspendant aux branches du chène. Il va sans dire que la présence de ces animaux m'ôta toute velléité de m'endormir; car, sans compter leurs hurlements effroyables, j'étais encore tenu en éveil par la crainte de tomber au milieu de cette troupe affamée et de périr dévoré.

Le jour vint enfin ; je pus descendre de mon arbre et je mangeai un beefteack d'ours rôti sur des charbons; puis, quittant cette vallée, où j'avais passé une si mauvaise nuit, je regagnai la prairie que j'avais traversée la veille. L'horizon qui s'étendait devant moi était immense, mais j'eus beau ouvrir les yeux je n'aperçus nulle part les traces d'un être vivant. Je reconnus seulement la place où j'avais vu la veille le petit homme luttant avec un ours, et je retrouvai sur le sol le squelette de l'animal tué par le capitaine Shask; les os avaient été complétement dénudés pendant la nuit

par la dent des coyotes. La lance de notre capitaine était encore plantée entre les côtes; le petit homme l'avait enfoncée avec tant de violence et de fureur qu'il n'avait pas pu la retirer.

Je montai de nouveau sur la cime d'un arbre, et je jetai de côté et d'autre des regards inquiets.

Hélas! la plaine n'était qu'une solitude sans bornes, un morne désert; je crus un instant être seul au monde, je m'imaginai que le soleil brillait uniquement pour moi, et répandait à ma seule intention sa chaleur et sa lumière du haut des cieux. Je demeurai deux jours en ce lieu à attendre le retour de mes compagnons; ma provision de chair d'ours était complétement épuisée, la faim commençait à m'aiguillonner, et je m'abandonnai encore à l'effroi et au découragement. Mais bientôt rendu à moi-même par l'excès mème de mon malheur, je me roidis contre le sort et me mis à crier de toutes mes forces, pour me dérober à cette énervante hallucination.

-Non, m'écriai-je, non, grand Dieu ! je ne veux pas mourir de misère et de faim, et puisque les coyotes vivent dans cet affreux désert, je saurai bien y vivre comme eux. Je saurai, s'il le faut, acquérir la force et la souplesse de la panthère, le flair du chien de chasse, la vue perçante du vautour. Je deviendrai plus léger que le daim, je combattrai les carnassiers corps à corps. Mourir de faim! non pas, certes! mieux vaut allumer mille feux dans la prairie, signaler ma présence aux Comanches, les attirer ici, les forcer à me sauver par pitié ou à me tuer pour en finir.

Je montai de nouveau sur l'arbre, cherchant à découvrir quelque être animé; mais ce fut en vain que mes regards interrogèrent l'horizon de tous côtés, je n'aperçus de toute part que des montagnes et une plaine sans bornes.

Je descendis alors et me laissai choir sur le gazon.

Je demeurai longtemps dans cette position, la tête en feu et l'imagination remplie d'effrayantes images; tout à coup un oiseau vint se percher au-dessus de ma tête. A son plumage noir, à son gros bec gris, je le reconnus, et cependant je n'avais point encore vu son pareil. C'était un corbeau. Que venait-il faire auprès de moi? Accourait-il m'annoncer l'heure de ma mort; car on assure que cet oiseau funèbre vient, comme un fatal présage, se percher d'ordinaire près des agonisants.

Va-t-en, lui criai-je, oiseau maudit! retire-toi, je ne veux pas encore te servir de pâture,

Mais, sans s'effrayer de mes cris, le corbeau quitta la branche sur laquelle il se balançait depuis quelques instants et vint se poser

à terre.

Je crus d'abord qu'il songeait à se jeter sur moi; mais je me trompais, car il se mit à butiner tranquillement certains objets ronds qui gisaient çà et là sur le sol.

Ces objets fixèrent à leur tour mon attention, et, à ma grande joie, je reconnus que c'étaient des colimaçons; le sol en était couvert; j'étais dorénavant à l'abri de la famine; je ne craignais plus de mourir lentement consumé par la faim. Je me levai, et je ramassai une certaine quantité de ces coquillages que je dévorai avec un vrai plaisir.

Un peu restauré par ce maigre repas, je me mis à examiner ma situation avec plus de sang-froid. Il ne me restait plus qu'un seul parti à prendre; sortir de cette plaine déserte, ma vie en dépendait, le plus tôt était donc le mieux.

Mais quelle direction prendre? c'était là le premier problème à résoudre. J'examinai la position du soleil; il était à son déclin et prêt à disparaître derrière les montagnes. Nous avions donc marché vers l'Ouest pour venir en ces lieux maudits; or, pour regagner San-Antonio de Bexar, il fallait se diriger à l'Est.

Au milieu de cette vaste plaine, je n'avais pour me guider aucun point de repère; mon ombre seule pouvait me servir de boussole. Il me fallait marcher vers l'Est; or, je devais avoir le soin de maintenir cette ombre derrière moi pendant toute la matinée, et devant moi pendant l'après-midi. Je songeai ensuite à tenir mes yeux constamment fixés sur un même point du paysage, afin de ne pas m'écarter de la ligne droite.

Je partis donc en fixant le but et en avançant dans cette direction sans dévier. Je marchai ainsi tant que dura le jour. Quand la nuit vint, j'avais encore devant moi une plaine sans limites, mais il me restait du moins la certitude de n'avoir pas dévié de la bonne route, et c'était une grande consolation. Je m'arrêtai avant qu'il fit tout à fait nuit pour chercher de l'eau et ramasser des colimaçons.

Pendant les deux premiers jours, ni l'une ni l'autre de ces ressources ne me firent défaut; mais, à dater du troisième, l'eau et les crustacés devinrent fort rares et finirent même bientôt par disparaître complétement. La faim et la soif recommencèrent alors à me faire sentir leurs cruelles atteintes, et je dus abandonner la ligne droite pour me mettre en quête d'eau et de nourriture.

De temps à autre j'entendais résonner le sol, puis je voyais apparaître un troupeau de chevaux mustangs qui venaient me reconnaître, et qui disparaissaient avant que j'eusse eu le temps ou la possibilité de leur adresser un seul coup de fusil. J'apercevais aussi parfois un daim qui se levait du milieu des grandes herbes, mais, hélas ! toujours hors de portée.

Plusieurs bandes de grues traversèrent l'espace à des hauteurs incommensurables, et je fis feu dans cette direction; mais quoiqu'il m'eût semblé entendre le bruit du plomb sur leurs plumes, je n'eus pas la satisfaction d'en voir tomber une seule.

Ce furent là les seuls êtres animés que je rencontrai, à l'exception pourtant de grenouilles à cornes, animaux immondes qui m'eussent en tout autre temps causé un dégoût insurmontable; mais la faim me dévorait, je mis à profit l'énergie qui me restait encore, et tout en me traînant je me mis à la recherche de cet affreux gibier.

J'oublie pourtant de parler des coyotes. Ces animaux me suivaient à distance, prêts à se jeter sur moi et à me mettre en pièces aussitôt qu'ils me verraient tomber. J'employai tous les moyens possibles pour les attirer à portée sans y pouvoir réussir; ils étaient trop fins et trop défiants pour se laisser prendre à mes ruses; me suivant pas à pas comme des goules affamées, ils semblaient doués de seconde vue et pressentaient ma mort. Chaque fois que je me retournais pour voir si mon ombre était toujours derrière moi, j'étais sûr de les apercevoir à une certaine distance, et toutes les nuits j'entendais ces horribles bêtes rôder à mes côtés en poussant des hurlements sinistres.

Les grenouilles disparurent à leur tour, comme l'eau et les colimaçons. Plus j'avançais dans la plaine, plus je me sentais en proie à la fatigue, à la soif et à la faim.

Je me traînais pourtant encore.

Le bruit d'une grue qui agitait ses ailes pour prendre son vol, résonnait à mon tympan tendu et desséché, comme le roulement du tonnerre, et donnait à mon faible cerveau une commotion dont il était ébranlé. Les émanations de la terre frappaient mon odorat et m'enivraient comme des parfums trop forts; au souffle de la brise je chancelais à l'instar d'un homme ivre.

Je commençais à avoir des hallucinations étranges. Il me semblait voir sur la prairie un corps d'armée agitant des drapeaux aux mille couleurs ; j'entrevoyais dans le lointain de grands lacs bril

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